Le cinéma de genre sans violence, c’est un peu comme un repas sans dessert. Pour la cuvée 2024 de L’Étrange Festival – ses trente ans –, elle s’illustre notamment par la vengeance, la pulsion de mort ou le meurtre en série. Au-delà de Kidnapping Inc. (présenté en « Nouveaux Talents ») et Kill, sur lesquels nous reviendrons, trois films de la programmation se rejoignent sur l’idée de l’impunité, moteur de l’action pour les personnages.
Sayara, de Can Evrenol (en Compétition internationale), enfonce un clou jusqu’au-boutiste dans la représentation visuelle de l’extrême. À Istanbul, une jeune Turkmène, Sayara, est femme de ménage dans une salle de sport, dont le gérant Baris entretient secrètement une liaison avec la sœur de Sayara. Lorsque celle-ci est retrouvée morte devant le domicile de Baris et que la justice classe l’affaire en simple suicide pour cacher la responsabilité avérée de l’élite stambouliote, Sayara compte bien se faire justice elle-même, d’autant que son défunt père des forces spéciales lui a transmis pendant sa tendre enfance (!) toutes les techniques de combat Sambo… Un rape and revenge efficace ne se refuse pas, en particulier lorsqu’il est construit aussi simplement que celui-ci, avec des actes bien définis et une absence de fioritures scénaristiques. Tout le monde y a son caractère pré-affirmé pour bien prouver l’immuabilité de la corruption en Turquie, tant au niveau politique que policier.
En s’emparant de la caution de « histoire vraie », Can Evrenol excite toujours davantage la cocotte-minute d’hémoglobine – en définitive, Sayara est là pour neutraliser quiconque aura participé de près ou de loin, à la disparition de sa sœur –, toujours minutieusement illustrée, en flashbacks, par l’apprentissage de la fillette avec son père au Turkménistan. Blocage de dos, étranglement, défonçage de tête et arrachage de peau du cou (avec les dents) constituent le principal spectacle de ce plaisir plutôt coupable et ludique qui ne recule devant aucune outrance sanguinolente ou craquelante. La naïveté hargneuse (voire un peu complaisante) qui se dégage de Sayara en fait finalement la saveur, bien que la critique du système de valeurs turc, à la faveur des puissants, s’émousse en chemin…
L’impunité dépend aussi de la manière dont les figures du récit s’y prennent. Dans Gold Boy (également en Compétition internationale), le jeu de manipulation entre un homme aux dents longues et des adolescents loin d‘être innocents consiste à se faire mutuellement chanter, sans jamais être inquiétés de leurs actes. Lors d’une promenade, trois collégiens filment malgré eux un double homicide en arrière-plan d’une vidéo. Ils retrouvent facilement le coupable, qui se lamente d’un terrible accident dans les médias et auprès de la police. Or il y a beaucoup d’argent en jeu, car le criminel pourrait bien hériter de l’entreprise de son épouse. La négociation peut commencer, mais nul ne sait jusqu’où elle ira. Nous sommes tout de même fascinés par l’immoralité cynique trônant en pleine normalité au cœur du film. Les protagonistes ont la bonne foi de de ne se cacher derrière aucune excuse. La violence et la vénalité coulent dans leurs veines, et peut-être même aussi un instinct de mort. Comme d’habitude, les enquêteurs sont bientôt dépassés pas la tournure des événements, laissant une carte blanche aux auteurs pour sévir, à partir du moment où ils n’auraient pas laissé d’indices derrière eux.
Dans sa façon de redistribuer les cartes du bien et du mal, Gold Boy est une curiosité orchestrant, par contrastes, des variations autour de la monstruosité, dans un emballage de feel good movie des années 80, néo-Goonies. De la finitude des choses, aussi. Ce n’est pas un hasard si le réalisateur Shûsuke Kaneko emprunte la marche funèbre du début de la 5e Symphonie de Mahler (dans son portrait du jeune instigateur), ainsi que son célèbre mouvement lent (dans la peinture des amours adolescentes), deux cris du cœur viscéralement éloignés et qui se rapportent au monde de tous les possibles des années collège. Le flux du film ne se laisse pas perturber. C’est peut-être là son défaut. Bon sous tous rapports, il manque sûrement de la folie qui le sortirait de son propre classicisme romanesque et propret.
Au contraire, le surprenant « classicisme » de Fabrice Du Welz dans Maldoror (section « Mondovision ») hisse au sommet son dernier long-métrage, en salles en janvier 2025. Son adaptation finement documentée de l’affaire Dutroux fait mouche justement parce qu’elle évite les clichés, le misérabilisme et le sordide. Nous avions connu le cinéaste bien plus lyrique, dans l’épanchement. Là, c’est tout le contraire. Il tient précisément à reconstituer une époque de « mésentente » dramatique – euphémisme – entre la police communale, la police judiciaire et la gendarmerie belges, qui empêchait les affaires les plus sensibles de se résoudre, faute de moyens humains et de bonne volonté du personnel sur le terrain. Maldoror, du nom de l’opération spéciale de la gendarmerie (1995-1996) visant à pister un suspect-clé dans la disparition de deux fillettes près de Liège (puis de bien plus, dans différentes régions du plat pays), suit ses deux hommes de main, Paul Chartier (extraordinaire Anthony Bajon) et son collègue Luis (Alexis Manenti, sur le fil du rasoir), à la recherche d’indices face aux institutions dysfonctionnelles.
L’œil affûté de Fabrice Du Welz s’attarde sur toutes les raisons pour lesquelles l’enquête reste au point mort, et le sentiment d’injustice domine de façon prégnante ces 2h30. Rien n’est à enlever, ni dans l’évolution du couple de Paul Chartier, ni dans le développement du buddy movie, ni dans l’expression de la peur et des coups de sang. L’atmosphère sombre et tendue, entre brique et tôle, entre caves aménagées et rues sans histoires, déploie un mystère constant. L’impunité est la marque de l’impuissance des populations, d’une réforme judiciaire qui se fait attendre. Et Paul Chartier décide terminer lui-même ses investigations, quitte à y perdre sa famille et sa vie. Sa trajectoire de combattant du bien, jusqu’à pire, rencontre l’aspect le plus dérangeant du film : non pas la mise en scène de la pédophilie, mais la violence institutionnelle de décideurs déconnectés. Glaçant car fidèle aux faits, bouleversant car empathique avec son (anti-)héros, Maldoror frappe juste et fort.
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