Bien que l’armada coréenne soit conséquente cette année à l’Etrange Festival, une autre cinématographie s’impose lors de cette édition 2023 par son importante présence : le cinéma de genre australien, toujours attrayant, souvent décalé et joliment délesté de toute graisse superflue, démarche suscitant régulièrement un véritable malaise dans les oeuvres des meilleurs cinéastes provenant du pays-continent. Nous parlerons dans un autre compte-rendu du très beau The Survival of Kindness de Rolf De Heer, nous signalerons que l’Australie faisait aussi partie de la sélection patrimoniale Pépites de l’Etrange avec le polar de Bruce Beresford L’Attaque du fourgon blindé (1978), raide comme un coup de matraque, avant de nous concentrer ici sur deux autres films aussies eux-mêmes minimalistes dans leur genre.

D’abord, Carnifex (Découverte Canal+), premier long métrage comme réalisateur du monteur Sean Lahiff, qui aborde de biais le sous-genre du film d’animal sauvage, faisant de la terreur qu’il développe dans son dernier mouvement un élément qui intervient presque par inadvertance. Que raconte en effet ce film sylvestre sinon l’amour de la nature par deux éthologues cherchant à sauver un coin de forêt primaire en filmant les espèces qui y fraient, accompagnés par une documentariste néophyte mais respectueuse de l’environnement ? Une bonne part du long métrage montre leur trajet dans la forêt, jalonné par les caméras à capture de mouvement permettant aux scientifiques d’observer, de façon finalement presque voyeuriste, la vie des animaux passant par là. La bête inconnue (le « carnifex » du titre) n’est finalement qu’euphémique ; nous ne la voyons que de manière très parcellaire : un mouvement dans les branches des arbres, un grondement, une patte menaçante, les carcasses des animaux qu’elle attaque pour se nourrir, une scène par ci par là où nous l’imaginons assaillir un chasseur du cru.

Telle est la beauté de ce Carnifex qui n’invente rien mais qui, justement, fait monter la tension avec rien d’autre que l’imagination, le fantasme de la bestialité, dans une démarche qui ressemble fortement à ce qu’a pu faire en son temps Jacques Tourneur dans son cinéma fantastique (portion congrue mais capitale de son cinéma), art fait d’ombres, de lumières et de mouvements, donnant une place prépondérante au cadre et au hors-champ. Cette épouvante latente se place au sein d’un écrin de verdure imposant, tout à la fois révélateur de la paix presque bucolique qu’il suscite et symbolique des terreurs enfantines et primitives des conte de fées. L’approche du film d’animal sauvage est donc tout à la fois écologique (ceci semble d’autant plus prégnant par le fait que la bête, dans le récit, ne tue que des membres de l’espèce humaine, responsable de son exhumation des temps passés, le « carnifex » étant un animal considéré comme fossile réveillé par les terribles incendies des forêts australiennes ayant eu lieu ces dernières années) et presque fantasmatique, faisant du marsupial tueur une sorte de retour de bâton de l’action humaine, animalisation de ses méfaits.

Il est certainement dommage que les vingt dernières minutes du film de Sean Lahiff abandonnent quelque peu cette horreur paradoxale mêlant quiétude et sauvagerie pour assurer le spectacle attendu du combat entre les trois protagonistes et le « carnifex » qui les pourchasse, sorte de double du fameux tyrannosaure spielbergien, le long métrage s’évertuant à montrer l’animal alors même que sa dissimulation faisait tout le sel de la mise en scène. Mais il n’empêche que la façon tout aussi feutrée qu’habile qu’a le réalisateur australien d’aborder l’épouvante pendant plus d’une heure fait très plaisir à voir.

Autre film australien marquant de cette édition 2023 de l’Etrange Festival, You’ll Never Find Me (Compétition Internationale) du duo de réalisateurs Josiah Allen et Indianna Bell s’avère une proposition forte de huis clos paranoïaque. Patrick (Brendan Rock, masse placide et inquiète provoquant à chaque mot une angoisse sourde) vit dans une petite bicoque placée au sein d’un complexe de logements bon marché. Une nuit de violent orage, une jeune fille détrempée (Jordan Cowan, magnifiquement éberluée) frappe à sa porte pour s’abriter de la pluie battante avant de passer un coup de fil pour appeler un taxi qui la ramènera à l’hôtel où elle vit. S’ensuit une étrange et éphémère relation faite de méfiance, de peur de l’autre (de l’Autre) due au fait que chacun ne sache rien de son interlocuteur, un mélange de danger et de mélancolie transpirant des deux protagonistes.

Et la mise en scène d’installer une angoisse profonde par sa précision, multipliant les inserts sur les objets manipulés par les personnages, dont les apparitions, les disparitions (une boucle d’oreille) ou les modifications (une fiole médicamenteuse s’emplissant ou se vidant à l’envi, une trace de rouge à lèvres sur un verre apparente ou non selon les plans…) n’en finissent jamais de mettre en doute à la fois le récit et la véracité des propos prononcés par les deux personnages. De même, le travail sur le son, amplifiant tous les bruits et faisant de l’orage cinglant les murs et le toit de la petite maison un troisième personnage principal, instaure un climat expressionniste inconfortable, amorçant le chaos narratif qui sévira dans le dernier tiers, permettant de donner une concrétisation graphique aux incertitudes provoquées par les échanges dialogiques de Patrick et de la jeune femme qu’il accueille. Au malaise des silences, des corps se déplaçant plus ou moins lourdement, des propos à double sens, de l’étrangeté statique jamais prise en défaut succède alors l’explosion d’un récit faisant de la tempête rugissante le symbole climatique de l’ouragan que provoque le film en son sein ainsi que dans le cerveau du spectateur.

You’ll Never Find Me fait alors définitivement de la mise en doute sa raison d’être. Qui est Patrick ? Un fou dangereux tueur en série ? Un homme malade intoxiqué par sa médication ? Un pauvre hère fantasmant les moments qu’il vit ? Nous ne le saurons jamais. Qui est la jeune femme, anonyme ? Un être imaginaire inventé par l’esprit malade de l’homme qui l’accueille ? L’une de ses victimes que l’esprit du soi-disant tueur ferait revivre ? Un être réel se faisant piéger dans la souricière qu’est la petite maison ? Rien ne nous l’explique. Qu’est-ce que le film lui-même ? Une rencontre ayant lieu en bonne et due forme ou une pure vue de l’esprit ? Et Josiah Allen et et d’Indianna Bell de réaliser une œuvre étrangement théorique, redonnant tout son lustre à la force illusoire de l’art cinématographique ouvrant toutes les portes possibles de l’imagination et de l’interprétation. Ce grand chamboulement des esprits restera comme un moment marquant de cette édition.

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A propos de Michaël Delavaud

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