Depuis plusieurs éditions, le Festival Lumière a instaurée une section intitulée « Histoire Permanente des femmes cinéastes » visant à remettre en avant des réalisatrices parfois oubliées comme Larissa Chepitko, Dorothy Arzner, Barbara Loden, Ida Lupino… De plus, le festival de patrimoine a toujours gardé un œil sur le contemporain, en atteste notamment, la venue en 2018 de Claire Denis, qui avait présenté en avant-première High Life mais aussi accompagné une mini-rétrospectives, ponctuée par l’exercice de la masterclass. À travers cette deuxième partie de compte-rendu, nous avons souhaité nous pencher sur trois femmes cinéastes importantes dans le paysage actuel, ayant fait partie de notre programme au cours de cette édition. Il s’agit d’Alice Rohrwacher, de Chloé Zhao et de Sofia Coppola.
Rencontre avec Alice Rohrwacher – Mardi 13 Octobre
Durant les années 2010, plusieurs nouveaux visages se sont imposés au sein du cinéma italien, parmi lesquelles Alice Rohrwacher. Réalisatrice à ce jour de trois long-métrages, tous rediffusés durant le festival, elle a remporté en 2014, le Grand Prix à Cannes pour Les Merveilles puis en 2018, le prix du scénario pour Heureux comme Lazzaro avant d’intégrer le jury présidé par Alejandro González Iñarritu en 2019. Nous avons assisté à la masterclass qu’elle a donné à la Comédie-Odéon. Intronisée par l’homme-orchestre du festival lyonnais, Thierry Frémaux, a été diffusé en préambule son court-métrage Omelia contadina coréalisé cette année avec l’artiste JR. S’en est suivie une heure et demie de discussion animée par Virginie Apiou, dont voici quelques morceaux choisis. En début d’entretien, Alice Rohrwacher a été interrogée sur le choix du cinéma plutôt qu’un autre art, puisqu’elle s’exerce dans plusieurs disciplines (poésie, musique, photographie…). Pour fournir sa réponse, elle a cité avec malice, Larissa Chepitko, en invoquant le documentaire Larissa réalisé par son mari Elem Klimov en 1980 : « Je voulais faire de la musique, de la peinture mais je n’étais pas assez bonne dans ces domaines. Un jour, quelqu’un m’a dit, le cinéma, tu dois savoir faire un peu de tout mais pas forcément extraordinairement. » La réalisatrice a surenchéri : « J’ai fait la même chose, j’avais la musique, la peinture et la poésie, mais finalement c’est vrai que le cinéma, me permettait dé croiser plusieurs disciplines à l’image, comme un lieu de réunion. ». Avant de rentrer plus en profondeur sur ses propres réalisations, elle a parlé de sa découverte du grand-écran. Expliquant, avoir grandie dans une zone isolée de l’Italie, à une période de grande crise pour l’industrie, ses premiers contacts avec le cinéma eurent lieu sur un poste de télévision, elle évoqua notamment 1900 de Bernardo Bertolucci. « Plus tard quand j’ai eu la liberté de bouger, vivre dans une ville un peu plus grande, j’ai eu la possibilité d’aller au cinéma. Cela a été l’expérience la plus magnifique de ma vie, le fait de voir un film avec plein d’inconnus et rigoler tous ensemble. C’était excitant et incroyable. Quand j’ai rencontré le cinéma, ce fut le début d’un grand amour, peut-être aussi à cause de cette « privation » passée, j’ai pu découvrir des films qui ont changé mon regard. ». Au sujet de son premier choc cinématographique, elle cita, sans hésitation, À bout de souffle de Jean-Luc Godard, qui fut pour elle « La découverte de territoires inconnus, de nouveaux chemins pour raconter une histoire, loin des stéréotypes, des schémas que je connaissais. ». La notion de travail collectif est revenue à plusieurs reprises, elle confessa des débuts dans le théâtre comme origine possible à ce besoin d’équipe, d’énergie collective. Après avoir relaté l’expérience du tournage de son premier long-métrage Corpo Céleste, réalisé sans avoir mis en scène de court-métrage au préalable, elle a évoqué l’apprentissage du métier de réalisatrice dans la pratique. Elle justifia également son envie de privilégier la fiction à la réalité : « on peut finalement être plus proche de la réalité en passant par la fiction » ainsi que le rapport étroit qu’entretient son œuvre avec la jeunesse et les figures empruntées au conte. « Je crois beaucoup au conte de fée, plus qu’à la psychologie, lorsque l’on doit affronter des tragédies, l’imagerie du conte, notamment des monstres peut aider à les surmonter ». En bref et pour faire synthétique, au sortir de ce riche échange, l’envie de revisiter sa filmographie était grande.
Nomadland de Chloé Zhao (Etats-Unis, 2020)
« Les hommes vont et viennent, les villes s’élèvent et s’écroulent, des civilisations entières apparaissent puis disparaissent – seule reste la terre, à peine changée. La terre demeure, et la beauté déchirante où il n’y a aucun cœur à briser…. Il m’arrive parfois de songer, sans doute avec une certaine perversion, que l’homme n’est qu’un rêve, la pensée une illusion, et que seule la roche est réelle. La roche et le soleil. » Désert Solitaire, Edward Abbey
Remarquée pour ses deux premiers longs-métrages, Les Chansons que mes frères m’ont apprises (2015) et The Rider (2017), tous deux présentés à la quinzaine des réalisateurs, Chloé Zhao est rapidement devenue une cinéaste convoitée. Cette deuxième réalisation, qui se référait ouvertement au codes du western tout en y apposant un traitement naturaliste, brouillant la frontière entre le documentaire et la fiction, attire l’attention. Successivement, celle des Studios Marvel qui lui proposent l’adaptation d’Eternals (sortie attendue en novembre 2021) et de Frances McDormand, fraîchement oscarisée pour Three Billboards, qui fait appel à elle afin de mettre en scène un film tiré d’un livre dont elle détient les droits : Nomadland: Surviving America in the 21st Century de Jessica Bruder. Ouvrage de non-fiction conçu comme un travail de journalisme d’investigation, consacré en partie à la peinture de la vie nomade. Nomadland naît ainsi d’une étroite collaboration entre l’actrice/productrice et la réalisatrice. Plusieurs partis-pris vont émerger des conversations entre les deux femmes, notamment le choix d’une distribution hybride mêlant acteurs professionnels et vrais nomades, mais aussi par exemple, la fabrication de la maison mobile du personnage principal. Tourné sur la base d’un traitement davantage qu’un scénario achevé (Chloé Zhao réécrivant, ajustant quasi quotidiennement les scènes) et dans une durée étalée sur plusieurs mois (six), le film se déroule après l’effondrement économique d’une cité ouvrière du Nevada où vivait Fern (Frances McDormand). Elle décide de prendre la route à bord de son van aménagé et d’adopter une vie de nomade des temps modernes, en rupture avec les standards de la société actuelle. Diverses rencontres vont l’accompagner dans sa découverte des vastes étendues de l’Ouest américain. Présenté lors de trois festivals au cours du mois de septembre, Toronto, Saint-Sébastien et surtout Venise, Nomadland a remporté le Lion d’Or lors de la 77ème Mostra.
Articulé autour d’un récit minimaliste, à la fois délibérément répétitif et peu spectaculaire, Chloé Zhao construit une trame narrative où l’intimité de son héroïne, les interactions entre les personnages, priment sur la nature des péripéties. Histoire de solitude et de rencontres, Nomadland prend à sa manière le contrepied du genre dans lequel il s’inscrit, le road movie, en créant une sensation de stagnation, en lieu et place des mouvements réguliers de Fern. Des partis-pris radicaux auxquels s’ajoute une grammaire épurée, alternant gros plans sur le visage de son actrice, ses mains, son corps, contrebalancée par les cadres larges des vastes étendues de l’ouest américaine. Il s’agit là d’affirmer et interroger d’un même geste, la place de l’héroïne au sein d’un décor à la fois immuable et temporaire, éphémère. La réalisatrice reconduit sa volonté d’indifférencier ce qui relève du documentaire et de la fiction : se croisent acteurs confirmés et non professionnels, impossible de deviner ce qui relève de l’écriture et de l’improvisation. En résulte un métrage oscillant entre le naturalisme et des velléités contemplatives, animé par l’idée de filmer des tranches de vie dans leur plus stricte vérité, plutôt que recréer celle-ci artificiellement, capter l’essence d’un décor, lui donner un sens, une histoire, par ce regard affirmé. À travers ce portrait de femme marginale (ou marginalisée par la société selon le point de vue), se dessine une histoire de « survie » et de solidarité, où ce qui pourrait relever de l’anodin devient par la mise en scène, quelque chose de précieux, singulier. Par instants, et c’est l’une des nouveautés dans le travail de la cinéaste, elle tend à une forme de lyrisme brute et sidérant, notamment lorsqu’elle laisse jaillir la musique et observe de magnifiques couchers de soleils (très belle photographie tout du long). Une approche qui pourrait légitimer certaines comparaisons avec Terrence Malick, mais c’est plutôt vers un film au demeurant partiellement malickien que l’on aurait davantage envie de rapprocher Nomadland, American Honey d’Andrea Arnold. Désir commun de filmer une Amérique passée sous silence, invisibilisée, dont Fern constitue alors le guide, mis en lumière, au centre de tout. De jobs saisonniers mal payés (au sein de grosses enseignes réelles, accentuant là encore la portée documentaire) à sa rencontre, le début de relation avec Dave (David Strathairn), les émotions affleurent, les problématiques se révèlent. Comment (se) construire dans l’instabilité ? L’incertitude des lendemains ? La réponse est cinématographique.
Actrice engagée (il suffit de se rappeler de son discours aux Oscars en 2019) et productrice rare (Every Secret Thing et surtout la mini-série Olive Kitteridge dans laquelle elle tenait le rôle principale), Frances McDormand affirme via cette seconde fonction un désir de combler certains manques dans le paysage actuel. Chacune de ses aventures se distingue par la présence d’une entité féminine à la mise en scène, Amy Berg, Lisa Cholodenko et désormais Chloé Zhao. La rencontre avec cette dernière, permet à la comédienne d’explorer une nouvelle facette, différente des compositions qui ont à juste titre fait sa renommée. Observée comme un paysage de cinéma à part entière, vivant et mouvant, elle épure son jeu sans jamais s’effacer, tandis que la caméra capte avec la même délicatesse, l’action présente et un passé implicite (celui du personnage, de la femme, mais aussi des nombreux rôles qu’elle a tenu). L’osmose entre les deux, tant sur le plan cinématographique que politique achève de hisser Nomadland, au rang supérieur dans la jeune carrière de son auteur. L’évidence de leur collaboration et sa simplicité apparente à la vision du long-métrage, a quelque chose de foncièrement réconfortant. La curiosité est désormais totale quant à son projet pour Marvel, tant celui-ci apparaît loin de ses bases, en espérant que le rouleau compresseur n’ait pas raison de son talent. En attendant, cette troisième réalisation s’impose comme sa plus belle et sa plus aboutie.
Sortie le 30 Décembre 2020
On The Rocks de Sofia Coppola
Après avoir débuté en tant qu’actrice dès les années 70, principalement dans les réalisations de son père, Sofia Coppola s’est rapidement imposée comme une cinéaste importante. En près de deux décennies de carrière, elle s’est affranchie de l’héritage potentiellement lourd que pouvait induire son patronyme et a développé une œuvre aux thématiques identifiables et récurrentes (la solitude, l’ennui, les rapports familiaux tourmentés…). De son coup d’essai fulgurant, Virgin Suicides, à son récent (et fascinant) remake des Proies de Don Siegel (Prix de la mise en scène à Cannes), en passant par le magnifique et radical Somewhere (Lion d’or à la Mostra), son style parfois radical, parfois bancal (on apprécie guère The Bling Ring), ne laisse jamais véritablement de place pour les réactions neutres. Réalisatrice et scénariste (comme sur chacun de ses films), elle signe avec On The Rocks, son septième long-métrage. Produit par A24 et distribué en exclusivité par la plateforme Apple TV+, ce dernier marque ses retrouvailles avec Bill Murray, dix-sept ans après Lost in Translation. Elle convie dans sa galaxie deux nouveaux visages, Rashida Jones et le « revenant » Marlon Wayans. La première, fille de Peggy Lipton, Norma dans Twin Peaks, et de Quincy Jones, s’est fait remarquer à la télévision (The Office, Parks and Recreation puis Angie Tribecca, show dans lequel elle tient le rôle principal), le second principalement connu pour ses comédies à succès avec ses frères (Scary Movie en tête) compte aussi quelques incursions notables dans le cinéma d’auteur : Requiem for a Dream de Darren Aronofsky, Ladykillers des frères Coen. Cette comédie dramatique, mets en scène une jeune mère de famille, Laura (Rashida Jones), en plein doute quant à son mariage qui reprend contact avec son coureur de jupons de père, Felix (Bill Murray) afin d’enquêter sur son mari, Dean (Marlon Wayons).
Plus léger, que ce à quoi Sofia Coppola a pu habituer, On The Rocks s’ouvre par un dialogue père-fille (« Souviens-toi, ne donne jamais ton cœur à un garçon. Tu es à moi jusqu’à ton mariage. Et encore après ».) accompagné d’un écran noir, introduisant ainsi immédiatement le thème de la filiation. S’ensuivent des images du mariage entre Laura et Dean, de leur bonheur passé, sur fond de Chet Baker (l’ambiance n’est pas éloignée d’un Woody Allen). Élégance formelle de circonstances, à l’instar de ces escaliers circulaires descendus par les amoureux, du travelling passant sur les vêtements jonchés au sol ou de cette piscine dans laquelle se jette la mariée. Le titre s’affiche, quelques années se sont écoulées et l’ambiance a changé : contraste immédiat. L’héroïne seule dans son lit, regarde sur son poste de télévision un sketch de Chris Rock autour des couples mariés, attendant péniblement le retour de son époux. Au cours de ces premières minutes, la réalisatrice témoigne d’un souci du rythme (assez enlevé), loin de la lenteur langoureuse caractéristique de certaines de ses réalisations. Elle intègre assez tôt et naturellement à son récit, plusieurs problématiques contemporaines telles que la charge mentale, en observant Laura s’exécuter aux tâches ménagères, s’occuper de ses enfants, sans qu’elle ne puisse disposer du temps nécessaire afin d’avancer dans ses projets. Davantage une toile de fond que la thématique centrale du métrage, cette dimension s’exprime également dans le caractère fondamentalement répétitif des lieux (maison, école, bureau) et des situations (les discussions rébarbatives avec des parents d’élèves). Isolée, esseulée (sensation d’être une étrangère à la soirée où elle se rend avec son mari), négligée (les remarques offensantes de sa mère sur ses tenues vestimentaires), c’est l’entrée en scène de la figure paternelle qui va contribuer à dynamiter la routine. Le film déploie alors sa plus belle idée scénaristique, le rapprochement entre un père et sa fille tandis que son mari semble s’éloigner d’elle. Beaux moments comiques, telle cette séquence d’arrestation qui tourne à l’irrésistible one man show de Bill Murray mais aussi petites attentions faussement futiles, pleines de tendresse comme lorsqu’il lui apprend à siffler.
Superficiellement, On The Rocks, pourrait donner l’impression de rejouer à un âge plus avancé et sur un mode mineur la partition de Somewhere, dans sa façon de dépeindre une relation imparfaite en voie de guérison ou de marcher sur les traces de Woody Allen ou Noah Baumbach lorsqu’il s’agit d’observer le délitement du couple au sein d’une grande métropole. Pourtant, cette parenthèse légère, recèle un supplément d’âme et de personnalité, se dévoilant discrètement et progressivement. Le suspens autour de l’adultère, importe moins que le parcours parallèle de son héroïne, en lutte contre une condition qui l’éloigne de l’épanouissement, dont Sofia Coppola contemple délicatement les failles. À l’image de cette brève transition, où filmée en gros plan, Laura toute en tristesse contenue, s’’apprête à laisser s’échapper une larme, laquelle sera visible dans le cadre suivant, fixé sur un verre à cocktail. Quelques instants plus tard, le père et la fille, dos à la caméra, discutent face à un tableau, jusqu’à ce que que Felix n’aborde un sujet plus profond, plus sérieux. Séquence interrompue brusquement, raccordée sur la marche solitaire du personnage principal au milieu de la ville, rappelant, au niveau des sensations, du ressenti les grands motifs du cinéma de son autrice. Soudain, le visage du protagoniste inspire un mélange de tristesse et de bonheur, dont on ignore partiellement le motif, si ce n’est la satisfaction palpable d’un dialogue retrouvé. Le charme du film émane aussi évidemment de son trio d’interprètes, si nous avons déjà brièvement évoqué Bill Murray plus haut (au meilleur de sa forme), Rashida Jones, de tous les plans ou presque, constitue une révélation certaine, tandis que la composition assez subtile de Marlon Wayans, tend à l’inscrire dans la longue des acteurs sous-estimés, encore prisonnier de son image passée. Variation agréable des obsessions de sa cinéaste, On The Rocks s’il ne réinvente rien à proprement parler, ne manque jamais de charme et s’évite toujours de basculer dans l’anecdotique. Plaisant.
Sortie le 23 Octobre sur Apple TV +
Festival Lumière 2020 – Première Partie : Journal de bord détaillé
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