Le premier jour de cette édition 2023 de l’Etrange Festival furent concomitamment projetés deux films sud-coréens dont les ressemblances ne laissent pas de troubler : The Childe de Park Hoon-jung (Compétition internationale), qui fit l’ouverture et lança la riche douzaine de jours de l’événement cinéphile, et On the Line de Kim Gok et Kim Sun (MondoVision). Creusant les mêmes sillons thématiques, soulevant les mêmes constats sociaux, œuvrant dans le même genre mêlant film noir et thriller d’action dont le Pays du Matin Calme raffole, les deux films recèlent en eux plus ou moins les mêmes qualités et les mêmes défauts, prometteurs et efficaces comme divertissements enlevés et un brin badass mais n’exploitant pas aussi profondément qu’ils le pourraient leurs véritables enjeux politiques, pourtant potentiellement puissants.

The Childe se penche sur le cas des kopino, population mêlant origines philippines et coréennes émanant directement du tourisme sexuel, moqués et méprisés justement pour le caractère trivial de leur existence, entre mère prostituée par défaut d’argent et père étranger fortuné ayant coupé tous les ponts avec une autre famille par trop compromettante. Marco (Kang Tae-joo) est un kopino, donc ; il combat avec puissance et lassitude lors de matchs de boxe lui permettant de payer l’opération qui doit sauver sa mère de la mort. C’est le moment que choisit son père pour tenter de renouer les liens avec ce fils non désiré, l’attirant en lui faisant miroiter le fait qu’il financera l’opération salvatrice. Bien entendu, les motifs de cette prise de contact inattendue s’avèreront totalement intéressés, entraînant Marco à fuir le gang de requins sans scrupules qui s’ébattent autour de lui en souhaitant tout autant sa mort que celle de leurs adversaires : le demi-frère et la demi-sœur de Marco (Kim Kang-woo et Jung Lael) opposés dans une sordide histoire d’héritage de l’empire financier du père, une tueuse à gages sans pitié (Go Ara) et son épigone masculin au pseudonyme donnant son titre au film, machine de mort agissant dans une décontraction d’abord inquiétante pour devenir peu à peu burlesque (The Childe est interprété par Kim Seon-ho, star de dramas coréens charismatique en diable).

Le film de Park n’est pas sans évoquer le très beau The Murderer de Na Hong-jin (2010), polar d’action presque épuisant par la dépense énergétique de son personnage étranger venant en Corée du Sud pour faire vivre sa famille en exécutant un contrat louche et devant, à l’instar de Marco, fuir les diverses mafias qu’il a fâchées. Plus que leur énergie et la course perpétuelle qu’ils mettent en scène, le point commun le plus passionnant entre les deux films s’avère être cette façon de placer au centre de leur intrigue en forme d’étau un personnage désœuvré, loin de ses repères habituels et des siens, n’ayant pour lui que son instinct de survie face à la brutalité d’un monde qui rejette les gens de basse condition. De ce point de vue, on peut considérer The Childe comme un vrai film social dissertant sur la cruauté du monde envers les faibles, qui ne peuvent vivre que du sacrifice des leurs et de la monétisation de leur corps (de sa mère qui a dû vivre de la prostitution à ce fils dont on veut retirer le cœur pour le greffer à son riche père mourant, comme si l’organe était la simple pile d’un jouet interchangeable à l’envi).

Si le long métrage esquisse ce tableau sans appel, Park a cependant la mauvaise idée de faire tomber son récit dans un second degré certes parfois très drôle mais affaiblissant ici tout de même la noirceur de sa charge sociale. D’abord anxiogène du fait de la caractérisation de son personnage de tueur glacé et apparemment invincible, The Childe deviendrait presque une sorte de chose un peu bancale mêlant le ton des comédies des frères Coen au cinéma d’action ludique américain de type Bullet Train, très en vogue. Si le film de Park Hoon-jung est loin d’être déplaisant, il pouvait assurément acérer encore son regard sur les inéquités du monde en s’empêchant de finalement privilégier le seul divertissement.

On the Line, autre film où ce sont les pauvres ou les classes moyennes qui trinquent face aux puissants, semble un peu plus réussi. Ce long métrage s’attelle à montrer les mécanismes de l’hameçonnage téléphonique (le fishing) à travers une arnaque touchant un groupe d’ouvriers et leur famille. L’un des employés lésés, le chef de chantier et ancien policier Seo-joon (Byun Yoo-han), heurté par la détresse de ses subordonnés (dont l’un d’entre eux, comme une obsession mélodramatique coréenne, manque d’argent pour sauver sa fille malade), décide de remonter la filière mafieuse coupable de l’escroquerie, quitte à casser des bouches et à mettre sa vie en péril.

La qualité du film provient de sa manière de rendre concret, d’incarner littéralement par les coups et le sang un système mafieux dont les malversations s’appuient justement sur l’abstraction des réseaux de communication mondialisés. La représentation de cette entreprise de malfaiteurs saisit par sa force anxiogène, montrée comme un open space du Mal, reprenant à son compte un dispositif représentatif d’un système libéral dont les mafias sont les rejetons les moins nobles, les plus clandestins mais régis par les mêmes instincts et les mêmes objectifs (faire de l’argent, pour aller vite). Cependant, comme The Childe, On the Line se repose peut-être un peu trop sur les lauriers du cinéma d’action « à la coréenne », n’exploitant pas assez les ressources de l’impalpable que suppose son sujet comme le laissait pourtant augurer sa formidable ouverture. Paradoxalement, la qualité incarnatrice que nous soulevons plus haut s’avère donc aussi quelque peu la limite du film de Kim Gok et Kim Sun. Le catalogue du festival le compare à Hacker de Michael Mann (2015) ; si le rapprochement se tient thématiquement parlant, le film coréen abandonne vite l’idée d’une volonté de filmer la virtualité de la malfaisance, de faire de l’abstraction inhérente au sujet lui-même la force motrice du récit ; c’est ce que parvenait à faire Michael Mann, et qui faisait de son film l’un de ses tout meilleurs, perpétuellement et injustement sous-estimé, comme une refonte en forme de série B de la beauté glacée et délavée de son Miami Vice (2006).

Arrêtons de pinailler : s’il n’atteint pas à la majesté du film auquel il semble se référer, On the Line reste une œuvre de qualité, et un regard finalement assez terrible sur un monde contemporain vampirisant les faibles pour nourrir les forts, dans une sorte de reconduction d’un darwinisme larvé obligeant à la révolte (dans un sens presque camusien du terme) pour tenter d’exister et de renverser l’oppression des systèmes, ne serait-ce que momentanément.

Don’t Buy the Seller (Compétition Internationale) est fait du même bois que les deux films précédents, mais n’a pas pour autant le bagout d’On the Line. Il y est également question d’arnaques au consommateur, cette fois dans le monde des petites annonces en ligne. Soo Hyun (Hae Sun Shin) vient d’emménager dans un nouvel appartement où la machine à laver est hors service. Elle recherche activement un appareil d’occasion, mais elle en choisit un qui, une fois reçu, est dans le même état que celui dont elle voulait se débarrasser. La jeune femme entreprend alors des recherches entre sites et pseudos afin de retrouver l’arnaqueur, qui applique minutieusement un plan récurrent de piratage, d’intimidation, de harcèlement et de meurtre (voler ses victimes et mieux s’enrichir, encore cette même notion d’injustice).

Pour faire passer la pilule du trouble causé par l’intrusion progressive du vendeur tueur dans la vie de Soo Hyun, le réalisateur Hee-kon Park introduit maladroitement des passages feel good (ouvrant pourtant d’autres clés de lecture) avec l’amie et collègue de la protagoniste, des ouvriers de chantier qu’elle essaye de se mettre dans la poche, un patron (un peu trop) amoureux et gênant, ou même des bras cassés de la police, incapables de mettre la main sur le coupable. Car la tension prend du galon au fur et à mesure du film, dans une course contre la montre qui vise à éviter à tout prix le contact humain, notion ironiquement à rebours d’une transaction entre particuliers pour un objet. On devient témoin de la paranoïa naissante et de la déchéance psychologique du personnage. On voit transparaître tous les vides juridiques, et surtout la méconnaissance profonde des dangers d’internet, aussi bien par les citoyens que par les représentants de l’ « ordre ». Soo Hyun cherche à se faire justice soi-même, contacte son arnaqueur avant que la police, incapable d’anticiper un piratage ou une agression, ne puisse comprendre comment le faire. Le long métrage gagne en frontalité lorsqu’il se veut jusqu’au-boutiste, comme dans son dernier quart. La menace est partout, sur smartphone ou dans la rue, et le degré de dangerosité du logis atteint des sommets. Il aura toutefois fallu trois quarts assez indécis et à vrai dire déviant légèrement du sujet avant celui-ci ne soit pris à bras le corps, et qu’il ne livre des scène de thriller dignes de ce nom.

Si les trois films se diluent dans des genres périphériques à leur argument de vente, leur maîtrise sur des thématiques dans l’air du temps ne fait aucun doute. Déconnexion et libéralisme, thèmes de prédilection du cinéma coréen populaire de ces prochaines années ?

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