L’Etrange Festival détient cette capacité à faire de l’éclectisme un ensemble cohérent et harmonieux, où les individualités créatrices communiquent tacitement entre elles : ainsi, parmi les foisonnantes propositions artistiques de cette 30e édition, de l’anticipation au conte d’émancipation, du drame épidémique à la tragédie familiale, et de l’univers organique cronenbergien au monde délicat en pâte à modeler, il n’y a qu’un pas. À travers Else —première européenne— du réalisateur français Thibault Emin et Mémoires d’un escargot de l’australien Adam Elliot, s’exprime, sur deux branches harmoniques divergentes, ce que l’on pourrait nommer « La fusion des êtres dans le décor comme métamorphose de la solitude ».
Else, premier long métrage de Thibault Emin, tiré de son court réalisé en 2007, montre un futur proche aux prémisses de l’apocalypse, où Anx (Matthieu Sampeur) et Cassandre (Edith Proust de la Comédie Française) viennent tout juste de se rencontrer, et leur complicité espiègle et délirante de se transformer en amour. Portés par l’ivresse de leurs sentiments naissants, ils s’aiment et se chamaillent dans l’appartement d’Anx, dont la chambre, splendide décor géométrique et chromatique, convoque la sensation d’un refuge onirique, à l’abri de l’inquiétante noirceur du monde extérieur : car dehors, un mystérieux virus se propage par le simple regard, condamnant les êtres à se fondre dans l’inanimé.
Else s’ouvre à la manière d’une comédie sentimentale autour du jeune couple en devenir, pour peu à peu emprunter des chemins sombres et torturés ; dans une esthétique et une narration qui subissent la métamorphose à mesure que l’épidémie s’étend, comme une lente et funèbre mutation dont les racines envahissent le monde et l’image. Chez Thibault Emin, la nature du virus épidémique transcende la dimension apocalyptique et la notion de survie de l’espèce humaine : Else illustre l’amalgame de l’animé à l’inerte afin d’explorer la douleur et sa représentation ; l’esthétique fusionnelle de la rencontre entre la chair et le matériau ; et la transformation dans son aspect à la fois narratif et esthétique, mais aussi extra-diégétique dans la métamorphose du film même, qui se déploie comme une immersion dans plusieurs films-mondes successifs. Le regard éprouve la transfiguration, à la fois fictivement, au regard du récit ; et artistiquement, au regard de Else en tant qu’œuvre polymorphe et submersive. Thibault Emin crée le décor vivant d’une solitude existentielle, où les images se confondent et s’enlacent, et où l’œil se fait vecteur d’immortalité.
Là où Else illustre la solitude par son enracinement au sein d’une dystopie, où l’humanité se fond littéralement dans le décor, Mémoires d’un escargot l’intègre à travers le prisme poétique et intime de l’enfance dans la tragédie familiale. La métamorphose de la solitude rend hommage à sa polysémie dans le dernier film du cinéaste d’animation Adam Elliot. Là où Else consacrait sa temporalité sur une tranche plus ou moins définie, le dernier film du réalisateur australien compose un récit à la première personne de la petite Grace Pudel, sa protagoniste, sur plusieurs années.
Mémoires d’un escargot se déploie telle une fresque familiale tragique : Grace, passionnée par les escargots, vit avec son frère jumeau Gilbert, passionné par le feu, et leur père, ex-magicien en invalidité et devenu alcoolique suite à un accident. Chaque jour, Gilbert défend sa sœur à l’école des méchants enfants qui la malmènent ; et chaque soir, Grace prend soin de ses petits escargots, avant de s’installer dans le canapé du salon avec son frère, pour lire Sa Majesté des mouches, Oliver Twist et autres romans d’apprentissage, devant leur père assoupi dans son fauteuil —souvent un verre vide à la main. Les jumeaux interrompent furtivement et régulièrement leur lecture, tendant l’oreille pour vérifier respiration de leur père, sujet à l’apnée du sommeil : en cas de silence prolongé, ils applaudissent pour le réveiller, dans un rituel musical empreint de drôlerie. Adam Elliot manie l’art de l’équilibre entre le sourire et les larmes avec une justesse bouleversante, où chaque pincement au cœur s’emplit de joie, et chaque détour comique se berce d’une étreinte mélancolique. L’animation en pâte à modeler, à la fois poétique et burlesque, convoque à merveille le point de vue de l’enfance via le personnage de Grace : au cœur des images, chaque recoin recèle de détails délicats et teintés d’humour, portés par la voix off à la première personne, qui oscille sans cesse entre l’amertume et le rire ; et les jeux de mots imagés autour des coquilles d’escargots qui tourbillonnent.
Mémoires d’un escargot déclame un poème bouleversant du début à la fin, articulant des thématiques à la teneur existentielle puissamment évocatrice —la gémellité, la parentalité, la séparation, la religion, la solitude. Au-delà d’un récit d’émancipation juste et sensible, le film d’Adam Elliot cristallise la solitude imposée et la métamorphose de l’identité face au miroir des relations humaines. On aime à retenir cette pensée immensément élégiaque, prononcée par la petite Grace, esseulée, face à ses escargots en céramique : « Mes escargots, au moins, ne me jugeront jamais, ne me quitteront jamais, et ne mourront jamais ».
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