Après avoir proposé un panorama détaillé des diverses séances auxquelles nous avons assisté durant cette 16ème édition du Festival Lumière, cette deuxième partie de compte-rendu va se recentrer autour de deux personnalités présentes pour l’occasion. Deux profils aux parcours aussi différents que passionnants. Nous allons donc nous focaliser sur deux rencontres effectuées le samedi 19 octobre, à vingt-quatre heures de la fin des festivités.
I – Conférence de presse Isabelle Huppert
En fin de matinée, soit le lendemain de la cérémonie de remise du Prix Lumière, nous étions conviés à la traditionnelle conférence de presse en compagnie de la récipiendaire, Isabelle Huppert. Cinquante minutes durant, entre esprit et fantaisie, avec clarté et générosité, la comédienne a répondu aux nombreuses questions des journalistes. Voici quelques morceaux choisis de ce captivant échange.
Après cinquante ans de carrière, quel conseil donneriez-vous à de jeunes actrices ?
Isabelle Huppert : D’être curieuses avant tout : voir plein de choses, lire plein de livres, regarder plein de films. Il n’est pas facile d’avoir confiance en soi avant que les autres ne le fassent pour vous. Cependant, il existe un endroit de soi-même où l’on peut se faire confiance et je crois qu’il faut l’entretenir. On dit que la curiosité est un vilain défaut, dans mon cas elle a été plutôt bénéfique.
Vous avez travaillé avec beaucoup de réalisateurs de différents pays, quelles différences avez-vous constaté d’un territoire à l’autre ?
I.H. : À la fois cela ne change rien et change tout. Il y a une constante d’un pays à l’autre, c’est le cœur du cinéma : la manière de faire un film est exactement la même. C’est un langage commun qui s’inscrit dans des langues différentes. Je crois que celui qui a le plus creusé cette interrogation, c’est Hong Sang-soo avec qui j’ai fait trois films. Dans chacune de nos collaborations, il pose cette question : qu’est-ce que ça veut dire ne pas parler la même langue mais essayer de se comprendre, de se reconnaître quand même… ». Il l’a fait à chaque fois d’une manière particulièrement poétique et délicieuse. Ce qui est extraordinaire avec le cinéma, c’est qu’il n’a vocation qu’à être international justement, à nous donner des nouvelles du monde entier.
Comment choisissez-vous vos rôles ? Qu’est-ce qui guide vos choix ?
I.H. : C’est la phase la plus difficile, celle où l’on se pose le plus de questions. C’est un ensemble au sein duquel le metteur en scène est la pièce maîtresse. Le choix est moins difficile à faire lorsque l’on connaît déjà très bien le travail du cinéaste, il l’est davantage concernant un premier film. Ensuite, vous êtes subitement attiré par un personnage ou quelque chose qui résonne, qui fait que l’on sent que c’est pour soi. Je ne sais pas très bien comment l’expliquer mais je sais que selon si cela arrive ou pas il faut y aller !
Quel est votre moteur pour continuer à tourner ?
I.H. : Le plaisir ! J’ai la chance de travailler la plupart du temps, pour ne pas dire toujours, avec des gens qui m’ont enthousiasmée et portée. Je ne vois pas pourquoi j’arrêterais de faire du cinéma. C’est aussi un métier que je fais un peu facilement et je n’ai pas tellement le goût de l’effort (rires).
Comment vous situez-vous par rapport aux répétitions au cinéma et au nombre de prises sur un tournage ?
I.H. : Spontanément, je ne sens ni l’envie ni le besoin de répéter, mais cela dépend du metteur en scène. Cela varie beaucoup d’un pays à l’autre, c’est assez curieux. En France, on répète peu, en Autriche encore moins, à l’inverse des Etats-Unis par exemple. Sur tous les films que j’ai fait avec Michael Haneke, il n’y a même pas eu de lecture de scénario par exemple ! Quant au nombre de prises, je me souviens d’une phrase de Maurice Pialat, avec tout l’optimisme qui le caractérisait : « Malheureusement, les meilleurs films, nous ne les verrons jamais, ce sont ceux qui se déroulent avant action et après coupez ». Évidemment vu comme cela, ça vous donne beaucoup d’énergie (rires) ! Néanmoins, Pialat essayait au maximum de casser les rituels et cherchait à faire rentrer ses acteurs « clandestinement » dans les scènes au lieu de suivre le protocole classique, c’est ainsi qu’il parvenait à capter des moments de vérité extraordinaire, sans forcément abuser de la répétition ou du nombre de prises.
Lors d’une rencontre avec le public lyonnais, vous avez parlé d’une froideur qui dit quelque chose, à quel moment avez-vous pris conscience de la nécessité de cette distance ?
I.H. : Je l’ai dit avec un peu de provocation mais cela m’amuse de me positionner contre un certain folklore de l’émotion ou du sentiment. C’est aussi pour ça que j’ai autant aimé travailler avec Michael Haneke pour qui le sentimentalisme est une bête à abattre. J’aime bien invoquer la froideur, je pense qu’elle fait précisément naître l’émotion véritable, celle qui arrive de manière finalement un peu involontaire. Après ce n’est pas quelque chose que je travaille, c’est plutôt un goût et une nature.
Quel est votre rapport au metteur en scène ?
I.H. : Tout metteur en scène est directif et heureusement, c’est lui qui indique une direction : son inspiration, sa vision, ce qu’il a envie de nous dire, les questions qu’il a envie de nous poser… En revanche, il ne doit pas forcément donner les réponses qu’il a envie de nous apporter ! À partir de là, j’attends qu’il me laisse faire ce que j’ai envie et c’est le cas la plupart du temps. On sent très bien quand une manière de dire ou d’indiquer n’est pas la bonne. Je ne crois pas du tout à la notion de personnage, ce qui compte c’est comment cela se passe avec un metteur en scène. Avant de jouer quelque chose, je ne sais pas du tout comment je vais le faire, c’est le film qui m’indique le chemin. Je peux juste dire qu’au fond, j’ai envie de le faire avec quelqu’un.
Comment votre rapport au cinéma en tant que spectatrice a évolué en devenant vous-même actrice ?
I.H. : J’étais une très mauvaise spectatrice, dans le sens où j’avais vu très peu de films avant d’être actrice. Par rapport à maintenant, par exemple, je pense que je n’avais aucune culture de cinéma. J’ai vu très peu de films avant de commencer à en faire mais je voudrais explorer une autre réflexion. Je pense que l’on peut être actrice sans jamais sortir de sa chambre : tout est affaire d’imaginaire. Si je regarde un film, cela ne me renseigne absolument pas sur ce que je dois faire, ce que j’ai fait ou ce que j’ai envie de faire comme actrice : cela n’a strictement rien à voir. C’est de l’imaginaire pur et il faut croire que le cerveau a des capacités assez fortes en la matière.
II – Interview Alexandre Aja
À l’occasion de sa venue pour présenter une Nuit de l’Horreur mettant à l’honneur l’un de ses films (La Colline a des yeux) ainsi qu’une master class, Alexandre Aja nous a accordé un entretien. Il y revient sur sa vision de l’ère du cinéma d’horreur que nous traversons, et sur sa propre carrière.
Quel effet cela vous fait de participer au Festival Lumière pour la première fois dans une édition où le cinéma horrifique est grandement mis à l’honneur avec la Nuit de l’Horreur, l’avant-première de The Substance, la projection de Hellraiser en copie restaurée ?
Alexandre Aja : Je serais venu même si ce n’était pas le cas (rires). Ça fait tellement longtemps que j’entends parler de ce festival, que tout le monde me dit c’est génial, alors quand Thierry Frémaux m’a proposé de donner une master class, c’était un honneur. En prime, présenter cette nuit de l’horreur avec une programmation exceptionnelle qui s’organise comme une machine à remonter le temps d’Ari Aster à William Friedkin : on est dans du pur bonheur.
Justement, comment vivez-vous le fait d’être inscrit dans l’histoire du cinéma d’horreur, vous qui avez signé l’un des seuls bons remake d’un classique du genre ?
A.J. : Évidemment ça me touche. J’ai toujours essayé de mettre beaucoup d’honnêteté dans ce que je fais. J’ai eu la chance de travailler avec des gens immenses comme Wes Craven, Sam Raimi, et des acteurs sans qui je ne serais pas là aujourd’hui car ce sont eux qui portent nos peurs, qui les incarnent. Le fait que sur l’affiche de mon dernier film, Motherland, il y ait toujours écrit par le réalisateur de La Colline a des yeux et de Crawl, signifie que ces films existent encore. Ça ne me rajeunit pas mais beaucoup de gens viennent me dire que La Colline a des yeux est leur plus grand traumatisme d’enfance. Je me suis retrouvé à dire la même chose à Wes Craven quand j’étais plus jeune, donc c’est émouvant. Le temps passe. Que le cinéma d’horreur aille si bien est certes symptomatique de choses sombres de notre époque, mais aussi d’une grande créativité. Beaucoup d’auteurs émergent et se font un nom.
Entre l’essor de l’elevated horror depuis quelques années, l’émergence de vrais cinéastes comme Ari Aster ou Robert Eggers, et le plus gros carton inattendu de Terrifier 3, se situant dans une démarche de pure exploitation, comment vous situez-vous dans cette période charnière de l’horreur ?
A.J. : Je n’essaie pas de me situer, je suis content de là où je suis. Je suis à la fois fasciné et surpris par une telle vitalité. Terrifier 3 trouve son public alors qu’on pensait que ce cinéma-là ne reviendrait jamais. Ce que certains de mes confrères considéraient comme fauché, c’est un style à part entière. Si d’autres voulaient faire ce genre, ils n’y arriveraient probablement pas. C’est très compliqué et plus riche qu’il n’y paraît. Tout dans un film fait partie de son effet.
En parallèle, le cinéma de genre est de plus en plus institutionnalisé, on pense à John Carpenter et David Cronenberg qui sont célébrés, qui ont droit à des rétrospectives, à Julia Ducournau et Coralie Fargeat qui sont récompensées à Cannes. Est-ce que les lignes sont définitivement en train de bouger ?
A.J. : Oui c’est sûr. Beaucoup d’acteurs du monde du cinéma se sont rendu compte qu’à l’instar de la science-fiction, l’horreur est noble et s’avère être un véhicule parfait pour commenter la société. Utiliser la peur, le cinéma viscéral, pour réfléchir à ce que nous sommes, c’est international. La peur n’a pas de frontière, qu’on fasse un film en France, en Asie, en Espagne ou aux États-Unis, l’effet reste le même.
La Colline a des yeux s’avère très politique, c’était votre volonté de mettre un coup de pied dans la fourmilière pour votre première expérience américaine, comme d’autres réalisateurs européens avant vous, Paul Verhoeven en tête ?
A.J. : C’était inenvisageable de m’attaquer à La Colline a des yeux sans en profiter pour faire un commentaire sur la société américaine. Un voyage en caravane imposé par sa belle-famille républicaine à ce pauvre Doug, qui est un démocrate de la ville, qui n’aime pas les armes, c’était une évidence. Le film est plus politisé que l’original. On réfléchit aux origines des habitants des collines et comment cette famille est indirectement responsable de leur existence. Ils se retrouvent face à des ennemis qu’ils ont eux-mêmes générés. Quelques années après le 11 septembre, ça n’a pas été simple à faire accepter. Wes me disait « tuer le méchant avec un drapeau américain, voir l’un d’eux chanter l’hymne, ça ne passera pas ». Il ne faut pas sous-estimer à quel point les Américains aiment se moquer d’eux-mêmes et questionner leurs propres valeurs. C’est sans doute ce qui explique le succès de Verhoeven. Il a réussi avec son regard européen à souligner les caricatures.
Doug est évidemment inspiré du personnage de Dustin Hoffman dans Les Chiens de paille, mais il m’a toujours beaucoup fait penser à vous, notamment à cause de son look, était-ce conscient ?
A.J. : C’était totalement inconscient au départ mais ça a été une évidence après coup (rires). Lorsque Aaron Stanford a été casté, il s’est créé un effet miroir involontaire, presque accidentel. C’était intéressant de voir lors des premières projections, qu’alors que nous avions pensé le film de son point de vue, certains publics se mettaient du côté de la famille. Pour eux, Doug était le personnage ennuyeux de libéral citadin.
Avec le recul, comment percevez-vous cette vague des French Frayeurs à laquelle vous avez été rattachée, avec Haute tension notamment, et qui a marqué un moment important du cinéma français ?
A.J. : J’ai l’impression que c’est quelques années après Haute tension que le terme a été inventé. C’est un film qui s’est retrouvé un peu seul au milieu du désert du cinéma horrifique en France, mais qui a eu plusieurs effets inattendus. Le premier était de prouver aux passionnés que c’était possible et aux producteurs qu’il y avait un autre modèle financier pour monter ce genre de films. Haute Tension a été produit en se passant de préachats hertziens des chaînes de télé habituelles qui ne pouvaient pas diffuser de films interdits aux moins de 16 ans et en les remplaçant par des ventes internationales qui étaient plus élevées car, comme je le disais, la peur voyage facilement. C’est aussi ce qui a permis à Martyrs, À l’intérieur, Frontières, d’exister par la suite.
La plupart des réalisateurs de cette mouvance ont fait carrière à l’international. Vous avez réalisé une coproduction franco-américaine avec Oxygène, mais est-ce que vous auriez envie de revenir à une production purement hexagonale comme à vos débuts ?
A.J. : J’ai des projets. Mais Maniac, qu’on a tourné avec des acteurs américains, est une production française en réalité. Évidemment ce sont les histoires qui comptent, et de trouver la bonne manière de la raconter, mais j’aimerais énormément revenir en France. Il y a une énergie différente. J’ai adoré faire Oxygène pour ça. C’est également la raison pour laquelle je travaille avec beaucoup d’équipes françaises, même sur des films américains.
Avec le temps vous avez radicalisé vos dispositifs de mise en scène, vous avez beaucoup recentré vos récits autour d’un seul personnage souvent féminin, c’est le cas de Crawl, Oxygène ou même Motherland dans une moindre mesure.
A.J. : Je me concentrais déjà sur des performances d’actrices dans dans Haute tension. Le microcosme du huis clos m’attire énormément car on a la possibilité de créer un véritable univers visuel, d’avoir un contrôle plus poussé sur la lumière, les textures, mais aussi évidemment sur la direction d’acteur. J’aime le format court de 1h30, avec une unité de temps et de lieu. Mais je travaille actuellement sur un scénario avec beaucoup de personnages. Ceci dit, la recherche du point de vue reste l’élément essentiel.
Quel est votre meilleur souvenir de tournage ?
A.J. : Souvent, ce sont les moments les plus compliqués qui deviennent les meilleurs souvenirs. Ce sont des épreuves que l’on partage avec l’équipe et que l’on traverse ensemble. Il n’y a rien de plus grisant que d’arriver le matin, de réaliser tous les obstacles qui se présentent pour réaliser telle scène et de trouver des solutions, de s’adapter. On repart alors à la fin de la journée avec le sentiment d’avoir trouvé quelque chose de mieux et de ne pas avoir fait de compromis.
Propos recueillis à Lyon le 19 octobre 2024, un grand merci à Corinne Maulard, à l’Institut Lumière ainsi qu’à Alexandre Aja.
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