Puis demain, 21 juin 1971, l’hiver va commencer, une dernière fois, une fois pour toutes, l’hiver de force ( comme la camisole ), la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors, ou qu’on sait qu’on ne peut rien attraper du tout dehors, mais ça revient au même.
Réjean Ducharme, L’hiver de force
Il paraît difficile de déterminer qui de la musique ou de l’image inspire le cinéma du québécois Karl Lemieux. Rodé par les performances live, il déclarait dix ans plus tôt préférer la musique aux films, notamment à cause de sa capacité d’improvisation. Dans cette démarche, Mamori ( 2010 ) était un court d’avant-garde résultant d’une captation de sons lors d’un séjour amazonien. Une fois mis en image avec des impressions plus nordiques, l’ensemble parvenait à merveille à reconstituer le bagage mémoriel du voyageur ouvert à son environnement. Dans ce premier long-métrage, le son arrive donc à nos oreilles avant que l’image ne se stabilise, n’existe : entre deux noirs. Puis blême, rugueuse et un peu sale, elle se glisse en nous comme les silhouettes sombres des musiciens sur la scène du concert qu’un larsen, trois projos et une horde de spectateurs faméliques attendent impatiemment. Ombres animées vacillantes sous les hurlements soniques pour cette carte blanche de Dominique Dugas et des Rendez- vous du cinéma québécois et qui venait mettre un terme à la programmation du festival 48 images seconde de Florac. Si avec tous ces interstices et brouillages les Cassandre voient encore juste, la filmographie à venir de Karl Lemieux et même le 21ème siècle tout entier s’annoncent passionnants.
Lemieux reprend là où son travail avec BJ Nilsen et autres musiciens l’avait laissé : dans le backstage, derrière le viseur ou le projecteur. Ce chef de file de l’underground ( voir l’interview de Dominique Dugas en ouverture de ce dossier ) et co-fondateur du collectif Double negative semble déjouer toute tentative d’interprétation et l’on ne s’y risquerait d’ailleurs pas si celui-ci ne revenait à la fiction pour une narration au long cours. Il boucle alors un chemin de traverse entamé dès 2007 avec un de ses premiers courts-métrages, Passage, où déjà se faisait sentir son goût pour ces temps morts que la plupart des cinéastes envoient au panier dans les feux de l’action, ainsi que son talent pour dévoyer le 35 mm en rendant du grain à la pellicule. Le titre du métrage a même quelque chose d’emblématique : « Maudite poutine ». Et on s’imagine aussitôt une multitude de fils plus ou moins distendus composant l’arrière plan collant et gras d’un Québec rural d’aujourd’hui qui littéralement avalerait ses derniers habitants. Le récit prend place dans la région de Victoriaville, ville citée familièrement ( « Victo » ) mais résonnant comme une menace. Un bout du monde en son centre comme ventre mou de la défaite ? Le chedar fondant est d’abord remplacé par les liens du sang, un peu lâches, cousus dès l’introduction furtive et nerveuse. Maudits ils le sont, puisque l’aîné est un junkie borderline, méprisé par son bellâtre naïf de petit-frère, jeunot qui massacre le temps non payé sur ses toms dès lors qu’il n’est plus chevillé à son usine ( équation travail-famille-batterie ) ou à ses potes. C’est aussi l’originalité du film que de peindre un lumpen prolétariat qui ne reçoit habituellement pas les honneurs du cinéma mainstream. Des jeunes un peu rustauds, comme sortis des années grunge et descendant bière après bière sur le terre-plein d’une usine paumée. Grands dadais immatures figés dans un paysage que le noir et blanc, tantôt épais, tantôt liquide, ne fait que rendre plus morne et bucolique encore. Ils y déblatèrent leurs lieux communs à grands renforts de sacres ( la batterie d’injures locales ) quand leurs histoires à faire peur ne transpirent pas la benoîterie. Un peu comme si l’americana dégénérée du southern gothic et des séries glauques ricaines se voyait filtrée par la simplicité québécoise.
Si le frère existe fortement à l’écran, dès la séquence initiale où Michel apparaît mangé par une capuche anonyme, grâce à l’interprétation remarquable de Martin Dubreuil ( le Félix de Meira ) comme aux creux et traits saillants du personnage, les ogres sont ici une gang de garagistes trafiquants de weed, qu’on aura un peu de mal à craindre suite à l’inflation de sadisme que les cartels mexicains font désormais régner sur tout le territoire fictionnel du polar nord-américain. Mais c’est justement là que se déploient les fils de l’histoire sordide et un peu plate, de laquelle Vincent (Jean-Simon Leduc ), rocker impulsif, tente de se dépatouiller. Les tenants du romanesque en voudront sans doute à Lemieux qui n’achève pas grande intrigue pour se concentrer plutôt sur la tension inhérente aux rapports humains mis en difficulté par un réel socio-économique en pleine déréliction. Pourtant et jusque dans ce travail de nettoyage ingrat qui maintient Vincent ( en le lobotomisant ? ), ce sont moins les gestes amorphes que l’agrégat de matières antagonistes qui semblent guider le cinéaste. Non pas que le film sombre dans un misérabilisme pseudo post-apocalyptique, pas plus que dans le néo western urbain pour cuir et clous. Il tente à peine d’échapper à son fatum pour retomber dans la grisaille ouatée d’un quotidien qui en effet, ne vaut pas mieux que ce qu’il est. On y patauge dans les ornières de l’intranquillité, contre-champ réaliste et triste aux perceptions de L’entre-deux.
On n’échappe pas à sa famille et Karl Lemieux, tout aussi apprenti sorcier et esthète contemplatif qu’il soit, paie son tribut au réalisme psychologique québécois. Essentiellement dans le beau personnage de la mère qui relance un récit familial vite avorté, court-circuité par la gentillesse autiste d’un Vincent qui supporte mal la contrariété. Ainsi, cette impatience à conclure un vague début d’idylle s’achève sur un non-lieu qui fait écho aux rapports difficiles – impossibles ? – de la partie fine du Passage, qui déjà se refermait sur une scène de masturbation féminine frénétique et honnête, pour mieux renvoyer les gars à leur médiocrité et petits arrangements avec le sexe. Que les bad guys roulent des mécaniques, certes un poil en deça des mensurations habituelles, ne dérangera donc que les fans d’un cinéma de genre couleur polar trop dominant. Trop évident. Ce ne sont ici que poissons aux dents un peu longues qui ondulent sous le glacis de leur légende, dans cette mélasse, ce paysage qui coule, flambe, palpite dans le grain du 16 mm. Cette réalité flottante correspond au regard extérieur de Vincent et à sa pensée minérale, aux sensations éprouvées par son enveloppe corporelle embarquée dans une voiture qui fonce droit devant pour échapper à l’emprise du plan et de l’espace. Un motif déjà très présent dans la sortie coquine des couples du Passage comme dans la fuite des victimes des ondes électro-magnétiques vers la Quiet zone, fascinant documentaire expérimental coréalisé avec David Bryant sur un mal de notre époque. Un gimmick visuel qui rappelle aussi les habitudes de fins de semaines de moult québécois se jetant toujours plus au Nord, bravant ces horizons infinis qui distillent gravité et monotonie. Un peu l’envers obscur des road movies d’un Kaurismaki, lestés là d’un rythme lancinant mais vrillé de l’intérieur par sa bande son. Les tronches patibulaires vont avec le paysage, quoiqu’elles soient bien plus épaisses, impactantes, que dans la récente série B ( ? ) et récit de fin du monde Feuilles mortes.
Elles participent de cette texture qu’agite dans ses versants les plus expérimentaux le cinéma de Karl Lemieux qui jadis poussait la pellicule et les images jusqu’à la rupture physique et que recrée Mathieu Laverdière, un des grands directeurs photos actuels du cinéma mondial. Comme pour tous les jeunes cinéastes œuvrant aux marges ou dans le cinéma d’Animation, les travaux novateurs de Norman Mc Laren ( Synchromy ( 1971 ), cité par Karl Lemieux comme un de ses fondamentaux ), puis ceux de Pierre Hébert ouvrirent la voie à une nombreuse descendance : jungles contemporaines touffues obtenues dans Mouvement de lumière par l’antédiluvien grattage de pellicule, anamorphoses d’un monde en pleine dilatation dans son Entre-deux. Déambulation poético-sonique et hyper sensitive de Quiet zone. Un talent hors norme a permis à Lemieux de s’affranchir de l’héritage de ses pères d’adoption. Les yeux limpides de Vincent et sa capacité à prendre la lumière offrent cette fois un contre-champ vierge d’émotions à ces recherches, où il est intéressant de le voir gagné peu à peu par les énergies négatives du quotidien. Les séquences sont travaillées en grand blocs rudimentaires, élaborant un Pusher débarrassé d’un trop-plein d’antagonistes et de péripéties. Restent des poussières retombant sur des scènes impressionnistes comme une vignette de Zola, les lens flares d’un éternel hiver, le vent dans les roseaux qui ne reçoit aucune réponse dans ces activités humaines. En effet, la distorsion temporelle ne sépare pas que la réalité des frères, les gentils des mafieux, la mère de ses enfants, le spectateur de la scène de concert. Elle traduit cette vie qui file tellement vite qu’on n’a souvent de prises sur rien. L’être-fourmi y apparaît dérisoire sous les roues démesurées de la civilisation de la machine. Vie monstrueuse, ubuesque et coincée sous le poids de l’avenir, pas encore dans l’après, bien que les éléments contextuels restent flous ou contradictoires : les bagnoles sont anciennes, la téléphonie actuelle, les disques de vinyle. Et Vincent écoute volontiers Sibélius entre deux concerts de la scène locale ( de Godspeed you ! Black emperor, célèbre collectif Montréalais proche du cinéaste à Set fire to flames...).
No place in the world like it!
It was so fabulous, now it’s shrunk down to almost nothing, you see, eh-heh.
Murray Ostril, They don’t sleep anymore on the beach
A la manière du cri rentré du cochon que le guépard égorge sur le téléviseur sans voix, la stridence sonore fait le raccord entre les scènes. Un peu comme le rond du tipi rejoue les contours du monde pour l’unir à l’individu. Moins que l’inconscient du père suicidaire des Êtres chers, les forêts sont ici les vestiges encombrés d’un passé commun. La tanière de présences fantomatiques. Michel s’y révélait beaucoup plus apte à affronter la vie sauvage, le monde tout court et ce, même dans le sacrifice purificateur. Vincent ressort-il pour autant grandi de cette sorte de conte initiatique ? On peut en douter quand il fait par le vide le deuil de sa vie actuelle, en massacrant la panoplie de ses biens de consommation. Une sorte de cliché rock’n roll un peu vain qui renforce sa fragilité. Sa sortie sera ainsi plus théâtrale que vraiment désespérée, comme un réveil embrumé par trop de répétitions de quelques boucles temporelles. C’est la limite de Maudite poutine où l’on ne sait plus à quel fil se vouer d’autant qu’une certaine pudeur maintient hors champ toute violence trop directe. On aurait parfois aimé qu’à l’instar des films de Robin Aubert, ici son B-Boy emblématique, Karl Lemieux intériorise moins et se lâche plus. Et c’est pourtant cela le secret de cette fameuse balance entre image et son ! Restent seulement la perte, la ruine et le noman’s land pour territoires et l’absence de perspective lorsque la route explose sous la surimpression d’un travelling avant horizontal dans le rien ( à moins que ce ne soit le tout, assemblage de particules d’une presque-réalité ). On se rattache alors aux rapprochements fraternels, à la trivialité de quelques ivresses, aux caresses des uns pour ne pas se noyer dans la solitude de l’autre, se perdre dans ce monde en suspension. Et parce que pendant longtemps dans nos têtes le tranchant du couteau achève les légumes sur la planche, on se dit que ce film là s’écoute avant tout, le regard ravagé par la flamme, irradié par ce qui couve sous un monde gris cendré.
Remerciements : Stray dogs, Francis Ouelette de Funfilms, Dominique Dugas, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Dominique Caron et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ).
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