Depuis plusieurs années, le Festival Lumière est autant devenu lieu de découvertes et redécouvertes d’œuvres de patrimoine, que l’occasion d’assister à d’excitantes avant-premières de futures sorties salles ou plateformes. Nous nous souvenons du choc Roma sur grand-écran présenté par Alfonso Cuáron, The Irishman par Martin Scorsese, mais aussi par exemple Eo de Jerzy Skolimovski et The Fabelmans de Steven Spielberg l’année passée…Pour cette 15ème édition, il y en avait plus d’une dizaine et dans des registres bien variés (entre Alice Rohrwacher et Alexandre Arcady, il y a d’évidence plusieurs mondes et classes d’écart), nous avons assisté à cinq d’entre elles. Si notre texte sur le beau Portraits Fantômes de Kleber Mendonça Filho a déjà été publié, nous vous proposons pour cette première partie de compte-rendu de revenir sur les quatre autres.
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (Royaume-Uni , 2023)
En 2014, l’écrivain britannique Martin Amis, près d’un quart de siècle après sa première évocation de la Shoah dans La Flèche du temps (1991), publiait La Zone d’Intérêt. Roman clivant précédé d’un parfum de scandale avant sa parution en France (Gallimard refusa de l’éditer), en raison notamment, de son sujet et du traitement de celui-ci : l’histoire d’un marivaudage bourgeois dans un camp de concentration sur le mode d’une farce absurde et glaçante. L’ouvrage aura peu à peu raison de ses détracteurs et remportera quelques mois plus tard le Prix du meilleur livre étranger. La même année, Jonathan Glazer, compatriote d’Amis, sortait son troisième long-métrage, Under The Skin, adaptation de Sous la peau de Michel Faber, portée par Scarlett Johansson, une sorte d’Ovni SF radical et unique. Cinéaste ayant fait ses armes en signant une multitude de clips (Radiohead, Jamiroquai, Nick Cave, Massive Attack,…) et de publicités, avant de passer au 7ème art en 2000, avec un coup d’essai intitulé Sexy Beast, il accédait enfin à une certaine reconnaissance critique. Il avait au préalable mis en scène le fascinant et bouleversant Birth, très froidement reçu en 2004, timidement réhabilité depuis, en dépit de la prestation stratosphérique de Nicole Kidman (nominée aux Golden Globes). Ce film et le suivant auront contribué à inscrire son auteur dans le sillage imposant de Stanley Kubrick et le placer en potentiel héritier légitime. Le premier pouvant facilement être relié à Eyes Wide Shut, par la présence de la même actrice principale et la peinture acerbe d’une certaine bourgeoisie new-yorkaise. Le second, se relierait d’évidence à 2001, même si l’œuvre brassait plusieurs horizons entre une approche quasi-documentaire aux airs de réalisme social Loachien et des images proches de l’installation artistique. Le léger paradoxe dans ce parcours étant qu’il a obtenu ses meilleurs retours critiques avec sa réalisation la moins évidente et possiblement la plus retorse. Autopsie de la condition humaine, réflexion sur son actrice, Under the Skin rompait avec les procédés de narration et de mise en scène classiques pour fabriquer ses propres normes, infinies et inoubliables. Dix ans plus tard, il délocalise de nouveau son cinéma (après l’Espagne, les États-Unis et l’Écosse) pour se poser en Pologne. Pour la deuxième fois consécutive, il adapte un roman, le fameux La Zone d’intérêt de Martin Amis, dont il modifie partiellement la trame. Contrairement à ses entreprises précédentes, il écrit ici seul. Après deux passages à la Mostra, il fut pour la première fois de sa carrière sélectionné en compétition à Cannes où s’est produit nouvelle coïncidence temporelle : l’écrivain décéda le jour de la projection. Très vite considéré très vite comme l’un des temps fort de l’édition, le film obtient le Grand Prix tandis qu’Anatomie d’une Chute avec la même Sandra Hüller triomphe avec la Palme d’or. Le récit suit le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss (Christian Friedel), et sa femme Hedwig (Sandra Hüller) qui s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp…
En préambule, avouons d’entrée avoir « fantasmé », « rêvé », The Zone of Interest bien avant de le découvrir. En connaissance des précédents travaux de Jonathan Glazer que nous avions adoré pour l’immense majorité, de ses longs à ses récents courts-métrages (The Fall, Strasbourg 1518) en passant par ses clips et publicités, l’annonce de sa sélection sur la croisette l’avait hissé au rang de plus grosse attente de la compétition. Sa réception ainsi que les prix ultérieurement reçus n’auront fait qu’intensifier notre hâte. Le film est étrangement devenu une chimère dans notre esprit, élaborée la base des retours que nous avions pu lire et la conscience d’une chose primordiale : jusqu’à présent aucune des réalisations du cinéaste ne s’est ressemblé. Attitude étrange et inhabituelle confessons-le, mais le peu d’éléments à disposition ont irrépressiblement nourri notre imaginaire plusieurs semaines durant, avec le paradoxe que cela pouvait engendrer un fort risque de déception. Comment Glazer allait-il regarder l’immontrable ? Comment pouvait-il transfigurer un tel sujet ? Comment filmer la banalité du mal sans la normaliser ? Comment allier sur cette base le sensoriel et le théorique, le physique et le politique ? C’est plein d’interrogations et d’excitation que nous entrions dans une salle dont nous allions ressortir tremblotant moins de deux heures plus tard. Quid de nos attentes ? Nous avons trouvé, constaté certains facettes envisagés : la juste distance face au sujet, l’usage brillant du hors-champ, l’idée du paradis terrestre d’une famille de classe moyenne allemande obtenue au prix de d’atrocités impardonnables. Nous imaginions que Glazer allait tendre vers à un dogmatisme hanekien (ce qui n’aurait pas été pour nous déplaire), intuition accentuée par la présence de Christian Friedel vu en 2009 dans Le Ruban Blanc (grand film sur la question du mal)… Cette dernière hypothèse nous aurait néanmoins contraints à réduire l’auteur de Birth à un style déjà existant, hors le projet commun à toutes ses fictions consiste, entre autres, à trouver la grammaire adéquate à ses histoires, quitte à défricher et inventer des formes inédites.
Si La Zone d’intérêt s’ouvre sur un écran noir de plusieurs minutes, le métrage a déjà commencé depuis longtemps d’un point de vue sonore. Sound design et musique de Mica Levi (deuxième collaboration après Under The Skin) impulsent ainsi les premiers mouvements et guident les impressions tandis que nous sommes suspendus face à une image neutre et fixe. Jonathan Glazer nous immerge dans l’indescriptible et l’impossible, nous contamine sans prévenir. Un film est audible, vivant et effrayant. Ce fond noir peut autant symboliser le hors-champs que constituer un espace nous invitant à construire nos propres visions, nous laissant seuls avec nos souvenirs et notre imaginaire. En somme, nous voilà d’entrée impliqués et éprouvés, dans une œuvre, qui comme la précédente va se montrer aussi intensément cérébrale qu’organique. De la violence et de l’horreur absolue, nous ne verrons rien ou presque, de la fumée s’échappant en arrière-plan ou des barbelés, rien de plus. Nous entendrons davantage. C’est la première réussite du cinéaste, présenter un mal à visage humain, banal, tout en ne taisant jamais ce qui se joue au même instant pour mieux le rendre palpable. De son aveu même, le long-métrage se construit en trois films, l’un visuel, l’autre sonore et le troisième correspondant à la conjugaison des deux autres. Cryptique et pleinement intelligible, il s’appuie autant sur un angle d’approche inédit (dépeindre le pire à travers sa face « normale ») qu’un dispositif cinématographique qui l’est tout autant. Cependant, la rigueur et la précision de la mise en scène ne se font jamais étouffantes ni répétitives. La distance observée vis-à-vis des personnages laissent toujours une zone d’imagination et d’émotion au spectateur, contraint de ses projeter dans le récit et les situations mais plus encore de se positionner. En cela, The Zone of Interest évacue la question dogmatique par sa propension à inclure activement celui ou celle qui écoute ou regarde au cœur de son projet. Aussi, en dépit de l’essentialité de son sujet, Jonathan Glazer ne se limite pas à une évocation démonstrative (aussi original soit le point de vue qu’il développe). Son refus du moindre sensationnalisme, sa faculté à contenir le pire, permet en contrepartie de faire ressortir la monstruosité quotidienne avec une minutie glaçante.
L’absence de violence visible à l’écran (à son maximum une domestique sera sommée de nettoyer un sol sale), outre une doctrine cinématographique assumée, a pour effet implicite de la répandre sur chaque parcelle du cadre. Au cours d’un dialogue entre Hedwig et sa mère, cette dernière évoque sa déception d’avoir raté le bien de son ancienne employeuse juive à une enchère. Mesquinerie poussée à l’extrême, rancœur et envie de revanche sur ceux ou celles qui ont plus, il est fréquemment question d’ascension sociale dans La Zone d’Intérêt. L’officier et sa femme, Allemands de la classe moyenne se sont élevés durant et « grâce » à l’Holocauste, ils sont dès lors prêts à tout pour conserver leurs acquis et leurs rangs nouveaux. Avatars d’une bourgeoisie immorale et sans scrupules, ils ont construit leur paradis en étant les témoins privilégiés d’un enfer qui ne les affecte pas ou plus. Au détour d’une scène de réception, l’esprit perverti du commandant s’exprime au téléphone, quand il explique à son épouse la difficulté à gazer la pièce dans laquelle il se trouve en raison de ses architectures. Le ton, détaché, semble complètement dissocié de son propos. Au préalable, nous avions pu assister à une réunion de cadres en fonctions dans les camps, au cours de laquelle il est question d’une « nécessité » d’augmenter la cadence d’extermination. Banalisation de l’horreur à son comble, l’innommable (qui n’est pas nommé directement d’ailleurs) est réduit à un processus industriel, une dimension logistique : déshumanisation définitive d’individus au service d’un projet inqualifiable. Du mode de travail des nazis à la nazification de l’entreprise il n’y a qu’un pas, que le cinéaste n’hésite pas à franchir. La promotion de Rudolf Höss, s’accompagne d’un langage de commercial qui n’aurait rien à envier à un jeune cadre dynamique d’aujourd’hui, à un libéral décomplexé. La façon dont Jonathan Glazer dépeint cette néo-bourgeoisie prête à tous les renoncements moraux, toutes les compromissions interroge quant à une indifférence très contemporaine. Cette épouse, n’est-elle pas l’incarnation d’une Allemagne conservatrice sur le retour ? Le pays étant devenu l’épicentre du capitalisme au sein de l’Union européenne. C’est ainsi qu’en creux, Jonathan Glazer s’affranchit de son sujet principal, la Shoah et un obligatoire devoir de mémoire, pour tendre un double miroir, l’un au présent, l’autre à nous-mêmes. La fausse rigidité de sa mise en scène se relève, peu à peu les temporalités et esthétiques s’entremêlent, le dispositif inaugural se débridé. Le réalisateur délivre des visions en caméra infrarouge en noir et blanc, proche de l’animation en guise de ruptures esthétiques durant des passages liés à un conte. Ces instants irréels, respirations bienvenues, tendent vers la dimension biblique des premiers récits (le jardin d’Eden du couple Hoss). Ils appuient la nécessité de l’imaginaire et du merveilleux pour disposer d’un échappatoire à l’horreur. Dans son final labyrinthique, rappelant de nouveau au spectre kubrickien, cette fois-ci avec Shining (les tunnels répondent aux couloirs de l’hôtel), passé et présent se croisent, se répondent. Le camp devenu un musée, l’image est effroyable, la manière dont il est entrevu renvoie irrémédiablement à la façon dont il était autrefois géré, comme si la déshumanisation avait perduré, et que nous nous étions simplement habitués. Car c’est aussi à nous qu’il s’adresse en fin de compte, pour sonder notre propre rapport à l’Histoire et ses atrocités, interroger notre sensibilité et éventuellement réveiller notre indifférence. D’évidence, le souvenir n’est plus suffisant, ressentir peut devenir nécessaire. Expérience visuelle et sonore d’une ampleur, d’une intensité, d’une intelligence et d’une densité vertigineuses, La Zone d’intérêt est un choc inouï et durable qui pourrait faire date. Jonathan Glazer sidère et nous brasse de l’ouverture aux ultimes secondes, sa maîtrise absolue vient nourrir d’un même élan, sa liberté formelle et notre espace de réflexion et d’émotion.
Sortie le 31 Janvier 2024
Winter Break d’Alexander Payne (États-Unis , 2023)
Parler de cinéaste sous-estimé au sujet d’Alexander Payne serait en partie inexact, dans la mesure où il bénéficie d’une notoriété très enviable notamment outre-Atlantique. Auteur de plusieurs succès critiques et publics, Monsieur Schmidt, Sideways ou The Descendants, il fut récompensé de l’Oscar du meilleur Scénario adapté pour les deux derniers (statuettes partagées respectivement avec Jim Taylor, puis de Nat Faxon et Jim Rash). Fréquemment nominé et primé dans les grandes cérémonies, cette reconnaissance a un paradoxal effet pervers. Ses prix pour l’écriture de ses films, effectivement très souvent brillante, ou les distinctions pour l’interprétation de ses comédiens (Jack Nicholson, Paul Giamatti, George Clooney, Bruce Dern), peuvent avoir tendance à camoufler une partie de ses talents qui ne se limitent pas à proposer des scripts parfaitement charpentés et à brillamment diriger des acteurs. Depuis son premier long-métrage, l’incisif et transgressif Citizen Ruth en 1996, Payne n’aime rien tant qu’explorer, critiquer, dépeindre les États-Unis sur une tonalité oscillant entre la comédie pure et le drame sensible à travers les portraits de losers magnifiques. Huit réalisations en près de trente ans, quelques propositions déclinées (il fut ces dernières années approché pour mettre en images les récents Le Menu ou The Burial), expériences hors de ses bases aléatoirement convaincantes (il a travaillé aux scripts de Jurassic Park 3 et Quand Chuck rencontre Larry), il sait se faire à la fois rare et omniprésent. Cinq ans après, Downsizing très belle fable écologique à portée satirique, injustement mal-aimée, The Holdovers ( « ceux qui restent » si l’on traduit littéralement, retitré Winter Break pour son exploitation française) marque les retrouvailles entre le metteur en scène et Paul Giamatti (il y eut des actes manqués durant les deux décennies qui viennent de s’écouler). Grand cinéphile, c’est la découverte d’un film méconnu de Marcel Pagnol, Merlusse qui va constituer le déclic initial. L’histoire se situait à Marseille en 1913. À la veille de Noël, Merlusse (Henri Poupon), un vieux pion borgne et qui terrifie tout le monde, doit garder les internes d’un lycée. Les élèves sont surpris de constater que cet homme, qui leur fait tant peur d’habitude, peut se transformer en un véritable Père Noël. Touchés par sa gentillesse, ils auront à cœur de le remercier. Un jour, David Hemingson, un scénariste ayant jusqu’à présent principalement œuvré à la télévision (Whiskey Cavalier, Don’t Trust The B—- in Apartment 23, Kitchen Confidential) lui envoie le script d’un pilote de série situé dans un internat. Le réalisateur de L’Arriviste n’est pas intéressé par le format mais propose à Hemingson de croiser son univers avec le postulat du Pagnol puis de transposer les contours de cette intrigue dans l’Amérique seventies. Dévoilé en festivals à partir de la fin du mois d’août, le long-métrage sort dans les salles françaises à l’approche des fêtes précédé d’un plébiscite outre-atlantique, le retour en grâce annoncé du cinéaste ?
Hiver 1970 : M. Paul Hunham (Paul Giamatti) est professeur d’histoire ancienne dans un prestigieux lycée d’enseignement privé pour garçons de la Nouvelle-Angleterre. Pédant et bourru, il n’est apprécié ni de ses élèves ni de ses collègues. Alors que Noël approche, M. Hunham est prié de rester sur le campus pour surveiller la poignée de pensionnaires consignés sur place. Il n’en restera bientôt qu’un : Angus (Dominic Sessa), un élève de 1ere aussi doué qu’insubordonné. Trop récemment endeuillée par la mort de son fils au Vietnam, Mary (Da’vine Joy Randolph), la cuisinière de l’établissement, préfère rester à l’écart des fêtes. Elle vient compléter ce trio improbable.
Après le futur proche de Downsizing, Alexander Payne, pour la deuxième fois consécutive, n’inscrit pas son long-métrage au présent, il effectue ici un bond de plus de cinq décennies en arrière. Le revers (injuste à nos yeux) subi par son film précédent couplé au poids inhabituel d’une « grosse production » en regard de ses travaux antérieurs, semble avoir motivé le cinéaste à un retour à ses fondamentaux, qu’ils soient stylistiques (l’étude de caractères de figures marginales ou marginalisées) ou cinéphiliques (le cinéma de son adolescence). Un logo Universal d’époque ainsi qu’une patine esthétique visant à reproduire l’imagerie des années 70 infusent immédiatement les premières secondes de Winter Break. Ces petits plaisirs visuels, coquets et gentiment superficiels ne sont pas suspects d’un fétichisme vain ou d’une nostalgie rance, Payne entend avant tout retrouver un état d’esprit qui le situerait dans l’héritage d’Hal Ashby (Harold & Maude et plus encore La Dernière Corvée en tête) et de Bob Rafelson (Cinq pièces faciles). Le scénario de David Hemingson, redoutable de précision, prend le temps d’établir les personnages principaux en présentant le décor dans son ordinarité (juste avant les vacances de Noël) observant les hiérarchies en vigueur et le mode de fonctionnement de l’établissement. Cette normalité, a une vertu immersive qui permet au réalisateur de nous rapprocher de son histoire et abolir l’air de rien la distance temporelle au fur et à mesure de sa mise en place. Patient et paradoxalement explosif, il intronise notamment Mr. Hunham sous un angle peu sympathique et jouissif. Coutumier d’un humour vachard mi-taquin mi-offensif, se révèle à travers les joutes acérés, une impressionnante science du rythme et du timing comique, un plaisir de filmer des acteurs et de leur donner de la matière à jouer. Les retrouvailles avec Paul Giamatti, génial de bout en bout, nous installent dans une position privilégiée celle d’assister à une jubilatoire réunion d’amis. Ce professeur misanthrope sur les bords rappelle brièvement au héros aigri que campait dans Jack Nicholson dans Monsieur Schmidt, à plusieurs différences notables près, qui évacuent la crainte d’une régression de la part du metteur en scène. Le protagoniste est, à l’instar du titre original, pluriel, ce qui permet, de permanents contrepoints et une canalisation des multiples forces en présence. Bourru et bougon, Paul révélera peu à peu toute sa profondeur au contact d’un élève turbulent en quête de figure paternelle à laquelle s’identifier joué par la révélation Dominic Sessa dont il s’agit du tout premier rôle et qui est absolument épatant. Faussement en retrait, Da’vine Joy Randolph vue dans Kajillionaire ou la série The Idol, d’ordinaire cantonnée à des utilités, bénéficie comme ses partenaires d’une partition remarquable : subtilement sobre, incisive et fortement attachante.
Récit articulé autour d’une période définie étendue sur environ deux semaines et relatée en un peu plus de deux heures, Winter Break resserre progressivement son intrigue sur son trio. La normalité initiale va être amenée à se débrider et faire voler en éclats les idées reçues, consciemment ou inconsciemment générées. Au-delà des présentations, l’acte inaugural nous familiarise avec ses héros, avant d’ouvrir un terrain de jeu libre, drôle et émouvant. Alexander Payne élargit d’abord son spectre comique, notamment en s’essayant à un registre plus graphique parfois proche de la bande-dessinée, à l’instar de cette course poursuite entre M. Hunham et Angus, qui se termine par un accident au gymnase suivi d’une visite à l’hôpital. Ce climax de drôlerie à la conclusion dramatique, outre entériner la pluralité du style d’humour pratiqué, nous permet d’assister au rapprochement de deux individualités jusqu’à lors exclusivement dans la confrontation. Le film entre ainsi dans un processus d’approfondissement et de diversification. Le cinéaste explore et explose les limites de son décor jusqu’à s’en extraire concrètement. Amateur de road-movies, de Sideways à Nebraska, les routes et trajets que vont ici emprunter ses personnages seront à la fois intérieurs et extérieurs. Qui-est-ce qui se cache derrière ce professeur dont la méchanceté apparente ne saurait-être vaine ? Nous découvrirons un homme rongé, victime autrefois d’une injustice traumatique, qui attend patiemment le déclic pour reprendre sa vie en main. Quels secrets dissimulent cet élève brillant et rebelle ? Pourquoi cette femme refuse t’elle de quitter l’établissement pour les fêtes ? Le fils abandonné, le père de substitution et la mère en deuil, ainsi se forme au gré des péripéties une famille improvisée où trois solitudes se rejoignent et se complètent. Rien d’artificiel ou de cynique dans l’écriture de David Hemingson ou dans le regard de Payne, l’un et l’autre travaillent une forme de pureté et de noblesse des sentiments. Si l’humour peut sembler parfois piquant, c’est pour mieux dévoiler ensuite sa seconde peau plus fragile, sans excès et avec une justesse désarmante. En plus des mentors évidents évoqués plus haut (Ashby et Rafelson), il est permis de penser à un pan du cinéma eighties. De John Hughes, le postulat aux airs de Breakfast Club ou la virée à Boston l’inscrivant dans le sillage de La Folle journée de Ferris Bueller, à Cameron Crowe avec lequel est partagée une même tendresse lucide, ne minorant jamais la gravité mais laissant toujours à l’enthousiasme l’opportunité de triompher. Ces références et comparaisons ont néanmoins le tort d’implicitement camoufler la singularité et la personnalité d’un réalisateur qui n’en manque pas.
Aussi à l’aise dans la drôlerie que le sentimentalisme, ce dernier parvient en creux à interroger non plus l’époque au sein de laquelle se déroule son film mais bien la notre au détour d’une réplique explicite adressée par le professeur à son élève : « L’Histoire ne se résume pas à une étude du passé, c’est aussi une explication du présent ». Une citation aux interprétations plurielles s’adaptant autant à l’éventuel reproche passéiste qui pourrait lui être adressé qu’à un appauvrissement très contemporain de l’appréhension de l’Histoire, de l’art, des œuvres, du monde et de l’existence de manière plus générale. Payne tacle au fond des modes de pensée à la radicalité binaire et stérile, qui en fin de compte reproduisent en pire, les schémas qu’ils prétendent combattre. Ce dialogue court et puissamment sensé, illustre la capacité de son auteur à créer en une poignée de mots, d’images et de minutes des séquences marquantes. Elles sont parfois touchantes, à l’instar du rapprochement maladroit entre Angus et une jeune fille (attachante en à peine une séquence de présence) au nouvel an ou le beau face-à-face avec son père, parfois jubilatoires (« l’homme crochet » au bar) ou encore libératrices (l’entretien entre Paul et les parents de son élève indiscipliné). Finesse et intelligence emportent en toutes circonstances la mise dans ce Winter Break irrésistible et euphorisant, qui nous nourrit d’une certitude, Alexander Payne n’est ni plus ni moins que le grand maître de la comédie américaine contemporaine. Un constat net et définitif qui nous interroge sur un point. Pendant qu’une partie de l’opinion (nous avons pu en faire partie) était occupée à chanter les louanges de Judd Apatow, dont il n’est point question de nier l’importance, mais concernant lequel il est toujours judicieux de rappeler les limites, discrètement, sur un terrain proche, un cinéaste véritablement majeur émergeait. Assurément moins bruyant ou omniprésent, il s’est imposé sur la durée comme largement supérieur à l’homme fort de la décennie 2005/2015, ne cessant d’étoffer et remettre en question son cinéma. Ce nouvel opus, à considérer parmi ses plus belles réussites vient conforter cette réflexion, en plus d’apporter une bouffée d’air frais dont il serait coupable de se priver. Coup de cœur total !
Sortie le 13 décembre 2023
Le Cercle des neiges de Juan Antonio Bayona (Espagne , 2023)
Grand espoir du cinéma espagnol, Juan Antonio Bayona se retrouve mis sur orbite dès son coup d’essai, L’Orphelinat, en 2007. Couronné de prix et de succès, il oriente la suite de sa carrière vers l’international, tout en prenant soin, dans un premier temps, de garder un pied dans son pays natal. Ainsi ses deux opus suivants, The Impossible (fiction inspirée du Tsunami de 2004 qui a assis commercialement sa stature) et Quelques Minutes après minuit (qu’il a souvent défini comme son film le plus intime), furent des coproductions ibériques. Chouchou des Goyas, il est primé pour ses talents de metteur en scène en 2008, 2013 et 2017. S’il s’était déjà approché d’Hollywood entre ses deuxième et troisième long-métrages, lorsqu’il signa quelques épisodes de la série Penny Dreadful ou qu’il travailla sur une hypothétique suite du piteux World War Z, il va enchaîner deux expériences outre-Atlantique entre 2018 et 2022. Il accepte de reprendre une franchise bancale et mal embarquée sur Jurassic World : Fallen Kingdom, qu’il sauve en proposant quelques visions inspirées à l’intérieur d’un projet sans âme, pourvu d’un scénario relativement calamiteux. C’est ensuite à une autre aventure impersonnelle qu’il s’attelle en mettant en images les deux premiers épisodes de la série blockbuster d’Amazon, Les Anneaux du Pouvoir, se plaçant alors davantage dans la peau d’un exécutant qu’un auteur, en assumant par ailleurs totalement cette place et sa fonction. En quinze ans, le cinéaste se sera exercé sur une large échelle budgétaire (de 4 à 170 millions de dollars) et sera parvenu à s’adapter à des configurations de tournages bien différentes. Le moment était manifestement venu de s’atteler à un désir cinématographique vieux d’une dizaine d’années, qui fait à plus d’un titre office de retour aux sources. Pour la première fois depuis son passage au long, il officie en tant que scénariste, en plus de retrouver la langue espagnole, délaissée à partir de The Impossible.
La Sociedad de la nieve, est l’adaptation du roman homonyme de Pablo Vierci publié en 2009, lequel se base sur le drame de la cordillère des Andes du VOL Fuerz Aérea Uruguaya 571 et le miracle de la survie de certains de ses passagers plus de deux mois après l’accident. Le metteur en scène catalan souhaitait transposer ce récit dans la foulée de The Impossible, mais dut se heurter à la frilosité des producteurs, réticents à l’idée d’investir les sommes nécessaires pour une œuvre, entre autres, non tournées en anglais. C’est finalement grâce à l’appui financier de Netflix que Le Cercle des neiges aura pu se monter. Cette histoire a déjà inspiré la littérature et le grand écran à plusieurs reprises, en atteste Les Survivants de Piers Paul Read (1974) adapté vingt ans plus tard par Frank Marshall avec Ethan Hawke au casting, mais également avant cela en 1976 par un cinéaste mexicain, René Cardona pour Survivre. Présenté hors compétition en séance de clôture de la Mostra, le film a depuis été sélectionné pour représenter l’Espagne dans la course aux Oscars, avant une sortie sur la plateforme de SVOD début 2024. En 1972, le vol 571 de l’armée de l’Air uruguayenne, affrété pour transporter une équipe de rugby au Chili, s’écrase au cœur des Andes. Seulement 29 des 45 passagers survivent à l’accident. Pris au piège dans l’un des environnements les plus hostiles et inaccessibles de la planète, ils vont devoir recourir à des mesures extrêmes pour rester en vie.
Introduit et contextualisé de manière succincte, Le Cercle des neiges ne s’embarrasse d’aucune fioriture avant d’en arriver à l’incident déclencheur. Ce prologue a un intérêt paradoxal, dans la mesure où il ne rend aucunement sympathique les personnages, et à l’exception d’une idée sous-jacente, n’exploitera ensuite aucun des constats initiaux. Il dépeint brièvement des jeunes gens issus de milieux aisés, ayant été épargnés des épreuves dans leurs existences respectives, déjà dans leur bulle et explicitement coupés du monde extérieur. À l’image de ces courts plans de manifestations se déroulant dans la rue tandis qu’ils s’amusent au bar. Ces premières minutes, efficaces narrativement, dévoilent tout de même un bémol qui deviendra par la suite nettement plus embarrassant : la difficulté du cinéaste à faire exister des individualités, les différencier et les caractériser. Montré en tant que groupe, ils semblent déjà interchangeables, à de minces nuances près qui ne seront pas fondamentalement plus étoffées dans la progression du récit. Néanmoins, cette volonté d’aller vite et à l’essentiel prend tout son sens lors de l’époustouflante scène de crash aérien, qui marque le véritable départ du film. Immersive et sensitive, la séquence, à la faveur d’un travail visuel et sonore d’une redoutable précision, donne l’impression d’avoir été tournée en 3D, comme si nous étions projetés dans les airs au même titre que les passagers. Juan Antonio Bayona donne a ressentir le choc et la brutalité de l’accident avec une forme imparable, qui rappelle évidemment au Tsunami de The Impossible, qui était déjà en soi un véritable morceau de bravoure. Après un tel climax, le long-métrage ouvre la voie à des visions d’horreur nous rappelant à L’Orphelinat, le froid et la faim rongent les héros désormais contraints de survivre en milieu extrêmement hostile, ce qui nous renvoie à la première moitié de The Impossible, soit en substance ses deux meilleures réalisations. Néanmoins, deux questions nous brûlent les lèvres, l’une historique, l’autre cinématographique : Comment peuvent-ils parvenir à rester en vie dans ces conditions ? Comment Bayona peut-il maintenir l’intensité sur la durée (plus de 2h15) avec des péripéties vouées à se répéter ? La réponse à cette dernière interrogation se situe dans un entre deux, nous concernant, décevant et frustrant. Plutôt que d’opter pour une radicalité à la Gus Van Sant sur Gerry par exemple ou assumer pleinement la nature viscérale du sujet, le cinéaste va osciller entre le grand spectacle pur aux relents horrifiques et le drame bien trop illustratif. S’il convainc plutôt sur le premier point, exploitant parfaitement les nouvelles catastrophes ainsi que le caractère extraordinaire, sublime et dangereux de son décor (les vues de la montagne filmées au drone), cela se fait au détriment de la dimension humaine de l’intrigue. Réalisateur doué pour l’action et les sensations fortes, il s’avère beaucoup moins subtil pour émouvoir ou questionner. Un constat déjà perceptible à travers le versant mélodramatique de The Impossible ou la froideur distante de Quelques minutes après minuit.
Le désir de proposer une alternative au cinéma américain dans ce registre, l’envie de reprendre le contrôle d’histoires régulièrement « récupérées » par Hollywood, constituent en soi des ambitions nobles et louables, reste que le pari n’est que partiellement réussi. Juan Antonio Bayona déçoit par sa difficulté à rendre son film haletant et vivant autrement que par son spectacle, comme s’il ne pouvait lui donner du souffle que par « effets », aussi virtuoses soit-il. Il s’appuie sur une multiplicité d’artifices qui vont davantage nous éloigner que nous immerger. En premier lieu, le retour à un béquille narrative coupable, l’usage une voix-off pesante, omniprésente et dommageable. Elle réduit quasi systématiquement l’impact des images à une vertu purement illustrative, leur ôte toute éventuelle profondeur. L’utilisation de la musique, pourtant composée par l’excellent Michael Giachinno, n’est pas plus originale, elle appuie la forme dans une logique de surlignage plutôt que d’apporter contraste ou contrepoint. Néanmoins, ces afféteries pourraient n’être que des bémols secondaires, si elles ne s’accordaient pas également avec des partis-pris discutables. La tentation d’éluder au moins partiellement la dimension la plus concrète et choquante du récit, à savoir le cannibalisme. L’idée amorcée, théoriquement intéressante, où l’acte est décrit comme un geste de solidarité entre les hommes pour leurs propres survies, est constamment esquivée à l’écran. Simple crainte de dépasser les limites de l’acceptable ? Pas sûr. Bayona semble d’évidence plus animé par le souhait d’interroger le rapport à la mort de ses héros, à l’aube de leurs vies et pourtant possiblement déjà à la fin. Le souci étant qu’il confond ces considérations avec une dimension spirituelle nettement plus contestable, où un mysticisme pompeux l’emporte systématiquement sur les questionnements existentiels. Le long-métrage cherche à tutoyer une forme d’abstraction qui lui échappe en permanence tandis qu’il n’est jamais aussi prenant que dans la reconstitution authentique et brute des conditions d’une survie miraculeuse. Ces choix narratifs et filmiques, achèvent de rendre l’ensemble répétitif et éreintant dans le mauvais sens du terme sur la durée (excessive). L’épilogue qui devrait imposer un torrent d’émotion ne viendra que provoquer un relatif soulagement. Nous espérions un retour en force consécutif à deux aventures essentiellement techniques, le compte n’y est pas. Si, Le Cercle des Neiges rappelle par instants à ce que Bayona sait faire de mieux, il met également en exergue ses limites, notamment dans son versant dramatique surchargé de tous bords, où les violons et la débauche de moyens ne dissimulent jamais une incapacité à faire vivre des personnages, ici trop souvent maladroitement résumés à une fonction principalement lacrymale. Doit-on parler de déception ou simplement acter que l’ancien grand espoir du cinéma espagnol a d’autres aspirations que celles que nous avions pu projeter en lui à ses débuts ?
Disponible sur Netflix le 4 janvier 2024
Simple comme Sylvain de Monia Chokri (Canada, France , 2023)
Comédienne québécoise aperçue chez Denys Arcand (L’âge des ténèbres) avant d’être remarquée chez Xavier Dolan (Les Amours imaginaires et Laurence Anyways), Monia Chokri manifeste des envies de mise en scène dès 2013 avec le court-métrage Quelqu’un d’extraordinaire. Plusieurs récompenses (une quinzaine) ainsi qu’une forte représentation en festivals assurent une visibilité à ce coup d’essai, tandis que sa carrière d’actrice s’écrit désormais entre la France (Compte tes blessures, Réparer les vivants) et le Quebec (Les Affamés, Nous sommes Gold). En 2019, elle signe son premier long-métrage, La Femme de mon frère, qui lui vaut une sélection sur la croisette, section Un Certain Regard, d’où elle repart auréolée du Prix Coup de cœur du jury. Si le métrage bénéficia d’un accueil globalement favorable, nous l’avions trouvé attachant et maladroit, d’une certaine façon encore en recherche de son identité filmique propre. C’est avec sa deuxième réalisation, Babysitter, adaptation d’une pièce de théâtre de Catherine Léger de 2016, sortie sur les écrans français l’année dernière, que nous fumes très agréablement surpris et pour le coup pleinement conquis. Un vrai œil de cinéaste semblait se dessiner avec d’autant plus d’évidence qu’elle n’avait pas œuvré à l’écriture (prise en charge par la dramaturge elle-même). Frais, plein d’idées, drôle, actuel et toujours enclin à déborder de la case au sein de laquelle on voudrait l’assigner (les échos esthétiques au giallo), le film marquait une montée en ambitions. Un an et demi plus tard, voici Simple comme Sylvain, dévoilé à Un Certain regard en mai dernier (Babysitter avait fait une petite infidélité à la croisette en se révélant à Sundance). Avant de dévoiler le synopsis, il est amusant de constater que l’héroïne de ce troisième long porte le même prénom que celle de La Femme de mon frère, en plus de partager des similitudes quant aux parcours scolaire et professionnel respectifs (la philosophie et l’enseignement). Elle peut autant apparaître telle une version plus mûre et stable de sa prédécesseur qu’un possible alter ego de la réalisatrice. Revenons à l’essentiel, il s’agit de l’histoire de Sophia (Magalie Lépine-Blondeau), professeure de philosophie à Montréal. Elle vit en couple avec Xavier (Francis-William Rhéaume) depuis 10 ans. Sylvain (Pierre-Yves Cardinal) est charpentier dans les Laurentides, terre de forêts et de pistes enneigées. Il est chargé de rénover leur maison de campagne. Quand Sophia rencontre Sylvain, c’est le coup de foudre. Les opposés s’attirent, mais cela peut-il durer ?
Ouverture entre contrastes et chaos. Le bruit, celui d’un cartoon, accompagne le générique et ses crédits au lettrage jaune or. La musique et sa connotation enfantine impulse une première mélodie, bientôt suivie d’images du dessin animé sur un poste de télévision tandis qu’une discussion d’adultes est audible dans une autre pièce et qu’un travelling arrière dévoile la chambre des enfants. Nous entendons un dialogue immédiatement évocateur répondant à un débat très actuel sur l’utilisation du terme « droits de l’Homme » plutôt que celui plus neutre de « droits de l’être humain ». Les cris des petits et le ton enlevé des grands s’entremêlent tandis que la caméra navigue avec fluidité au milieu du tapage et du désordre. Elle dévoile quatre personnages, à commencer par l’héroïne Sophia et son mari Xavier. En dépit du contexte amical, point de légèreté dans ces joutes verbales inaugurales multipliant les sujets graves et actuels, avec énergie et précision, la dimension explicite des répliques vient davantage traduire le niveau intellectuel et d’éducation des individus, que de surligner les intentions de la réalisatrice. Cette dernière se plaît à brusquer l’anarchie qu’elle a sciemment mise en place à coup de plans courts et de zooms, capturant subrepticement les instants. En résulte une peinture quasi documentaire, parsemée de véritables trouvailles esthétiques à l’instar du plan venant conclure la séquence. Le visage de Joséphine se floute alors qu’elle vient de répondre à Xavier que « l’amour est la seule valeur universelle » tandis qu’apparaît celui de Sophia, l’épouse « trahie » et protagoniste de Simple comme Sylvain. Le bonheur du couple en ressort fragilisé, ou plutôt se révèle telle une illusion. Ils semblent davantage amis que mari et femme, à l’instar de cet échange d’un lit à l’autre, où l’objectif observe malicieusement le grand espace les séparant. Un « Je t’aime » mécanique est suivi d’un « bonne nuit » sans saveur. Ce ménage non épanoui (voir la courte scène pleine de mélancolie à la station essence) constitue le point de départ d’une romance imprévue et fondamentalement improbable. En quelques minutes, Monia Chokri impose une totalité ultra contemporaine, tout en extirpant des problématiques plus universelles, moins directement reliées à une période définie. Elle sait admirablement mêler les tons et les intentions, tant à l’écriture que sur la forme. Mentionnons dès à présent, la belle photographie d’André Turpin, chef opérateur ayant collaboré à plusieurs reprises sur des films de Denis Villeneuve et Xavier Dolan.
L’arrivée d’un nouveau personnage clé va impulser d’un même élan changements de décor, de territoires, mais aussi de dynamiques et de perspectives. Lorsque Sophia se rend sur sa propriété secondaire qu’elle possède conjointement avec son mari en vue de travaux, une musique étrange induisant suspens et onirisme, distille une impression de rêve, le spectre de Twin Peaks n’est pas si loin. On pense également au récent Falcon Lake de Charlotte Le Bon dans lequel jouait Monia Chokri. La caméra placée à l’avant de la voiture dévoile la maison puis une silhouette, celle de Sylvain. Le mouvement de l’appareil est désynchronisé de celui de l’héroïne. Sensation d’actions duelles à l’écran, s’écrivant à la fois au son et à l’image. Il y a plusieurs récits en un. L’homme franc et sans filtre, directif et chaleureux, impose un choc des cultures à la protagoniste. La réalisatrice s’intéresse moins à l’éventuel décalage comique, qu’à l’attirance soudaine de deux opposés (différences de langages, de milieux, de mode de vie). Elle effleure sensuellement leurs visages dans des champs/contre champs ponctués d’amorces aux airs de caresses, préparant le rapprochement annoncé de Sophia et Sylvain. Parfois, le dialogue n’est pas audible, la musique prend le dessus, révélant une science certaine de ce qui doit être dit et de ce qui doit être montré. Le premier baiser, quasiment dans le noir (seulement la lumière d’une voiture), au cœur de la nuit illustre une montée du désir sexuel autant que le début de la passion. Libre, elle n’hésite pas à s’autoriser une micro parenthèse burlesque avec la chute de Sophia en sortant du véhicule, révélant le romantisme brut de Sylvain qui va porter la jeune femme jusqu’au chalet. La suite, attendue, vient définitivement attester de l’épatante maîtrise de la cinéaste. Éclairage minimal, zoom inquisiteur de l’extérieur, nous sommes témoins de la situation, laissés raisonnablement à distance de l’intimité durant leur première étreinte. Rupture, un appel tardif de Xavier engendre une digression vaudevillesque : une petite touche d’humour au sein d’un enjeu romantique pris avec sérieux et gravité. La scène suivante nous serons alors à l’intérieur, au plus près des visages. Le coup d’un soir va se transformer en coup de foudre irrésistible .
Simple comme Sylvain s’avère aussi net et fluide que son titre, ce qui ne l’empêche pas de se montrer riche et sophistiqué. Cette comédie romantique refusant la légèreté facile, trouve son équilibre entre d’un côté, un ancrage réel, concret, empoignant sans opportunisme ni cynisme des combats très actuels, de l’autre, une dimension plus intemporelle (la passion à l’aune de la « lutte des classes »). De même que, l’approche physique (par extension sensuelle) des sentiments, coexiste avec un traitement plus théorique pour ne pas dire cérébral (les cours de Sophia invoquant Platon, Spinoza, Schopeneur, Jankélévitch, Bell Hooks), qui vient cimenter l’intrigue. L’instantanéité est systématiquement remise en contexte et/ou perspective avec une temporalité plus large ou tout simplement l’Histoire. Ces dualités faussement contradictoires font sens avec l’un des motifs esthétiques privilégiés de la réalisatrice, le reflet (généralement celui d’un miroir). Son usage permet à Monia Chokri de maximiser ses images et multiplier les possibilités au sein d’un même cadre. À l’instar de ce dédoublement du visage de l’héroïne en pleurs, ou cette scène de sexe durant laquelle elle semble plus concernée par ce qu’elle voit d’elle dans la glace que l’action. La notion d’écho s’exprime également au sens figuré, à la manière dont plusieurs séquences viendront se répondre. Le repas dans la famille de Sylvain, renvoie immanquablement à l’ouverture, le changement de registre apparent en comparaison (la nature des discussions n’a rien à voir), n’exclut pas une approche similaire où le futile ne l’est jamais réellement (les regrets de Karen en fin de conversation). La cinéaste prend toujours soin d’observer tout le monde, sans jugement, laisse à chacun l’espace pour exprimer sa vérité, se révéler dans ses atouts et ses limites, ses qualités et ses défauts. Derrière l’élégance de sa mise en forme, est perceptible la dureté d’un réel qui éprouve les individualités, la difficulté à accorder ses envies et idéaux et sentiments, la sensation d’idylle n’est que temporaire. Paradoxalement, les difficultés apparaîtront dans la romance dès lors que les obstacles constatés semblent avoir été surmontés.
La bienveillance du regard n’exclut pas une forme de cruauté palpable, telle cette demande en mariage mise en suspens, où l’éventuelle magie de l’instant est sabordée indépendamment de la volonté des principaux concernés. Passage dur et grinçant qui n’est pas sans rappeler, sur un mode plus grave, la formidable scène d’accouchement filmée dans Comment savoir de James L.Brooks, une sorte d’accident spontané et recherché. Dans le même ordre, une séquence courte, douce et douloureuse contemple Sylvain en train de regarder un livre de peinture et prendre conscience qu’il ne pourra jamais faire partie de ce monde. Discrètement, la caméra recule derrière un aquarium, faisant du personnage un poisson hors de l’eau. Dans les rôles principaux, Magalie Lépine-Blondeau constitue une véritable révélation, juste, intense et pétillante, elle campe admirablement une femme libre et indépendante, mesurant progressivement la difficulté à se défaire des injonctions (la question de la maternité revient subtilement à plusieurs reprises dans le récit) qui lui sont (ou lui ont été) faites. Face à elle, Pierre Yves-Cardinal, essentiellement identifiable en France pour sa prestation dans Tom à la Ferme, change avec brio de registre, charmeur et sensible derrière son enveloppe « rentre-dedans ». L’alchimie évidente entre les deux participe à la réussite sans bémols du long-métrage. Œuvre complète et cohérente, Simple comme Sylvain séduit par son insolente audace (l’échange hilarant autour des dictateurs « préférés), sa maîtrise décomplexée, sa capacité à mêler candeur et sophistication, émerveillement et gravité.
Sortie le 8 Novembre 2023
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