Après nous être intéressés aux avant-premières de la quatorzième édition du Festival Lumière dans notre première partie de compte-rendu, nous allons dans cette seconde partie mettre l’accent sur nos coups de cœur et découvertes au sein des diverses rétrospectives. Deux pépites méconnues, une actrice française et un cinéaste américain sont au programme… Il est temps de clôturer en beauté notre évocation de cette édition.
Pépites retrouvées
Lúcio Flávio, l’ennemi public n°1 (Lúcio Flávio, o Passageiro da Agonia) – Héctor Babenco (1977)
Cinéaste brésilien ayant débuté dans le documentaire, Héctor Babenco acquiert notoriété et respectabilité hors de ses frontières avec son quatrième long-métrage Pixote, la loi du plus faible en 1981. Quatre ans plus tôt, il adaptait déjà un roman du même auteur, José Louzeiro, et connaissait son premier succès avec pas moins de huit millions d’entrées au Brésil. Avant de dépeindre une jeunesse à l’abandon en proie à la délinquance dans les rues de São Paulo, il s’intéressait, par le prisme d’une figure marginale, à retracer une page sombre de l’histoire de son pays. S’il réalisa Lúcio Flávio, l’ennemi public n°1 avant le retour à la démocratie, il fut contraint par la censure à quelques concessions. Il put conserver les véritables noms des criminels, mais dû modifier ceux des policiers impliqués, il élimina aussi les véhicules ainsi que les uniformes qui auraient permis d’identifier les organisations auxquelles ils appartenaient. L’histoire se déroule dans les années 60, sous la dictature militaire. Lúcio Flávio (Reginaldo Faria) est un célèbre braqueur de banques, avec ses complices, il doit affronter Moretti (Paulo César Peréio), un policier corrompu, ainsi que Bechara (Ivan Cândido), le leader d’un « escadron de la mort ». Ce dernier a pour objectif de torturer et de tuer les criminels considérés comme trop dangereux pour la société.
Cinéaste au style réaliste et immersif, il propose un solide thriller trouvant le parfait équilibre entre témoignage historique (l’un des rares relatifs à cette période brutale) et œuvre à la dimension plus universelle. Ouverture sèche, nous plongeant aux côtés de hors-la-loi en pleine vendetta avant de les suivre sur un braquage, Lúcio Flávio, l’ennemi public n°1 ne tarde pas à rompre avec la fresque gangstériste pour dévoiler son vrai sujet. L’évocation d’individus prétendument au service de l’Etat faisant un usage décomplexé de la violence et la cruauté. Cependant, il n’est pas question pour le réalisateur de renvoyer dos à dos la bande de Lúcio Flávio et les escadrons de la mort, ni d’adoucir le portrait de son antihéros, il préfère scruter une société corrompue et viciée dans toutes ses instances. La prétendue lutte acharnée contre le mal où des représentants étatiques officiels ou officieux, s’adonnent aux pires exactions (plusieurs séquences de tortures sont à la limite du soutenable) met en exergue l’inhumanité d’une nation autoritaire et dérégulée, au sein de laquelle la notion de justice a déserté depuis bien longtemps. En l’absence d’autres repères, Lúcio Flávio devient à ses dépens à la fois le témoin privilégié des atrocités entreprises par le régime et la figure la moins négative du récit, non par ses actes, eux-mêmes condamnés par le réalisateur, mais par sa capacité de résistance et son intransigeance. Il s’impose malgré lui en étendard contestataire, rebelle aux dérives du système, finalement incorruptible et fidèle à sa ligne de conduite. Enfant de la rue devenu braqueur populaire, régulièrement rappelé à ses origines sociales, il incarne à bien des égards toutes les craintes d’un pouvoir qui entend bien se servir de son cas tel un exemple pour asseoir son autorité. Le fait qu’un tel personnage apparaisse dans le dessein de Babenco comme « modéré » en dit long sur sa perception des événements et la charge qu’il adresse aux responsables de ce climat politique. La prestation habitée de Reginaldo Faria est non négligeable quant à la réussite du film, elle humanise une individualité complexe, dont le cinéaste fait magistralement ressortir les peurs et tourments au détour de scènes de cauchemars flirtant avec l’horreur et le fantastique. Un pamphlet énervé qui ne prend pas de gants, tout juste l’habit de la fiction criminelle. (V.N.)
La Rupture – Claude Chabrol (1970)
De 1967 à 1975, la collaboration entre le producteur André Génovès et Claude Chabrol accouche de l’une des périodes les plus riches et passionnantes de la filmographie du second. Six mois après la sortie du Boucher, il signait un deuxième film pour l’année 70, nettement moins connu : La Rupture. Il transpose ici Le Jour des Parques, un ouvrage de l’Américaine Charlotte Armstrong, autrice de plusieurs épisodes de la série Alfred Hitchcock présente qu’il adaptera de nouveau trente ans plus tard avec Merci pour le chocolat. Après avoir pris du LSD, Charles Régnier (Jean-Claude Drouot) agresse sa femme et son fils. Son père, Ludovic Régnier (Michel Bouquet) met alors en place une machination pour faire porter la responsabilité à Hélène (Stéphane Audran), sa belle-fille, réfugiée dans une étrange pension, et récupérer ainsi la garde de l’enfant.
La Rupture débute par une scène d’une incroyable violence, qui semble toute droit sortie d’un slasher (la police rouge sang et la typographie du générique abondent en ce cens), trompant le cadre paisible de la province française. S’ensuit un thriller oppressant convoquant des visages familiers de l’univers chabrolien, Stéphane Audran faussement absente et profondément émouvante, se retrouve prise dans une machination orchestrée par un beau-père que Michel Bouquet, froid et insensible, incarne de manière terrifiante. Afin d’accomplir son dessein, ce dernier embauche un individu en perdition qui fut autrefois son employé, un certain Paul Thomas, auquel un grand Jean-Pierre Cassel prête ses traits et livre l’une de ses plus puissantes interprétations. Ludovic Régnier apparaît comme le représentant d’une bourgeoisie prête à tout pour sauver ses intérêts et apparences, délestée de conscience morale. Il véhicule tout ce qu’exècre un cinéaste qui aura été impitoyable sur la question (notamment) lors de cette phase « pompidolienne » de sa carrière. Cependant, si La Rupture étonne et impressionne autant, c’est moins pour la pertinence (avérée) de sa critique sociale, que les audaces formelles que se permet Chabrol afin de lui donner corps. Parsemé d’étrangetés, à commencer par la maison où se réfugie Hélène et les pensionnaires avec qui elle cohabite, le film incorpore et assimile des codes esthétiques encore peu en vigueur dans le cinéma français : drogue, alcool, déviances sexuelles… À la tension croissante et peu à peu étouffante, s’adjoint une perversité sans limites qui atteint son pic au cours d’un dernier tiers stupéfiant à plus d’un titre. Moins dans le discours que dans l’expérimentation pure, Chabrol parachève / ponctue le long-métrage sur un final hallucinogène aux airs de David Lynch avant l’heure. Aventureux et ambitieux graphiquement, glaçant dans son propos, il s’agit tout simplement d’une réussite majeure. La copie restaurée diffusée durant le festival, annonce dans les prochains mois une probable ressortie en salles ou en vidéo qu’il ne faudra rater sous aucun prétexte ! (V.N.)
Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages – Michel Audiard (1968)
En 1968, lorsqu’il décide de passer derrière la caméra, Michel Audiard est déjà un scénariste et dialoguiste très identifiable, auteur de plus de soixante-dix scripts, associé à de nombreux succès tels que Le Cave se rebiffe, Un singe en hiver ainsi qu’évidemment Les Tontons Flingueurs et Les Barbouzes de Georges Lautner. Dix-sept-ans après le moyen-métrage La Marche, il signait un premier long-métrage Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, coécrit avec le romancier Henri Viard et un jeune débutant, un certain Jean-Marie Poiré. Rita (Marlène Jobert), collectionne les aventures avec les voyous. Mais après avoir participé à un hold-up, elle se voit privée par Charles (Bernard Blier) de la part qui lui revenait : un million en lingots d’or. Pour répondre à cette muflerie, elle fait appel à sa tante Léontine (Françoise Rosay), qui a, depuis quelque temps, abandonné le Milieu, dans lequel elle a laissé un souvenir redoutable.
S’il a davantage laissé sa trace dans le patrimoine français pour ses scripts que pour ses réalisations et que celles-ci ont surtout marquées par leurs titres à rallonges (Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! / Le Cri du cormoran le soir au-dessus des jonques / Comment réussir quand on est con et pleurnichard…), ce coup d’essai se révèle tout à fait plaisant. Sans surprise devrait-on dire, Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages contient son lot de bons mots, d’argot et de dialogues signatures réjouissants, bénéficie d’une distribution aux petits oignons de Marlène Jobert à l’irrésistible Françoise Rosay en passant par André Pousse, Bernard Blier ou Jean Carmet. Le film étonne par sa fantaisie et sa relative inventivité visuelle en vigueur dès le générique animé, en forme de cartoon, indiquant une tonalité décalée. Pastiche de série noire, le long-métrage surprend par sa volonté de s’affranchir à certains égards de l’étiquette « cinéma de papa » qui lui avait valu plus tôt la désapprobation des cinéastes de la Nouvelle Vague. Dialogues face caméra, cartons d’indications, cut brutaux, faux micros-trottoirs… l’apprenti réalisateur sort de sa zone de confort. Il tend presque à opérer une fusion entre les révolutions de la Nouvelle Vague, justement, et une musicalité comique toute personnelle rattachée à des codes cinématographiques classiques. Chez lui, ces trouvailles filmiques font d’avantage office de gimmicks que de vecteurs de réflexions inscrit à l’intérieur du récit ou d’un projet de mise en scène tangible, néanmoins ils tirent l’ensemble vers un hybride partiellement expérimental. Objet pop et désuet, improbable et pourtant séduisant, Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages constitue un étrange prototype. Si au fond, Michel Audiard, semble exclusivement chercher le plaisir et la satisfaction de son spectateur, sa façon d’y parvenir rend son entreprise attachante, au-delà de ses qualités intrinsèques. (V.N.)
Le Passager de la pluie – René Clément (1970)
Après le succès de sa fresque historique franco-américaine Paris brûle-t-il ?, René Clément marque une pause de près de quatre années, une éternité comparé aux quatorze films en à peine vingt ans auparavant. Serge Silberman, producteur du Trou de Jacques Becker, du Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel ou de Bob le Flambeur de Jean-Pierre Melville vient de travailler sur Adieu l’Ami de Jean Herman, d’après un scénario signé d’un certain Sébastien Japrisot. Romancier reconnu à partir des années 60, ce dernier intéresse de manière croissante le monde du cinéma soit pour des adaptations de ses œuvres (Compartiment Tueurs de Costa-Gavras, Piège pour Cendrillon d’André Cayatte) soit la rédaction de scripts originaux. Le Passager de la pluie appartient à cette deuxième catégorie. Silberman orchestre alors la rencontre entre l’auteur de La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil et le réalisateur de Jeux Interdits, qui revient ainsi aux affaires. Un thriller romantique qui met en scène un Charles Bronson en pleine carrière européenne et pas encore starifié, face à une Marlène Jobert alors en pleine ascension. Mélancolie, dite Mélie (Marlène Jobert), est mariée à un pilote de ligne toujours absent (Gabriele Tinti) et vit dans une maison isolée de la campagne provençale. Un jour, un inconnu la suit, entre chez elle et la viole. Elle tue son agresseur et se débarrasse du cadavre. Peu après, elle rencontre un mystérieux Américain (Charles Bronson) qui semble avoir beaucoup d’informations sur ce meurtre… Près de cinq millions d’entrées à sa sortie dans les salles françaises et un Golden Globe du meilleur film étranger en récompense de prestige, le long-métrage semble paradoxalement s’être évaporé des mémoires avec le temps. Que dire de sa découverte près d’un demi-siècle plus tard ?
Thème intrigant et entêtant de Francis Lai (formidable bande-originale), décor pluvieux planté dans la campagne provençale, une citation de Lewis Carroll tiré d’Alice au pays des merveilles, « Il fallait que le puits fût très profond ou que sa chute fût très lente, car elle eut tout le temps de regarder autour d’elle et de s’inquiéter de ce qui allait lui arriver », à la fois mystérieuse et concrète, Le Passager de la pluie pose des bases immédiatement prenantes et atypiques. Entre douceur et gravité, explicite (la relation mère-fille étouffante) et non-dits (d’où vient cet individu pénétrant le village, qui est-il ?), le film dessine une tonalité plurielle et ambivalente. Un événement va propulser prématurément le récit sur la piste du rape and revenge, que l’entrée en scène d’un nouveau personnage va ensuite venir contrarier. Il s’agit d’Harry Dobbs, campé par un Charles Bronson, jouant pour la première fois en français avec accent en prime, après Adieu l’ami et Cold Sweat déjà au moins partiellement situés dans le sud de la France, flegmatique et délicieusement ironique. Maître-chanteur ? Détective ? Agent secret ? Gangster ? Le flou autour de son identité nourri le suspens, perturbe l’héroïne et complexifie la mécanique scénaristique. Face à lui, Mélie se révèle. Jeune femme engoncée dans un quotidien rébarbatif et peu réjouissant, elle doit s’affirmer et faire tomber le masque de son interlocuteur afin de sauver sa peau. Marlène Jobert, guère impressionnée par le charisme débordant de son partenaire de jeu épate. Spontanée, juste et pleine d’entrain, elle incarne une héroïne attachante et déterminée. La mise en scène élégante de René Clément rend justice à la solidité du script de Sébastien Japrisot, naviguant avec plaisir entre les registres. Il est intéressant de constater que le romancier aura à maintes reprises offert leurs meilleures matières aux réalisateurs avec qui il a pu collaborer directement ou indirectement de Jean Becker à Jean-Pierre Jeunet. Thriller, drame et par aspects comédie romantique (il s’agit de la seule incursion de Charles Bronson dans le genre avec C’est arrivé entre midi et trois heures de Frank D.Gilroy), Le Passager de la pluie prend également soin de flirter avec le fantastique et l’onirique par petites touches (la citation inaugurale n’était pas laissée au hasard). Tendu, haletant et savoureux, il constitue un modèle de cinéma populaire accessible et soigné, imbibé d’images emblématiques (celle du cassage de noix, à la fois amusante et finalement sensible), un pur plaisir de spectateur que le temps n’impacte d’aucune manière. Un régal ! (V.N.)
Nous ne vieillirons pas ensemble – Maurice Pialat (1972)
Autobiographie en forme de confession, Nous ne vieillirons pas ensemble demeure, encore aujourd’hui, l’une des œuvres les plus bouleversantes de Maurice Pialat. Peinture d’un individu guidé par son art qui en vient à mépriser et maltraiter ses proches, y compris sa maîtresse, le film se pose comme la plus troublante représentation d’une relation toxique au cinéma. Bien qu’inspiré de sa propre vie, le réalisateur ne cède jamais à la tentation d’offrir à Jean, son protagoniste, des circonstances atténuantes ou d’enjoliver son caractère. Au contraire, ce dernier se révèle tour à tour attachant et foncièrement détestable, monstre d’égoïsme autant qu’enfant terrifié par l’idée d’être seul. Le récit, entièrement construit autour de séquences de ruptures, ou de tentatives tout du moins, multiplie les scènes d’adieu sur le quai d’une gare ou à bord d’une voiture. Au milieu de ce chaos des émotions éclate le talent d’un Jean Yanne évidemment impressionnant, usant de son image de cynique bourru afin de saisir l’essence de Pialat en tant qu’homme, au-delà de son image publique d’artiste. La recherche d’authenticité et les méthodes du cinéaste se sont d’ailleurs heurtées au tempérament de l’acteur, qui refusa même de venir chercher son prix d’interprétation au festival de Cannes. Leur relation tumultueuse, au centre de toutes les discussions, a quelque peu éclipsé la pourtant formidable prestation de Marlène Jobert qui illumine l’écran à chacune de ses apparitions. Même lorsqu’elle est absente de l’image, Catherine continue d’être le centre de gravité d’un récit elliptique et mélancolique. Climax de son talent, l’ultime conversation dans un café où la comédienne passe par toute une palette d’émotions avant de marquer définitivement de son empreinte l’esprit de Jean, et le nôtre par la même occasion, au détour d’un superbe générique. (J-F.D.)
Sidney Lumet, œuvres méconnues
Point Limite (Fail Safe) – Sidney Lumet (1964)
Tourné la même année que Dr Folamour, Point Limite part d’un postulat assez similaire dans lequel une erreur (ici technique, là où elle était humaine chez Kubrick) provoque une réaction en chaîne qui pourrait déclencher l’apocalypse nucléaire. Se basant sur une narration en temps réel, Sidney Lumet construit un triple huis clos (le Pentagone, une base militaire, et un bunker présidentiel secret) au sein duquel va se jouer l’avenir de l’humanité. Par la seule force de sa mise en scène et de son montage, le cinéaste parvient à s’affranchir des limites restrictives, en faisant dialoguer par un seul champ / contrechamp deux personnages séparés par des milliers de kilomètres de distance. Porté par un casting de stars (Henry Fonda, Walter Matthau), le thriller développe une tension qui fonctionne à l’économie, faisant d’un simple son strident ou un minuscule pixel sur un écran, un motif de terreur. Loin de tout manichéisme, il parvient à dénoncer le cynisme ambiant en temps de crise et dresse un constat antimilitariste et pacifiste en évitant la moindre tentation moralisatrice. Son intro et sa conclusion glaciale, toutes deux à la limite de l’expérimental, prouvent à quel point Sidney Lumet était un cinéaste audacieux sous ses atours d’élégance classique. Véritable cauchemar en intérieur, Fail Safe condense toutes les craintes liées au péril atomique et se concentre des individus seuls et impuissants face à une machine institutionnelle qu’ils ont eux-mêmes mis en place. Glaçant et maîtrisé. (J-F.D.)
La Colline des hommes perdus (The Hill) – Sidney Lumet (1965)
Neuvième long-métrage de Sidney Lumet, La Colline des hommes perdus constitue déjà sa cinquième adaptation d’une pièce de théâtre. Une spécialité initiée dès son coup d’essai, le cultissime Douze Hommes en colère. Pour autant, point de redondance pour le metteur en scène, captivé par le huis clos et la possibilité de transcender cet apparent décor unique. Ce film méconnu, en dépit d’un prix du scénario au Festival de Cannes, marque également le début de sa fructueuse collaboration avec Sean Connery. Interprète emblématique du célèbre espion britannique James Bond, alias 007, qui cherche à diversifier sa carrière et préparer l’après (il a à ce stade tourné dans trois opus, dont Goldfinger), il vient d’ailleurs d’être dirigé par Alfred Hitchcock sur Pas de printemps pour Marnie. Seconde Guerre mondiale. Cinq militaires (Sean Connery, Jack Watson, Alfred Lynch, Ossie Davis et Roy Kinnear) condamnés à des peines de prison franchissent l’enceinte d’un camp disciplinaire de l’armée britannique, perdu dans les sables, quelque part en Afrique. Ils sont présentés au sergent-major Wilson (Harry Andrews), le véritable maître du camp. Dur, borné, violent, Wilson est persuadé que tous les moyens sont bons pour que les réprouvés redeviennent des soldats. Pour mater les nouveaux détenus, il les confie à l’un de ses subordonnés, le sergent Williams (Ian Hendry), un véritable bourreau. Les cinq hommes sont conduits au pied de la colline qui se dresse au centre du camp.
Drame antimilitariste où la tension s’intensifie crescendo jusqu’à un dernier acte ahurissant La Colline des hommes perdus, dépeint de manière jusqu’au-boutiste la cruauté et la brutalité d’un camp disciplinaire régi par une autorité contestable et abusive. Sobre Noir et Blanc, absence de musique, mouvements de caméra limités au minimum : Lumet choisit l’économie pour mieux maximiser son postulat. Il signe une œuvre physique et éprouvante, articulée autour d’un décor à la cinégénie redoutable (une colline en plein cœur d’un désert caniculaire), interrogeant l’humanité restante de ses personnages par le prisme d’une entreprise déshumanisante. Cependant, la grammaire classique à laquelle prête allégeance Lumet, n’exclut pas des partis-pris en rupture, tels que cet usage du grand angle, déformant régulièrement les visages des acteurs tout en accentuant la dimension d’enfermement, de prison d’où l’on ne s’évade pas. Plongées, contre-plongées, surcadrages, le cinéaste tend à explorer tous les possibles d’une langue filmique clairement définie, avec la sensation qu’il en a presque fait le tour, indiquant une volonté de prochainement révolutionner sa propre conception du cinéma. Les interprètes sont exceptionnels, Sean Connery qui confessera a posteriori que le résultat a dépassé ses attentes personnelles, en tête, mais aussi Ossie Davis dans une composition absolument hallucinée qui crève l’écran à chacune de ses apparitions. (V.N.)
The Offence – Sidney Lumet (1972)
Alors qu’il pensait en avoir terminé avec James Bond, Sean Connery est rappelé par les producteurs Albert R.Broccoli et Harry Saltzman, à la demande de United Artists, suite à l’échec des négociations avec George Lazenby après Au Service secret de sa majesté. L’acteur de Dr. No exige des conditions très favorables afin de reprendre le costume pour Les Diamants sont éternels, dont une clause stipulant le financement de deux films de son choix par le studio. The Offence fut le premier et le seul dans le cadre de ce contrat puisque que le deuxième, une adaptation de Macbeth ne verra pas le jour. Il convoite une pièce de John Hopkins, The Story of Yours, à qui il confie la rédaction du scénario et la réalisation à celui qu’il considère comme son mentor, Sidney Lumet. Ensemble, ils ont déjà tourné La Colline des hommes perdus et Le Gang Anderson, ayant chacun révélé une facette nouvelle de son jeu. Mal distribué à l’époque (« comme un mégot qu’on jette par la fenêtre » selon Sean Connery), The Offence ne reste que quelques jours sur les écrans américains avant de rester inédit sur les écrans français jusqu’en 2007, en amont de la sortie de l’ultime long-métrage du cinéaste : 7h58 ce samedi-là. Principale raison, la production craint de noircir l’image de Sean Connery et possiblement porter atteinte aux recettes des Diamants sont éternels. Après des années de purgatoire, le film devient progressivement culte jusqu’à sa résurrection tardive. Joyau noir antérieur aux réussites les plus célèbres de son auteur, il s’agit d’une œuvre majeure et retorse, pas encore réhabilitée à sa juste valeur. Dans une banlieue anglaise sordide, des adolescentes sont agressées. La ville est en émoi, la police aux aguets. Une jeune fille est découverte, terrorisée, par le sergent Johnson (Sean Connery). Suspecté, Kenneth Baxter (Ian Bannen) est arrêté mais nie tout lien avec les viols. Johnson, persuadé qu’il tient le coupable, le réinterroge seul. La confrontation, désormais plus que musclée, tourne au drame.
Narration éclatée, lumière aveuglante, musique funeste, sons agressifs, The Offence confronte et confond dès son ouverture le réel à la perception de son protagoniste tel un avant-goût de la suite. Entrée en matière désarçonnante avant un retour en arrière et le début d’une investigation crapoteuse au long cours sur laquelle se ressent un parfum de sordide. Cinéaste profondément humaniste, Sidney Lumet signe ici une œuvre hantée et obsédante, précisément marquée par la perte de foi en l’Homme. L’issue de l’enquête (peu à peu reléguée au second plan) et la véracité ou non des intuitions du sergent Johnson, importent moins que la façon dont elle l’impacte, le ronge et le transforme progressivement en bête incontrôlable aussi dangereux que ceux qu’il est censé arrêter. Cette introspection mentale d’une individualité à la dérive, devient le véritable sujet d’un film qui préfigure à sa manière Cruising de William Friedkin. Même idée d’une obsession conduisant le personnage principal à la folie. Cependant, fidèles à leurs thématiques, les traitements sont différents chez l’auteur de French Connection et chez celui de Serpico. Dans un cas, le bien est lentement mais surement contaminé par le mal, quand dans l’autre, le respect d’un idéal, la nécessité de le servir dans un cadre légal, cause la bascule psychologique du héros. Un individu faillible rongé par sa profession que le réalisateur s’abstient de juger, préférant traduire ses tourments par la forme, au moyen d’une réalisation frontale (la peinture sans détour du climat latent de grand violence) et expérimentale (possiblement la plus surprenante de la carrière de Lumet). Il est accompagné dans son sombre dessein par le dévouement d’un Sean Connery monstrueux au sens propre et figuré, intense et habité. S’il a incontestablement tourné plusieurs de ses classiques au cours des années 70, The Offence en fait assurément partie au même titre que Serpico et Un Après-midi de chien. (V.N.)
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