…sa tolérance est fausse et, en réalité, jamais aucun homme n’a dû être aussi normal et conformiste que le consommateur ; quant à l’hédonisme, il cache évidemment une décision de tout préordonner avec une cruauté que l’histoire n’a jamais connue. Ce nouveau Pouvoir, que personne ne représente encore et qui est le résultat d’une « mutation » de la classe dominante, est donc en réalité – si nous voulons conserver la vieille terminologie – une forme « totale » de fascisme.
Les Écrits Corsaires, 1974
En Novembre prochain, cela fera cinquante ans qu’on nous a tué le plus grand poète et intellectuel européen de la seconde moitié du XXe siècle, et un des plus grands cinéastes tout court. En ce début d’année où tous les signes du fascisme s’emparent de notre néo-libéralisme mondial, Malavida ressort Porcherie (1969), film-hiéroglyphe qui montre combien Pasolini, par sa seule intelligence, devinait ce qui se profilait derrière la société de consommation.
Porcherie est le film qui fait entrer Pasolini dans l’ultime période de sa carrière artistique, la plus politique et polémique, puisque le film sort peu de temps avant l’attentat de la Piazza Fontana à Milan, considéré comme la date où commencent les «années de plomb», terme rétroactif auquel on préférera, avec Pasolini, celui de «stratégie de la tension». A partir de Porcherie, tout son art va se polariser entre d’un côté, une vision mystique d’un monde rural, populaire, pré-industriel – celui de la mythologie mais aussi de son Frioul d’enfance, cette Italie qu’il a vu mourir avec le Boom économique (1958-1962) – et à de l’autre, la dénonciation des dangers de ce qu’il nomme le néo-capitalisme, celui d’une industrialisation massive, de l’acculturation générale de toutes les classes pour n’en laisser qu’une seule, consommatrice et amputée de son passé. Porcherie est l’œuvre même de cette polarisation, puisqu’il contient deux films en un, le premier proche de la veine mythologique d’Œdipe Roi (1967), le second de la veine politique agressive de Salò (1975). C’est d’ailleurs cette confrontation entre deux lignes narratives, tressées ensemble par le montage, qui a désarçonné la critique et le public à sa sortie – Théorème (1968) aussi étrange était-il, avait au moins pour lui l’évidence de son programme. Le film se découpe ainsi :
1. Une histoire muette qu’on dirait droit sortie de la Chronique de Raoul Glaber : Pierre Clémenti, vagabond d’une époque indéterminée, fin du Moyen-Âge ou début de Renaissance – bref, dans cette période que Pasolini appelle paléo-capitaliste. Il erre au gré d’un désert – ce sont les flancs de l’Etna, et il est à noter que Porcherie commence à l’exact endroit où se termine Théorème : mort de faim, il dévore un papillon, puis un serpent, qui vont lancer sa course folle à la dévoration, s’achevant dans le cannibalisme avec une bande d’autres renégats, avant d’être piégés par les autorités, capturés, puis livrés à la dévoration des chiens.
2. À l’autre bout de l’Histoire occidentale, en 1967, la seconde trame, très dialoguée : pendant qu’en Allemagne de l’Ouest se lèvent des révoltes étudiantes, Klotz, un ancien nazi devenu patron d’un consortium agro-alimentaire, veut marier son fils (Jean-Pierre Léaud) à une jeune femme (Anne Wiazemsky), fille d’un capitaine d’industrie militaire. Ainsi, réaliser le monopole total en RFA. Or le fils n’a que peu d’intérêt pour la jeune progressiste révoltée, qui voue pourtant à cet illuminé un véritable amour, déçu pour une raison que le jeune homme refuse d’expliquer. Cependant, le père veut piéger son concurrent Herdhitze (Ugo Tognazzi, glaçant), qu’il a découvert être un ancien nazi comme lui, coupable de crimes contre l’humanité. Mais celui-ci a pris les devants, a changé de visage en Italie, et piège Klotz grâce à une rumeur : le fils mystérieux cachait en fait un secret scandaleux sur ses allers et venues dans la porcherie du domaine familial. Le fils finira par se laisser dévorer par les porcs, une fois qu’il aura coupé tous les ponts avec l’humanité, en premier lieu sa promise, qui s’en ira sans rien savoir.

© Malavida Films
Symbolique, le film prête le flanc à des interprétations qui voudraient forcément tisser des liens entre les deux histoires ; il faut pourtant s’en garder, et bien observer le premier plan : sur deux feuillets différents sont écrits le préambule à chaque histoire, et la caméra passera de l’un à l’autre. La première trame n’est pas la forme idéale, ou mythologique, ou transcendante de la seconde. Dans chaque entretien autour du film, Pasolini fait bien la partition radicale entre les deux, chacune valant pour elle-même – deux univers « disjonctifs », pour reprendre une expression des Écrits Corsaires: les deux narrations ne s’expliquent ni se s’impliquent, elles s’adossent l’une à l’autre, sans s’épouser – elles contrastent.
La narration alternée n’est pourtant pas arbitraire : sur ses nœuds, elle trouve des points de montage. Première dévoration du papillon, un cut et on aperçoit la maison bourgeoise où va se dérouler la seconde partie. Surtout, les deux scènes du piège – celui que les autorités ecclésiastiques tendent aux cannibales, en lançant les jeunes gens nus sur les flancs de l’Etna, surveillés par des spadassins – et celle de la conversation, où Klotz croit avoir l’ascendant sur Herdhitze, avant que celui-ci ne le fasse chanter avec le scandale des porcs. Les deux pièges sont montés avec un scrupuleux parallélisme, qui s’accélère à mesure que l’étau se resserre.
Le premier contraste entre les deux trames est sonore. La partie de Pierre Clémenti est muette, presque sans musique, et ne produit que de l’action ; celle de Jean-Pierre Léaud est une suite de longs dialogues chorégraphiés, émaillés de musique, notamment des scènes de harpe effroyables qui viennent ponctuer des récits sur la collection que Herdhitze a amassé, durant toute la guerre, de crânes de Juifs Communistes. Tout juste, au moment d’être dévoré par les chiens, Clémenti parle enfin pour la première fois ; Jean-Pierre Léaud, quand il ira se donner aux porcs, se tait à jamais – et c’est peut-être là que les deux histoires s’enroulent l’une avec l’autre, à la toute fin – dans le silence du doigt que pose l’infâme Tognazzi sur sa bouche.
Tout action d’un côté, tout paroles de l’autre : la mise-en-scène suit aussi ce programme. Dans la partie de Clémenti sur l’Etna, quelque chose passe, d’immédiat, de fragile – un aspect pris sur le vif, plans-séquences et panoramiques en caméra portée, comme si Werner Herzog s’était mis à filmer ses propres cauchemars. De l’autre côté, et bien sûr paradoxalement, c’est la partie contemporaine, presque d’actualité (le film est écrit en 66 et tourné fin 68), qui est la plus raide, la plus chorégraphiée : le plan fixe et le champ/contre-champ y règnent, tout y est dialectique, figé, les acteurs occupent chacun une place spécifique dans le cadre, et n’en bougent que comme des automates (même la vrille de Léaud dans la première séquence a quelque chose d’automatisée). Pierre Clémenti tue et mange la chair humaine plein cadre, et de même est-il dévoré par les chiens errants avec ses complices ; les scandales et la mort de Jean-Pierre Léaud sont laissés hors-champ, comme les crimes des nazis, seulement contés par les personnages.

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Le film unit donc les deux caryatides de l’art de Pasolini, le cinéaste comme le poète et le polémiste : acuité rageuse en politique, et volonté de sacré par l’image, – un mélange de tendresse naturelle et de violence extrême, partout : Clémenti le cannibale est odieux, mais il demeure sauf de ce qui fait l’horreur du fascisme parce que ses actes sont nus, ce sont des meurtres à l’état pur, sans appareil d’état qui les substitue au regard – on tue de face, et on jette des têtes au volcan, peut-être pour faire disparaître des traces, mais surtout comme offrande. Les séquences sur l’Etna (les plus terribles et les plus belles) disent d’ailleurs bien la place occupée par Porcherie, chronologiquement – entre Œdipe Roi et Médée (1969).

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L’une des grandes qualités des deux films sur la mythologie grecque est d’avoir présenté le temps des héros de manière anthropologique – sa Colchide, son Péloponnèse et sa Béotie sont aux antipodes de la tradition du Peplum et sa vision erronée, latinisée de la Grèce Antique. Tout helléniste digne de ce nom sait que les chants d’Homère, d’Hésiode et d’Orphée furent chantés sur des lyres en coquille de tortue, pareilles à des Kissars d’Ethiopie – et rappelons à nos racistes contemporains que les Ethiopiens, pour les Anciens Grecs, sont les seuls à faire banquet avec les dieux. Tout ce que nous savons de l’antique Hellène donne raison à Pasolini – et une puissance plastique insoupçonnée : cette antiquité tribale, sauvage, comme ce Moyen-Âge misérable et cabossé, augmentent cette sensation d’assister à la violence nue des origines, les premiers meurtres sur les premières terres, au temps des forges manuelles, du bronze et du fer rares, qu’on garde même quand ils ont été enfoncés. Avant la scène du viol de Porcherie (pour qui connaît Salò, tout à fait pudique), la charrette emmenant les femmes est porteuse d’un chant qui s’élève, au-dessus du silence volcanique. C’est là, sur cette désolation qu’est l’Etna, que se loge pour Pasolini, sa thébaïde, le refuge de son sacré – plutôt sa nostalgie du sacré, qui va devenir dans la Trilogie de la Vie, un rêve. Cette nostalgie du sacré remplacé par le christianisme bourgeois dans les sociétés industrielles, est blasphème – car le blasphème, c’est encore de la religion, c’est la prière, de l’autre côté de la Loi Divine. C’est même dans les paillardises blasphématoires du peuple, comme reliquat d’un temps où le sacré avait sa place, que Pasolini loge sa bien étrange foi chrétienne et marxiste. Aussi abominable soit le crime de cannibalisme, jamais il ne filme Citti et Clémenti et sa bande de salopards comme il filme Marco Ferreri, ou la confrontation entre le graisseux père de Jean-Pierre Léaud, et Tognazzi, crapaud à la voix suave. Comme on dit, on sait où va son allégeance.
Lorsqu’il est interrogé en 69 à Paris, Pasolini dit que le film prend des cas limites (cannibalisme, zoophilie, Allemagne Nazie) dans une optique de densité dramatique, mais que le vrai sujet est la confrontation entre paléo- et néo-capitalisme – ce qui sera le grand combat de la fin de sa vie. Quelques artistes et philosophes ont senti, alors que le monde entier tournait les yeux vers les révoltes étudiantes, qu’en cette fin des années 60, la Révolution était un vieux mirage qui allait se dissiper, tandis que le capitalisme était en train de muter, de se globaliser, d’anéantir les états, les cultures et particularismes régionaux. On se souvient de cette scène terrifiante, au dernier acte du Network (1976) de Sydney Lumet (marxiste de New-York), où Ned Beatty explique à Peter Finch que les nations et les démocraties ont disparu au profit d’une globalisation d’un flux constant de capitaux et d’intérêts privés, et que les chaînes de télévision peuvent bien appartenir demain aux Saoudiens de l’OPEP, avant d’être rachetées plus tard par les seules véritables nations contemporaines, c’est à dire les multinationales – qu’ainsi se liquident toutes les contestations contre-culturelles, déjà phagocytées par Faye Dunaway dans le film, Black Panthers et consorts. Ce constat, c’est exactement celui que se faisait, la mort dans l’âme, Pasolini lorsqu’il critiquait le mouvement étudiant de 68, disant que les barricades étaient tenues par les fils à papa, se révoltant contre papa, déjà aliénés, déjà conformistes. Anne Wiazemsky n’est pas autre chose que cette fille d’industriel se révoltant contre son père – mais par là abolissant la possibilité d’une vraie révolution, en accomplissant sa simulation bourgeoise : quand on a fini de bien gueuler, on part se marier comme tout le monde, papa ayant sonné la fin de la récré.
La particularité de la vision de Pasolini, et qu’il explicite dans Porcherie, est la continuité entre le fascisme ancien et ce qu’il appelle le Nouveau Pouvoir, ou Néo-Capitalisme. Il le tisse avec humour, et même grossièreté – la moustache hitlérienne du père invalide de J.P. Léaud, mais aussi la chirurgie esthétique qui donne le visage de Tognazzi au nazi Hirt, une technique développée en Italie, « très en avance sur le sujet » (la citation n’est pas verbatim). Entendons : le fascisme mussolinien s’est dilué tranquillement dans la Démocratie Chrétienne, et les trente ans entre la fin de la guerre et l’assassinat de Pasolini n’auront été qu’une continuation du fascisme, au cours desquels l’Italie, pays rural, pré-Industriel sera devenu un pays néo-capitaliste. Ce Nouveau Pouvoir aura réussi à assassiner ce que le fascisme n’avait pas réussi à tuer : le peuple, la culture et les croyances populaires, les particularismes linguistiques, les classes, les esprits et même les corps des jeunes gens de l’Occident, pour ne créer plus qu’une seule et même classe : le consommateur hédoniste. Finalement, Il Sorpasso (1961) de Risi ne dit presque rien d’autre que cela, sur un ton plus enlevé et moins dramatique : le visage hâbleur et les blagues continues de Gassman ne cachent que la grimace d’un vide existentiel de jeunes gens dépossédés de leur héritage culturel, au profit de la seule consommation. Tout le monde porte le même blouson noir, et tout le monde veut la même bagnole, des borgates défavorisées de Rome jusqu’à Venice Beach. J.P. Léaud, dans Porcherie, a entièrement conscience de tout cela, même s’il n’a aucune envie de le formuler – et il est possible que sa véritable tragédie, c’est d’avoir assez d’affection pour la jeune Anne Wiazemsky pour ne pas briser totalement ses revendications politiques, aussi fallacieuses les devine-t-elles – lui, dont le seul amour est pour les animaux promis à l’horreur des abattoirs, ira se donner à eux, et donc finir en viande – perpétuant le cannibalisme.
Film peu aimable, il est vrai – film qu’on trouvera aisément abscons, en 2025 comme en 1969. Film qui pourtant se devine une fois comprise la pensée globale de Pasolini. Cette pensée a la chance d’être compilée, dans sa forme la plus achevée, dans les Ecrits Corsaires, qui paraît sinon indispensable, du moins d’une aide terriblement précieuse pour quiconque voudra mieux goûter le film. D’un point de vue plastique, s’il prépare sans aucun doute Salò dans sa partie contemporaine, l’influence de Porcherie, au même titre qu’Œdipe Roiet Médée, est considérable. Philippe Garrel ainsi que le mouvement Panique n’en sont pas sortis indemnes : quiconque a vu la Cicatrice Intérieure (1971) avec le même Clémenti, El Topo (1970) ou encore Viva la Muerte (71) et J’irai comme un cheval fou (73) sait combien les déserts métaphysiques de Pasolini – hérités du surréalisme mais transfigurés par une vision sombre, pleine de chairs ouvertes et de dévoration, de brutalité des origines, auront eu comme influence sur le cinéma poétique des années 70.
Loge P2, Démocratie Chrétienne, Réseau Gladio, CIA, Eugenio Cefis, Berlusconi, Cosa Nostra : la tornade d’ordures qui tourne, sur la plage d’Ostie, autour du cadavre de Pier Paolo Pasolini ne peut, à mesure de recherches et d’enquêtes, que nous faire gerber. La plupart sont morts et il paraît bien vain de s’acharner à les sortir du tombeau. Mais plus nombreux que les candidats possibles à son assassinat, il y a les œuvres, celles en Frioulan ou en Italien, celles sur papier ou bobine, celles que René de Ceccaty et d’autres s’évertuent à traduire et publier, et celle que Malavida sort ce mercredi. Toutes témoignent d’une intelligence formidable, d’une exigence dans l’engagement artistique autant que politique, dans le courage pour défendre ce qui est juste, même quand tous les signes semblent parler de défaite.

© Malavida Films
Cinquante ans sans Pier Paolo, cinquante ans que nous habitons le monde qu’il a deviné, et qu’il a combattu – et de nouveau le capitalisme se met, devant nos yeux, à muter. Cette «tolérance» hédoniste dont se méfiait Pasolini, qu’il pensait hypocrite, le turbo-libéralisme numérique venu de Californie semble dorénavant s’en séparer – ce qui démontre bien que le capitalisme n’avait besoin de créer son mythe de la tolérance et de l’égalité, que pour s’asseoir durablement – au profit d’un nouveau règne de la force où la vérité disparaît, jour après jour. Mais comme sentinelle de la pensée qui s’est parmi les premières avancée face au destin de notre système économique et politique, Pasolini, par son cinéma si unique, par sa voix si tendre et sa rage si tenace, peut encore nous apprendre à nous défendre et à regarder le fascisme en face – sans baisser les yeux.
Le dernier mot sera celui que Mahmoud Darwich écrivait à Lorca, cinquante ans après sa mort:
Chante encore, ô créature vivante, que nous croyions qu’il y a encore sur cette terre pétrie de crime quoi que ce soit qui mérite de vivre.
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