Au milieu de son vaste programme, la 13ème édition du Festival Lumière est venue célébrer deux artistes influents et encore en activité. L’un pour une invitation, accompagnée d’une rétrospective partielle, l’autre pour recevoir en fin de semaine le Graal décerné en fin de manifestation, à savoir le Prix Lumière. Il s’agit de Paolo Sorrentino et de Jane Campion, déjà réunis au palmarès de la Mostra en septembre dernier, Lion d’Argent – Grand Prix du Jury et Prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir pour La Main de Dieu, d’un côté, Lion d’Argent – Prix de la mise en scène pour The Power of the Dog, de l’autre. La cinéaste néo-zélandaise est arrivée en terre lyonnaise le jeudi soir pour présenter son nouvel opus, son homologue italien était présent dans la métropole au lancement des festivités. Absents de la cérémonie d’ouverture, c’est par l’exercice de la masterclass, auquel s’est livré l’auteur d’Il Divo et de La Grande Bellezza, qu’a pour nous débuté ce Lumière 2021.
Rencontre avec Paolo Sorrentino – Dimanche 10 Octobre
« Je ne sais pas parler de mes films » a rapidement confessé le réalisateur en préambule, non sans honnêteté, sans pour autant se dérober par la suite aux questions qui lui étaient posées. Son rapport à l’ordre, son obsession du contrôle, la nécessité pour lui de passer de l’observation à la narration, ont alimenté les premières minutes de discussion : « Je commence à raconter lorsque je m’aperçois que le réel qui m’entoure est trop désordonné, pour moi raconter consiste à mettre de l’ordre dans le désordre de la réalité ». Des réponses créant un pont naturel et progressif vers son dernier long-métrage à forte teneur autobiographique qu’il présentait une heure plus tard : « J’ai peur du chaos et de la réalité, voilà pourquoi j’ai mis vingt ans à faire un film sur Naples, c’est à mes yeux une ville non cinématographique même si, paradoxalement, tout le monde rêve de tourner là-bas ». « J’ai une obsession du contrôle des choses car à un certain moment de ma vie, je l’ai complètement perdu » a-t-il ajouté à l’adresse des futurs spectateurs de La Main de Dieu. Interrogé sur la dimension stylisée de son cinéma, un aspect parfois mis en avant au détriment du fond, il ne s’est pas dérobé, assumant ce goût de l’image travaillée et léchée : « honnêtement je commence par l’histoire, mais je choisis une histoire aussi parce que je la sens visuellement intéressante ». Une confidence faussement anecdotique est venue nous éclairer sur la racine de l’un de ses longs-métrages les plus célèbres : « Mes films viennent toujours d’idées très petites, par exemple quelqu’un m’avait dit au sujet de Giulio Andreotti, lorsqu’on lui parle il écoute mais que pour écouter, il ferme les yeux. Mon envie première de faire Il Divo, est née de cette image. » De la stylisation au style, il n’y a qu’un pas, ce à quoi Sorrentino nous a sobrement dit « Je ne pense pas avoir un style, je pense plutôt avoir un rythme », puis a tenté d’expliciter son rapport à la mise en scène en invoquant une référence inattendue. « Je vois des images et fort heureusement ce sont de belles images, qui plus est réalisables. Woody Allen disait qu’en fin de compte la qualité d’un metteur en scène consistait à voir le film avant les autres, être capable de l’imaginer avant qu’il ne soit fait. » La conversation a ensuite évolué vers des questions moins « générales » et entrepris de remonter peu à peu le fil de sa filmographie, de l’accueil mitigé des Conséquences de l’amour à Cannes au triomphe près de dix ans plus tard de La Grande Bellezza aux Oscars : « Le film pour lequel j’ai vraiment ressenti un avant et un après fut Il Divo, à la fois parce que j’en suis très fier et parce qu’il a considérablement changé mes perspectives. En comparaison, La Grande Bellezza, fut une expérience merveilleuse, mais finalement très amusante, très divertissante.». Il a évoqué son affection pour les protagonistes potentiellement désagréables, son attrait pour les figures politiques (Giulio Andreotti, Silvio Berlusconi, le pape), dont il aime sonder l’humanité, la nature derrière la façade publique. Il est enfin revenu sur sa relation avec Toni Servillo, son acteur fétiche, qu’il a dirigé à six reprises : « Nous partageons une certaine inconscience, celle de faire des films courageux, avec pour lui des personnages à jouer souvent à la limite de la caricature et c’est l’un des rares qui me suive dans ces choix.Il est très doué, sur La Main de Dieu, ce fut la seule fois où il devait incarner un personnage que je n’étais pas en mesure de lui expliquer, car je n’ai jamais compris mon père. Quand il m’a questionné à son sujet, je suis resté muet et il a construit lui-même le rôle. »
La mini-rétrospective consacrée à Paolo Sorrentino nous a permis de redécouvrir en salles et en copies 35 mm, deux pièces maîtresses de son œuvre, symbolisant chacune à leur manière, deux des facettes les plus impressionnantes de son cinéma, la peinture d’une crise existentielle et le biopic politique.
Les Conséquences de l’amour de Paolo Sorrentino (2004)
Première sélection en Compétition à Cannes, Les Conséquences de l’amour nous immerge dans le quotidien de Titta Di Girolamo (Toni Servillo), un élégant et mystérieux homme d’affaires d’une cinquantaine d’années, qui vit dans une anonyme chambre d’hôtel d’un petit village suisse depuis huit ans avec pour seule activité d’effectuer des transferts d’argent pour le compte de la Mafia. Au bar de l’hôtel où il noie son ennui, il ne cesse d’observer Sofia (Olivia Magnani), la jeune serveuse.
D’un protagoniste assigné à résidence, contraint à l’immobilité, Paolo Sorrentino répond d’abord par l’opposé, à savoir le mouvement (préférence affirmée pour le panoramique), la quête d’amplitude et le désir de faire exploser un cadre factuellement restreint. Il ne tarde pas, à l’aide d’une voix-off, à nous plonger dans la tête de ce héros longtemps réduit au rang d’observateur passif, subissant davantage l’action qu’il n’y prend part, épaississant ainsi le mystère qui l’entoure : que fait cet homme seul, errant dans ce luxueux hôtel ? Ces partis pris accouchent d’un mélange de sidération (la mise en scène d’une précision chirurgicale, se double de velléités sensorielles) et d’un premier vertige : la forme immédiatement séduisante tranche avec la froideur caractéristique des rapports humains dépeints. L’exercice de style virtuose, laisse apparaître des motifs (ce classeur caché dans un poste de télévision) vecteurs de suspens, détournant progressivement l’intrigue vers le thriller mâtiné de film criminel, à la fois léché et sophistiqué. Sans déroger aux règles visuelles qu’il établit (cadrages épousant la géométrie des décors, répétitivité des images), le cinéaste dévoile peu à peu un autre dessein : la chronique d’une solitude mortifère, où l’empathie émerge de révélations et de déductions, tandis que l’opacité de son personnage (magnifiquement interprété par Toni Servillo) traduit une violence muette de laquelle il ne semble pouvoir se défaire. L’émotion, pudique, commence alors à affleurer lorsque, rattrapé par son passé et une nécessaire pulsion de vie, Titta tente de redevenir acteur de son destin. Les Conséquences de l’amour devient dans son dernier tiers, une tragédie romantique, salvatrice et fatale, nous bouleversant durablement, sans céder la moindre seconde à une quelconque facilité (ces ultimes plans enneigés et ces sons de natures précédant le générique, nous laissent des frissons). Projet de cinéma ambitieux et pleinement tenu, mariant habilement les genres et les sensations, ce deuxième long-métrage impose un styliste impressionnant. Mieux, il sait laisser sa maîtrise souveraine se transpercer de fausses futilités, de nécessaires respirations, en fin de visionnage, nous sommes sonnés et en larmes.
Il Divo de Paolo Sorrentino (2008)
Troisième participation en Compétition à Cannes et premier prix, celui du Jury à Cannes, Il Divo fut pour son auteur, le film de l’explosion sur la scène internationale, mais aussi celui d’un changement de paradigme cinématographique. Biographie cinématographique autour d’un personnage phare et controversé de la vie politique Italienne, Giulio Andreotti. Le long-métrage se déroule au début des années 90 à Rome, lorsque le dirigeant de la démocratie chrétienne (campé par Toni Servillo), au pouvoir depuis quatre décennies, avance inexorablement vers son septième mandat de président du Conseil. Un pouvoir comme il l’aime, figé et immuable. Où tout – les batailles électorales, les attentats terroristes, les accusations infamantes – glisse sur lui au fil des ans sans laisser de trace. Jusqu’à ce que le contre-pouvoir le plus fort du pays, la Mafia, décide de lui déclarer la guerre…
En une introduction (mémorable), Paolo Sorrentino contrecarre la densité des informations qu’il délivre (il faut s’accrocher pour lire et retenir les nombreuses accroches du glossaire inaugural) par une forme étonnamment pop où Toop Toop de Cassius, rythme une multitude d’assassinats relatés par un montage simultané. « Si vous ne pouvez pas dire du bien de quelqu’un, ne dîtes rien. » peut-on lire en préambule, une sentence que l’on doit à la mère de Giulio Andreotti, plaçant le récit sous l’angle de l’ironie narquoise. À travers cette figure de l’ombre, solitaire et mutique, ce survivant miraculé, tout juste touché par des maux de tête, le cinéaste fait voler en éclats les conventions du biopic et du film politique, pour se livrer à une peinture féroce et acide des coulisses du pouvoir. La forme en mouvements et inventivité constantes conforte la maestria constatée sur Les Conséquences de l’amour, se nourrissant d’horizons cinématographiques multiples (l’entrée en scène des proches d’Andreotti tout droit sortie d’un film de mafieux par exemple) et d’une bande-originale cherchant autant le sens que le décalage. L’intelligence de Sorrentino consiste à opposer à cette assurance filmique, un goût de l’ambiguïté et une structure narrative kaléidoscopique, rendant son protagoniste insaisissable (une fois de plus Toni Servillo est dément) sans pour autant l’épargner ou tenter de le réhabiliter. Une approche frontale et distanciée, où la séduction naturelle engendre la réflexion, et qui feint de vulgariser les enjeux pour mieux en faire ressortir la complexité. Le doute n’est plus permis, nous sommes face à l’un des grands noms du cinéma italien, l’un des précieux architectes de sa renaissance. Petit constat a posteriori, bien que très différents, Il Divo et Le Traître (sorti dix ans plus tard) de Marco Bellocchio, peuvent se visionner en complément l’un de l’autre, s’éclairent sous un angle nouveau à certains égards.
La Main de Dieu de Paolo Sorrentino (2021)
Révélé au premier plan par Il Divo (Prix du Jury à Cannes en 2009), consacré quatre ans plus tard avec La Grande Bellezza (Oscar du meilleur film étranger), Paolo Sorrentino s’est imposé comme l’un des réalisateurs italiens les plus en vue de sa génération. Héritier tout désigné de Federico Fellini, qu’il ne manque pas de citer au détour de plusieurs plans dans quasiment chacun de ses films, sans parler du fait que La Grande Bellezza fut initialement l’un des titres de travail de La Dolce Vita, il se heurte parfois aux mêmes critiques même critiques que sa figure tutélaire. On lui reproche notamment un goût du cinéma excessif, flamboyant, bruyant, baroque, vulgaire. Si sa filmographie ne constitue pas un sans-faute et contient quelques ratés, quelques déceptions, on range sans difficulté l’auteur dans la catégorie des maîtres contemporains. Formaliste virtuose capable de nous éblouir par sa quête de sublime (La Grande Bellezza), nous bouleverser en feintant malicieusement l’exercice de style codifié (Les Conséquences de l’amour) ou de transformer des hommes politiques controversés en héros pop et passionnants personnages de fiction (Il Divo, Silvio et les autres). Il est aussi un brillant dialoguiste et un formidable directeur d’acteurs (le tandem qu’il forme avec Toni Servillo occasionne généralement ses meilleures réalisations). Cinéaste aventureux, en témoigne ses deux excursions américaines (This Must Be the Place et Youth) ou son expérience à la télévision (la mini-série The Young Pope et sa suite, The New Pope), il revient en Italie pour son neuvième long-métrage, La Main de Dieu. Un double retour aux sources, puisqu’il tourne de nouveau dans sa ville natale, Naples (vingt ans après son coup d’essai, L’Homme en plus), pour s’essayer à un défi inédit, le récit autobiographique. Présenté à la Mostra en septembre dernier (on note une infidélité au Festival de Cannes qui s’explique par nom de son distributeur, Netflix, ne permettant pas sa participation à la compétition), il repart avec deux prix, le Lion d’Argent – Grand Prix du Jury et le prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir pour Filippo Scotti. Dans les années 80, à Naples, Fabietto Schisa (Filippo Scotti), adolescent mal dans sa peau, vit avec sa famille excentrique et haute en couleur. Mais son quotidien est soudain bouleversé lorsque Diego Maradona, légende planétaire du football, débarque à Naples et le sauve miraculeusement d’un terrible accident. Cette rencontre inattendue avec la star du ballon rond sera déterminante pour l’avenir du jeune homme.
Dans ses premiers mouvements, La Main de Dieu semble chercher à la fois son ton et son registre, quitte à désarçonner, en dépit, et c’est en cela paradoxal, de sa maestria formelle avérée. Le générique et sa caméra sillonnant les contours de la cité napolitaine, tendent autant vers le documentaire qu’ils peuvent apparaître telle une réponse à la séquence finale crépusculaire de Silvio et les autres, laquelle observait métaphoriquement les dégâts de plusieurs années de politique Berlusconienne, résumées en une catastrophe naturelle. Ce saut en arrière dans le temps, inscrit dans une sorte de continuité de fond mais marqué par une rupture esthétique (la ville sublime et solaire n’évoque en rien les tragiques plans contemplant les ruines de l’Aquila), se voit à son tour désamorcé par le prologue. Une femme, Patrizia (Luisa Ranieri), attend un bus, lorsqu’une voiture s’arrête et qu’un homme, San Genarro, l’interpelle, avant d’entamer avec elle un dialogue intime (on apprend qu’elle ne parvient pas à avoir d’enfant) et l’inviter dans son immense propriété. Le réalisme inaugural bascule vers une imagerie symbolique à caractère religieux (dimension accentuée par l’énigmatique moinillon) jusqu’à emprunter une tournure proche du conte de fées. Le rappel à la réalité sera brutal, à peine rentrée à son domicile, son mari l’accuse de prostitution et se prend d’une colère folle doublée de pulsions d’une terrible violence. Enfermée dans sa chambre, elle appelle sa sœur à son secours, laquelle arrive au plus vite en compagnie de son mari et de son fils, Fabietto. Comme il l’a déjà fait, notamment sur Les Conséquences de l’amour et Silvio et les autres, Paolo Sorrentino retarde l’entrée en scène de son protagoniste, sauf qu’ici, le geste vient traduire une peur plus ou moins consciente, celle d’affronter la raison d’être hautement personnelle du projet : sa propre introspection. Longtemps le cinéaste, s’est « caché » derrière des héros réels ou fictifs, ne se livrant que par à-coups. Pour la première fois il avance sans masque, avec pour seule distance, le recul dont il dispose sur son propre vécu, le séparant de son avatar. Prudent, il recolle d’abord avec la veine si non explosive, la plus truculente de son cinéma, à l’image d’une séquence de repas de famille (beaux portraits d’individualités excentriques et pittoresques) suivie d’une balade en bateau autour de magnifiques calanques. Le film navigue entre deux eaux, où se mêlent passages comiques (dans la tradition de la comédie napolitaine) plutôt réjouissants et sidération visuelle aux accents grotesques, flirtant parfois avec la vulgarité tout en y résistant. On pense à cette vue subjective flottante à l’intérieur de l’embarcation, observant le corps sublimé et objectivé de Patrizia, illustrant la fascination amoureuse que nourrit son neveu autant qu’un fantasme du réalisateur.
Patient, le long-métrage est brutalement rattrapé par une gravité soudaine et Sorrentino par le cœur de son sujet, la naissance de sa vocation et de ses obsessions. Un double événement (l’un festif, l’autre tragique, intimement reliés) vient imposer un point de rupture narratif, modifiant en substance son approche. Soucieux de trouver le ton et la distance nécessaires afin de faire de sa jeunesse, un projet cinématographique à l’écho universel et non une banale fiction autocentrée, le cinéaste se livre à une mise à nu en même temps qu’il entreprend de dépouiller son dispositif formel. En atteste sa manière de se délester de ses références au sein même de sa fiction, les exposer à la vue de tous (Federico Fellini est interprété à l’écran, on note la présence d’une VHS d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone) et basculer vers une épure (visuelle et sonore) qu’on ne lui connaissait pas. La Main de Dieu, titre en hommage au but entaché de triche marqué par Diego Maradona (idole absolue du réalisateur, remercié après son Oscar, incarné par Roly Serrano dans Youth) lors de la Coupe du monde 1986, ne constitue pas qu’un simple clin d’œil. Ce geste devenu légendaire, en dépit de son caractère illicite, apparaît tel le leitmotiv d’un scénario ne lésinant pas sur les coups de force, avec le dessein inavoué de les transformer en élans de grâce. Un parti-pris à double tranchant, qui ne convainc que par intermittence, cassant la fluidité du récit, entachant sa recherche de souffle romanesque par instants, le revitalisant à d’autres. Par exemple, Patrizia, longtemps dépeinte comme un objet de désir inaccessible et presque irréel, devient à la faveur d’un rebondissement brusque, un beau personnage fragile et sensible, dont l’aspect fantasmatique n’existe plus que dans l’imaginaire de son héros. Cette dimension nouvelle, engendre l’une des séquences les plus belles et poétiques du métrage, celle d’un jubilatoire dépucelage. « Je n’aime plus la réalité. Elle est nulle » confie Fabietto (excellent Filippo Scotti, troublant de ressemblance avec son auteur), doux rêveur poussé à mûrir prématurément, s’inscrit dans la lignée des observateurs passifs qu’affectionnent le metteur en scène (Titta Di Girolamo, Jep Gambardella), lequel n’a jamais semblé aussi proche des différents acteurs qu’il filme. Attiré par les filles, le théâtre et le cinéma, son émancipation se construit autant autour des motifs attirant son regard, que de rencontres fondatrices inopinées. À l’instar cette virée nocturne en compagnie d’un garçon de son âge, entachée par une irruption de violence gratuite le rappelant au réel, ou de ce cinéaste (inspiré par Antonio Capuano, pour qui Sorrentino a co-scénarisé Polvere di Napoli en 1998) perturbant une représentation théâtrale avant de prendre sous son aile le jeune homme et lui prodiguer ses conseils. La peinture quasi sacrée de la salle obscure dans la seconde partie, aux airs de lieu de culte sanctuarisé, source inépuisable d’émerveillement, tranche avec la découverte du septième art par le protagoniste, effectuée sur le même poste de télévision que celui où il regarde les matches du SSC Napoli. Du petit au grand écran, cette illustration d’un amour grandissant et irrationnel, contraste avec le mouvement progressif de la réalisation, abandonnant à l’inverse ses envies de démesure pour tutoyer une sobriété inédite. C’est peut-être dans ces petits détails faussement anodins que La Main de Dieu est le plus beau et le plus désarmant de justesse. Sincère et imparfaite, tendre et mélancolique, cette évocation autobiographique, si elle n’atteint probablement pas la densité de ses modèles avérés ou inavoués (Amarcord de Fellini, Roma de Cuarón) séduit sans la moindre ambiguïté.
The Power of the Dog de Jane Campion (2021)
À plus d’un titre, 2021 aura été marqué par le retour sur le devant de la scène de Jane Campion. D’abord sur toutes les lèvres au moment de la remise de la Palme d’Or pour Titane en juillet dernier, faisant de Julia Ducournau sa successeure en tant que femme consacrée sur la Croisette, près de trente ans après La Leçon de Piano. Ensuite par une double actualité : son statut de récipiendaire du 13ème Prix Lumière et son retour au grand écran remarqué à la Mostra, où elle reçut en septembre le Lion d’argent de la meilleure réalisation pour The Power of the Dog. La cinéaste néo-zélandaise n’avait plus signé de long-métrage depuis Bright Star en 2009, son évocation des dernières années de vie du poète anglais John Keats. Entre-temps, elle s’est illustrée à la télévision en s’attelant à mettre en scène deux saisons de Top of the Lake, lassée selon ses dires du manque d’audace de l’industrie cinématographique. Annoncé dès 2019, ce nouveau film est une adaptation d’un roman de Thomas Savage publié en 1967 (traduit très tardivement en France, soit en 2002). Après quelques contretemps occasionnés par la pandémie COVID-19, le tournage (qui eut lieu dans le sud de la Nouvelle-Zélande, dans l’Otago) se termine à l’été 2020. Produit notamment par la BBC Films mais distribué mondialement par Netflix, le projet est dans les tuyaux pour concourir à Cannes, mais il se heurte à l’intransigeance « politique » de la plateforme. En effet, celle-ci refuse d’envisager une sortie dans les salles françaises (condition sine qua non à sa participation en compétition) et ne veut se résoudre à l’envoyer hors compétition. Il se fait donc remarquer à Venise, où il reçoit un accueil triomphal en plus de figurer au palmarès, avant d’arriver sur les écrans du monde entier au mois de décembre. Western délicat, The Power of The Dog nous plonge dans les années 20, au cœur du Montana. Les frères Phil (Benedict Cumberbatch) et George Burbank (Jesse Plemons) sont diamétralement opposés. Autant Phil est raffiné, brillant et cruel, autant George est flegmatique, méticuleux et bienveillant. À eux deux, ils sont à la tête du plus gros ranch de la vallée. Une région, loin de la modernité galopante du XXème siècle, où les hommes assument toujours leur virilité et où l’on vénère la figure de Bronco Henry, le plus grand cow-boy que Phil ait jamais rencontré. Lorsque George épouse en secret Rose (Kirsten Dunst), une jeune veuve et l’invite à s’installer chez eux, son frère, ivre de colère, se met en tête d’anéantir celle-ci. Il cherche alors à atteindre la femme en se servant de son fils Peter (Kodi Smit-McPhee), garçon sensible et efféminé, comme d’un pion dans sa stratégie sadique et sans merci…
Bien que situé en 1925, The Power of the Dog ressuscite une certaine idée du western classique. Loin des colts, des pistoleros et des duels, le cow-boy est ici renvoyé à son statut séminal de garçon vacher et de propriétaire terrien. Campion fait montre d’un véritable amour du genre et multiplie les références à John Ford (tels ces échos au plan final de La Prisonnière du désert) ou s’amuse à détourner l’image de l’Indien belliqueux (ici de simples voyageurs à la recherche de cuir, dans une séquence capitale). Plus encore, elle parvient à y injecter des problématiques et des thématiques contemporaines sans que le tout ne paraisse forcé ou didactique. Magnifié par un usage sublime du format scope, une photographie à tomber (signée Ari Wegner, chef opératrice à l’œuvre sur In Fabric, The Young Lady ou encore la deuxième saison de The Girlfriend Experience) et les majestueux décors de ce Montana néo-zélandais, le film se pose peut-être comme la plus grande réussite formelle de son autrice. Il est regrettable que le public français ne puisse pas le découvrir sur grand écran. Alternant les cadres grandioses sur les vastes étendues et les gros plans sensuels, charnels, la cinéaste affirme une volonté d’ampleur rare doublée d’une attention précieuse aux détails, créant ainsi un jeu sur les échelles où se côtoient indistinctement l’immense et l’infime, le général et le particulier. Des mains de travailleurs qui s’affairent sur une corde, des gouttes de sang sur un épi de blé, prennent autant d’importance et de sens, que des montagnes enneigées ou baignées de soleil. Le travail sur la lumière dépasse largement la seule prouesse esthétique, il a un rôle crucial sur le plan narratif. Les choix d’éclairages tendent à modifier la vision des personnages, parfois même changer leurs relations, voire leurs rapports de force au détour d’une scène pivot. Le long-métrage se pose en fresque intimiste et anti-démonstrative (importance capitale des non-dits, de la suggestion, de l’implicite), d’une précision et d’une maîtrise impressionnantes, régie selon une temporalité lente, patiente et elliptique. Le récit morcelé en chapitres comme autant de saisons, voit l’environnement évoluer, la nature naître, muter et mourir, au même rythme que les relations humaines. Ce souffle romanesque s’accompagne d’une certaine sécheresse émotionnelle (qui n’exclut pas une forme de lyrisme), loin de maintenir le spectateur à distance, elle l’emporte au contraire dans un subtil engrenage machiavélique et vénéneux au gré de séquences réussies. Parmi celles-là, notons un incroyable face à face où Phil, banjo en main, humilie Rose, assise au piano, dans un duel musical, ou encore une ultime nuit qui scellera définitivement le destin de cette famille.
Écrit en pensant à Benedict Cumberbatch et Elisabeth Moss, le casting fut soumis à quelques remaniements au moment d’attaquer le tournage en janvier 2020. L’actrice pressentie était bloquée par ses impératifs sur The Handmaid’s Tale, quant à Paul Dano, envisagé dans le rôle de George, il dut renoncer pour cause de conflits d’emplois du temps en raison de sa participation à The Batman de Matt Reeves. Kirsten Dunst et Jesse Plemons les ont ainsi remplacés, tandis que Kodi Smit-McPhee (La Route) alors que Thomasin McKenzie (Leave no Trace) complètent la distribution. Au-delà de tout superlatif, l’ensemble du casting constitue l’un des points forts du film, Cumberbatch en tête. Dans la peau de Phil, à la fois monstrueux et tragique, le comédien renvoie au Daniel Plainview interprété par Daniel Day-Lewis dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson, chef-d’œuvre auquel se réfère souvent The Power of The Dog, tant dans sa maestria à mêler le grand spectacle et l’intime qu’à travers la superbe bande originale composée par le même Jonny Greenwood. Brillant, cruel et antipathique, annonçant chacune de ses arrivées par un sifflement tel Hans Beckert dans M le maudit, le comédien trouve enfin au cinéma, un rôle à la mesure de son talent. Ambigu et ambivalent, le personnage est à l’image d’un long-métrage insaisissable, changeant perpétuellement de protagoniste et de point de vue, dont les enjeux se révèlent progressivement tout en ne cessant de se densifier de chapitre en chapitre. À mesure que les figures se dévoilent, les apparences se fissurent et l’être supplante le paraître, en témoigne cette scène en présence des parents Burbank et du gouverneur où les masques de la fratrie tombent, entraînant la perte de repères de la jeune épouse. Le récit s’articule autour de divers affrontements insidieux superposés jusqu’à l’étouffement et l’inéluctable : la rivalité originelle entre les deux frères, la jalousie de l’aîné lorsqu’une femme s’installe à leurs côtés, la rancœur de cette dernière à son égard après l’humiliation qu’il a infligée à son fils… De ces thématiques quasi bibliques ou antiques, émergent la figure faussement fragile de Peter (très bon Smit-McPhee) et son dessein patient et vengeur. Fait étonnant dans la filmographie de Jane Campion, le personnage de Rose (magnifiquement campé par Dunst), s’efface presque progressivement au sein du quatuor d’individualités motrices de l’intrigue. Lorsque la cinéaste semble citer sa Leçon de piano, soit par le biais d’une séquence musicale évoquée plus haut, soit par l’analogie qui peut naturellement s’effectuer entre certains traits de caractère de Phil et ceux qui définissaient autrefois le colon Alistair Stewart (Sam Neill), c’est pour mieux désamorcer la référence. Le tout avance alors tel un jeu de fausses pistes, dominé par des hommes à la masculinité toxique et aux comportements abusifs, remplis de sous-entendus homosexuels, de frustrations contenues et de rituels cryptiques. En ce sens, le mystérieux Bronco Henry (que l’on ne verra jamais à l’écran) cristallise toutes les passions et tous les souvenirs, son ombre venant obscurcir le quotidien de la famille. En résulte un film fascinant, complexe et exigeant, une œuvre dense et parfaitement maîtrisée, signant le retour en grâce d’une réalisatrice plus que jamais à part dans l’histoire du cinéma contemporain, renouant magistralement avec la veine la plus ambitieuse de sa carrière.
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