Nouvelles fréquences
Nous nous sommes demandé·e·s ce que les lecteur·ice·s pourraient avoir envie de lire de cet ailleurs ; comment ne pas faire passer les films en comparution immédiate, et comment ne pas gâcher l’année sur laquelle se répartiront les sorties des films. C’est par de petites touches, par rebonds ; par l’observation de nos punctum, de ce qui nous hante, que nous aborderons les actualités de la Croisette. Nous observons aussi une pensée pour les films à côté desquels nous serons passés, et qui recèlent probablement des qualités multiples.
Dans ce dernier « Poing sur Cannes », où nous nous faisons l’échos après la fête de ce qui a été vu, l’heure n’est pas aux commentaires sportifs des différents trophées et médailles, mais une fois encore au glanage de ce par quoi nous nous sommes laissé·e·s surprendre. Et la surprise n’a pas cessé d’irradier cette édition de festival de Cannes, même sur la fin, alors que la fatigue se faisait sentir. Sciamma se pare d’un excellent film en costume ; Ira Sachs se prend une veste. Dolan, après sa gueule de bois hollywoodienne, explore l’humilité. Almodovar s’explore lui-même, pose un regard tendre sur les hommes, enfin. Mati Diop ne trouve pas les mots pour réagir à son Grand Prix ; nous non plus. Car la Sélection Officielle présentait cette année des films pas nécessairement évidents, faisant parfois de son légendaire tapis le chemin vers un laboratoire plus que vers une salle du trône ; explorant cette fois la trame du regard alternatif sur le politique plus que du star system — et nous apprécions d’autant plus le palmarès. Bien sûr, les festivalier·e·s continueront de se ruer en priorité pour chauffer les sièges du grand théâtre devant du Tarantino (c’est presque devenu une marque)… mais on peut noter que les fréquences qui faisaient l’identité des quatre plus grosses sélections cannoises finissent par se brouiller, et que la qualité dépend davantage du hasard de l’exploration que du lieu où l’on se rend.
De peau et de poils
Il est traditionnellement assez rare à Cannes de voir des films d’animation ; soit que le genre est considéré comme moins noble par les gens du cinéma, donc moins digne des passions — ou qu’il est plus difficile à comparer avec un corpus de films, donc difficile à programmer et primer. Et pourtant, l’animation plus que toute autre technique se distingue par le temps vertigineux que demandent toutes les étapes de la conception graphique par rapport au tournage, sans compter les étapes habituelles du scénario, de la mise en scène des voix et de l’habillage sonore. Nous avons donc eu le plaisir de noter la présence de trois films d’animation dans différentes sélections cannoises, puisque ces derniers ont toute la légitimité d’y occuper les écrans : J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, de retour à la Semaine de la Critique onze ans après son court-métrage primé Skhizein, La Fameuse invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti adapté du roman éponyme de Dino Buzzati, et Les Hirondelles de Kaboul de Zabou Breitman et Eléa Gobbe-Mevellec (animatrice sur Le Chat du Rabbin en 2012), tous deux à Un Certain Regard. Nous avons pu voir les deux premiers.
2019 © Rezo Films
Il faut dire que le concept était vendeur, et que ceux qui l’avaient découvert en première partie de festival, entre un film de zombies dans la sous-catégorie soins palliatifs (le Jarmusch) et un film de zombies aux dimensions politiques mal maîtrisées (le Bonello), nous enjoignaient d’aller voir un film qui transcendait la thématique. J’ai perdu mon corps, dont le titre renseigne sur l’intrigue, met en effet davantage le doigt sur quelque chose de poétique que fantastique, où le zombie n’est qu’une petite main qui essaierait de retrouver son imposante moitié. Construit en montage parallèle — entre les aventures d’une main qui traverse Paris comme une araignée arpenterait une jungle, et la vie post adolescente d’un jeune apprenti menuisier du nom de Naoufel (Hakim Faris) — le mode de narration de cette fable urbaine est d’une surprenante délicatesse. Le film varie entre une animation tridimensionnelle et bidimensionnelle, entre le noir et blanc et la couleur, entre fragilité et fluidité, sans que ce jonglage permanent ne soit imputé à notre plaisir. La technique, si brillante soit-elle, s’efface d’ailleurs lorsque se déploient certaines scènes de dialogues mémorables. Un coup de foudre par interphone interposé entre un livreur de pizzas et une jeune cliente retorse dont les mensonges sont les signes contradictoires du désir, nous fait attendre avec impatience le prochain orage. Et lorsqu’il n’y a pas de dialogue (car chez Jérémy Clapin les mains ne parlent pas), l’identification nous saisit quand même, par les trajectoires, via les musiques, dans la chair. Cette main est terriblement attachante, et sa quête noble dans une ville violente que nous reconnaissons bien. On projette peu de films d’animation à la Semaine de la Critique, et quand il y en a, soulignait son délégué général Charles Tesson, c’est qu’ils sont exceptionnels. Pour la première fois depuis l’histoire de cette sélection, le jury lui a donné raison en décernant le grand prix au film de Jérémy Clapin.
Autre fable. Un film, dont un extrait impressionnant et le mystérieux titre nous avaient poussés jusque dans le théâtre Debussy, dans la sélection Un Certain regard. Adapté du roman de Dino Buzzati qui date de 1945, le film d’animation La Fameuse invasion des ours en Sicile est conçu dans un style qui pourrait faire penser à cette nouvelle vague d’illustrations d’albums pour enfants, fabriqués numériquement. Si bien qu’il ne parvient pas à nous faire oublier, à la différence du film précédemment cité, l’odeur des palettes graphiques et des mood boards. Après le rapt du fils du roi des ours, ceux-ci se mettent en quête de le récupérer au royaume des humains, et d’amoindrir un peu, au passage, leur gargantuesque faim hivernale. L’exhumation de ce conte en 2019 nous faisait penser qu’il allait être actualisé pour aborder des thématiques migratoires ou écologiques (car s’il y a bien une espèce qui aurait la légitimité d’envahir la Sicile aujourd’hui, ce sont les ours). Mais l’attente retombe comme un soufflé et le scénario est presque entièrement axé sur la mise en abîme du mode oral du conte. Même si l’inversion humains / animaux sauvages est un moyen intéressant de réfléchir à notre impérialisme spéciste ou à la domination au sein même de différents groupes d’humains, la perche tendue n’est pas exploitée. La solubilité ou non des espèces n’est pas particulièrement creusée non plus dans cette fin hâtive, et d’ailleurs les humains ne sont qu’une foule passive à laquelle Lorenzo Mattotti peine à donner corps. Celui-ci espérait trouver une troisième voie qui s’écarterait de succès écrasants de l’animation américaine et de l’animation japonaise. Une voix européenne. Ce n’est malheureusement pas en Sicile qu’elle germera.
2019 © Pathé
POP ROAD-MOVIE
Alma habite avec sa mère aux Pays-Bas, son père étant retourné en Bosnie-Herzégovine, sa terre natale, quand elle était encore très jeune. L’hospitalisation de ce dernier précipite la rencontre père-fille. Achat d’une nouvelle robe, apprentissage de la langue, la mère l’aide dans les préparatifs pour son séjour estival, mais ne l’accompagne pas, car elle n’a rien à dire à ce « bâtard ». Pas de dialogues explicatifs, ce mot en disant plus qu’un long discours sur cette séparation définitive et subie. En Bosnie-Herzégovine, son cousin Emir doit l’accueillir, l’héberger, et la conduire auprès de son père. Enfin, c’est ce qui était convenu, car la réalité sera toujours en décalage, créant un mélange de tension, de quiproquos et de burlesque, avec comme compagnon de route, Denis, l’ami du cousin.
Avec Take Me Somewhere Nice présenté cette année à l’ACID, la jeune réalisatrice néerlandaise d’origine bosnienne, Ena Sendijarević, aborde par le biais de ce film initiatique autour de cette jeune fille et des deux jeunes qui l’escortent, les sujets de l’identité et la migration. Les deux thèmes aussi présents dans le merveilleux It Must Be Heaven du réalisateur et acteur Elia Suleiman (Mention Spéciale du Jury de la Compétition Officielle), où son personnage voyage de Nazareth à Paris, puis New York pour revenir « chez lui ». S’il s’amuse des représentations de ce que peut être un Palestinien pour un New-Yorkais, et des clichés sur les métropoles, pour au final sourire de l’absurdité du monde qui vit une palestinisation, la réalisatrice joue aussi des idées reçues entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est, du désir d’un ailleurs fantasmé. Alma sera appelée « la Hollandaise » par ses deux acolytes, et pas par son prénom. Son changement de couleur pour devenir blonde une fois dans le pays d’origine de ses parents vient-il de son désir, d’une envie, d’une affirmation de son origine hollandaise, ou d’une provocation ? Aucune raison ne sera dévoilée ; elle décide simplement de changer.
Take Me Somewhere Nice d’Ena Sendijarević – Crédit photo : Heretic Outreach
Alors qu’Alma souhaite rencontrer un père mourant dans un pays où les stigmates des guerres sont encore visibles pour ces jeunes qui ne les ont pas connues, où nationalisme et patriotisme sont palpables, le film reste solaire, par le travail sur la lumière et le choix très affirmé des couleurs – très pop, voire kitsch – renforçant l’idée de décalage, toujours baigné d’une bienveillante tendresse. Autre point de ressemblance avec It Must Be Heaven, sans que les deux films soient malgré tout identiques : le choix des cadrages. La réalisatrice a un style, un univers reconnaissable à chaque plan. Ces trois jeunes vont de l’avant, pour ce road-movie très chaotique, aux longues plages de silences, où même si les étapes de ce périple se devinent, les chemins qui les relient sont d’étonnantes surprises. (Carine Trenteun)
Le Maître et les Parasites
2019 |Copyright 2019 Sony Pictures Entertainment Deutschland GmbH
2019 © The Jokers / Les Bookmakers
Le désir ou le manque.
“J’ai, par amour, et cherchant à remédier à un sentiment d’imposture, fait un fou de moi plus souvent qu’à mon tour. Le succès s’accompagne d’isolement et avant que j’aie pu m’en rendre compte j’étais, après avoir franchi mon premier quart de siècle, seul, les trois quarts du temps.”
Xavier Dolan, 9 avril 2019
De solitude, il est beaucoup question dans Matthias et Maxime, le nouveau film que Xavier Dolan a présenté en sélection officielle cette année. En la diluant dans une bande d’amis drôles et vanneurs, le jeune réalisateur va la faire apparaître progressivement pour mieux l’infliger à ses personnages et — peut-être — les en libérer. Du titre aux premières scènes du film, tout nous indique que la vie des joyeux trentenaires que Dolan filme est grégaire et tranquille. Ils discutent, s’amusent, semblent bien logés, bien nourris, bien accompagnés. Même si l’image est emprunte d’une certaine mélancolie propre à la réalisation de Dolan, l’amitié et l’humour de ce groupe semblent inaltérables.
2019 © Shayne Laverdiere
Pourtant, ce joli tableau va lentement se fissurer. La sourde lame de fond qui va emporter les deux protagonistes, Matthias (Gabriel D’Almeida Freitas) et Maxime (Xavier Dolan), trouve potentiellement sa source dans deux événements. D’une part, il y a un baiser de cinéma que vont s’échanger Matthias et Maxime, dans le vacarme et l’embarras, à la demande de la soeur d’un de leurs amis pour un projet de court métrage. En clin d’oeil très appuyé à Jacques Rivette (la réalisatrice en herbe s’appelle Erika Rivette), les deux amis découvrent le scénario quelques minutes avant de commencer le tournage et doivent largement improviser un baiser face caméra. D’autre part, il y a l’annonce beaucoup plus discrète du départ de Maxime pour l’Australie pendant deux ans.
La question que pose le réalisateur est la suivante : l’événement fondateur du mythe de Matthias et Maxime est-il le désir né d’un baiser (trahissant possiblement un refoulé de leurs orientations sexuelles) ou le manque que va créer l’absence de l’être aimé en secret ? Au regard de nos histoires personnelles, de nos imaginaires, de nos frustrations et de nos amours passées, Xavier Dolan nous demande subtilement de choisir, en longeant les propres choix de ses personnages, entre le désir et le manque comme fait révélateur de l’objet amoureux. Parce qu’il n’y a pas de doute, Matthias et Maxime s’aiment.
2019 © Shayne Laverdiere
En nous plaçant face à ce dilemme, Dolan élargi considérablement la portée de son film et évacue possiblement la question de la sexualité pour aller sur un terrain plus universel qui est celui de l’amour latent révélé par le départ — et donc l’absence — de l’être aimé. En cristallisant ironiquement la narration autour de la mise en abyme du baiser de cinéma, Xavier Dolan s’amuse avec les spectateurs. Le cinéaste donne, par l’intermédiaire de scènes comiques et de gènes, de l’importance à un événement aussi mineur que le court métrage issu de ce baiser. Nous sommes à Montréal en 2018, ce baiser entre deux hommes n’a évidemment rien de subversif. De surcroît, il semble que Matthias et Maxime ont déjà échangé quelques années auparavant un baiser qui n’a eu apparemment aucune conséquence. C’est donc bien du côté du futur manque, et non du désir, que nous oriente Dolan. C’est d’ailleurs le plus stable des deux ; Matthias, celui qui reste, celui qui a une trajectoire de vie toute tracée, une petite amie, une famille solide et bourgeoise, un travail à responsabilités, qui va vaciller plus fort que celui qui part, Maxime, le cabossé, le tâché, le sans père, le tuteur réticent d’une mère alcoolique et aigrie. La seule scène charnelle du film est succincte, chirurgicale, froide. Dans Matthias et Maxime, à l’image des réseaux sociaux sur lesquels va certainement se retrouver le court métrage du baiser, le désir est immédiat, distant, éphémère ; le manque lui est plus profond, plus long, plus épais et se révèle de façon éclatante dans la solitude qui habite, même avant la séparation, les deux garçons. Le cinéaste prend largement le parti du manque, celui de la pensée, du temps long, plutôt que celui du désir, de l’immédiat.
En revenant, par la forme et le fond, à ses premiers films, Xavier Dolan nous livre un film humble et touchant, dans lequel il interprète avec une tendresse infinie un personnage instable et luttant contre un déterminisme social foudroyant. Grâce à une mise en scène précise et des dialogues délicats et inspirés, le cinéaste nous interroge sur notre propension à aimer et sur la manière dont sont fabriqués et viennent à la lumière les objets amoureux. En nous emportant, par le vertige, dans cette histoire d’amour gardée trop longtemps à l’étroit, il nous confronte à nos propres choix et à la solidité des sentiments. Matthias et Maxime est un diamant brut qui va continuer à rayer et embellir nos souvenirs et nos rêves pendant longtemps.
Merci à Anna Bloom pour ses contributions à l’ensemble de cet article.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).
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