La famille, dans son sens littéral ou par relativité contextuelle, est encore aujourd’hui une thématique récurrente du cinéma de genre européen, que le 28e Etrange Festival n’a pas manqué de mettre en avant dans ses différentes sélections.
En compétition, We Might As Well Be Dead tend un peu le bâton de son titre pour se faire battre, et la tentation de le rebaptiser « Nous pourrions aussi bien dormir » et des plus grandes au sortir de la salle. On est pourtant tout de suite happé par la scène d’ouverture : un couple, chacun tenant une hachette dans une main et la main de leur enfant dans l’autre, marchent à pas rapides dans une forêt en jetant régulièrement des regards derrière eux, là où la caméra les talonne. Le réalisme et la hantise d’une menace, qui traverseront ensuite tout le film, sont ici montrés de manière efficace, le danger est d’emblée planté, d’autant qu’il restera toujours hors champ, spectre qui poussera les personnages à trouver refuge dans une résidence protégée de l’extérieur, à défendre leur territoire sûr durement gagné, sans que jamais un affrontement ne soit montré. On ne saura d’ailleurs jamais ce qui rôde dehors et qui faisait si peur au couple, s’ils sont les rescapés d’une épidémie, des survivants dans un monde post-apocalyptique, ou tout ce que notre imagination voudra nous souffler.
Mais lorsque c’est moins la survie que les compromissions que les personnages sont prêts à faire afin d’y accéder qui devient le point focus de la réalisatrice allemande d’origine russe Natalia Sinelnikova, le film se mue en drame psychologique qui fera longuement du surplace et qui ne fera que platement illustrer l’idée selon laquelle lorsque les places sont chères, c’est la guerre. Car en concentrant son récit sur la vie dans cette tour de la Providence, la réalisatrice y fait germer comme dans un microcosme tout ce qui peut gangrener une société : la méfiance, les rivalités, les jalousies, les coups bas, jusqu’au totalitarisme, transformant cette petite communauté d’abord en satire de notre société moderne, puis en parabole de la façon dont on laisse s’installer un fonctionnement basé sur la peur et le contrôle. Le problème est que tout cela est déroulé sans surprise, mécaniquement, et ce n’est pas le manque de relief de son personnage féminin principal qui créera le sursaut que l’on guette. L’utopie tourne court, dans l’immeuble et sur l’écran. Les plans en grand angle empruntés à Lanthimos (jusqu’à lui emprunter le superbe morceau du Lachey Arts Choir qui figurait dans Mise à mort du Cerf sacré) et les injustices perpétrées ne sauraient atteindre la cruauté glaçante que le film vise à dénoncer mais qu’il ne parvient pas à faire ressentir. La parabole est un art difficile et certains réalisateurs feraient mieux de s’abstenir lorsqu’ils n’ont que la redite – ou du cynisme – à ajouter comme pierre à l’édifice.
De la communauté comme famille adoptée au noyau familial de sang, il n’y a qu’un pas. La Piedad ausculte la relation organique entre une mère possessive et son fils Mateo fraîchement diagnostiqué d’un cancer. Chaque scène, embaumée de rose bonbon et cadrée de géométrie d’intérieur, pousse le curseur un peu plus loin dans la recherche d’affranchissement de ces deux êtres qui ne se sont jamais séparés. Le parallèle avec la scission entre Corée du Nord et Corée du Sud apporte un éclairage sur la fabrique – là aussi – du totalitarisme, la volonté de s’en séparer pour mieux y revenir. Pour son deuxième long-métrage, Eduardo Casanova (interview à venir sur le site) déroule la pelote d’un lien linéaire après la structure chorale de l’étonnant Pieles. Il s’intéresse à toutes les situations dans lesquelles le quotidien – dysfonctionnel et incestueux – de ces deux personnages est enclin à basculer vers une normalité dérangeante. Contrairement aux électrons libres de Pieles, qui se débattaient pour avoir leur place dans la société, la mère de La Piedad ne cède rien à l’appel de l’extérieur car elle nourrit son propre langage de l’incompréhension des autres. Quand les incontrôlables forces humaines veulent que ces droites parallèles deviennent sécantes, il s’agit d’elle seule et de son fils contre le reste du monde, d’un combat pour garder le cordon ombilical opérationnel : l’ongle d’orteil coupé au niveau de la peau ou le médicament de trop tente d’assouvir le reste d’emprise toxique que les éléments perturbateurs (psychologue, père de Mateo) ne viendront pas lui prendre.
Si l’esthétique peut parfois sembler toc, elle a le mérite de contextualiser les rituels et obsessions de cette galerie de caractères. Un fil d’Ariane se tend entre ces destins à partir du moment où Mateo ressent le besoin de s’échapper du domicile matriarcal. Survient alors le générique du film (au bout de vingt minutes), qui mélange conception du demi-frère du garçon par son père, ablation de la tumeur dans le cerveau et inquiétude de la mère dans l’obscurité de la nuit. Plutôt que de construire une narration vraiment solide, Eduardo Casanova s’attarde en plans clippesques sur les à-côtés qui rythment la vie du duo : le groupe de danse et de chant de la mère, la climatisation bruyante et les cauchemars. Le personnage de Mateo est touchant pour son incapacité à discerner le bien du mal dans le prisme familial. C’est la télévision, traitant en boucle de sujets sur les familles nord-coréennes, qui paradoxalement l’ouvre au monde, au-delà de sa maladie. La dictature asiatique tue ses enfants avec des fraises empoisonnées, et ne cesse en même temps de rendre ses habitants accros à son dirigeant. L’étouffante éducation de Mateo lui saute aux yeux avec ces images. Or, il demeure incapable de transiter dans le monde réel. Le réalisateur peine à entrer profondément dans la psyché pour cause de digressions au stabilo fluo, mais ce film-objet a le mérite de distiller une sorte de curiosité malsaine ou de douce cruauté. On peut l’appeler comme on veut !
Le lien mère-fille, teinté de religion, est l’objet d’Attachment, de Gabriel Bier Gislason. Maja et Leah se rencontrent dans une bibliothèque de Copenhague, et flashent l’une sur l’autre. Après une crise d’épilepsie, Maja accompagne Leah à Londres, chez sa mère juive orthodoxe, Chana. Cette dernière est aux petits soins, mais se révèle vraiment intrusive avec sa fille, et relativement hostile à Maja, tandis que des événements étranges se produisent dans la maison. Maja va demander l’aide de l’oncle de Leah, vivant lui aussi à Londres et tenant une librairie hébraïque. Le film commence en romance sociale, évolue en drame familial, et prend le tournant du fantastique avec l’incrustation d’un dibbouk (un esprit maléfique prenant possession des corps dans la tradition juive kabbalistique) dans le scénario. Au contraire de The Vigil (2020), qui assumait son côté horreur, Attachment vogue entre plusieurs eaux et refuse tout sensationnalisme, y compris dans la scène finale d’ « exorcisme ». La gradation de la trame narrative reste somme toute très conformiste dans le moule du cinéma de méchants fantômes, et les éléments plus originaux (amour de deux femmes, religion comme source de l’étrange) ne sont malheureusement pas utilisés à bon escient pour aller au plus profond du ressenti des personnages. En résulte un moment pas si désagréable, mais qui aurait gagné à creuser ses sujets sur l’identité et l’héritage culturel pour convaincre sincèrement.
Ne dis rien (Speak No Evil) est l’un des trois choix de CANAL +, des inédits en salles destinés à une diffusion télé et sur la plateforme myCANAL. Lors d’un voyage organisé en Italie, un couple néerlandais se lie d’amitié avec une famille danoise à qui il propose de passer quelques jours chez lui au Pays-Bas. Maison dans les bois, enfant mutique et attitude troublante des hôtes : du déjà-vu à plein nez, mais le réalisateur Christian Tafdrup (également au scénario, avec Mads Tafdrup) tente de faire passer la pilule grâce à un traitement autour de la différence culturelle et sociale. Refuser de la viande alors qu’on est végétarienne est-il un affront ? Est-il normal que le chef de famille hollandais entre dans la salle de bain pendant que la femme de l’autre ménage prend sa douche ? Le doute chez les Danois urbains bobos quant aux intentions des Néerlandais rustiques fonctionne un temps. L’horreur s’immisce alors sans que l’on sache si c’est le cas. L’étude de mœurs tourne vite court à cause de l’aspect trop caricatural des Danois et d’une mise en scène assez banale. Le film prend beaucoup de pincettes pour rester aussi bien élevé que ses protagonistes, d’où une certaine frustration à ne pas assister à une glaçante progression dramatique. Là où Christian Tafdrup réussit mieux son coup, c’est sur la (dé)construction des solidarités entre hommes et femmes. Le couple invité a du mal à communiquer, donc le père et la mère reportent ce manque sur leurs homologues du même sexe devenus confidents malgré le danger potentiel qu’ils inspirent. Ne dis rien explore en outre la notion de confiance avec sa musique oppressante et accomplie sur le manque de jusqu’au-boutisme du cadre, comme pour promettre une menace sourde au spectateur sans jamais y parvenir visuellement. L’intrigue se réveille dix minutes avant la fin, voulant justifier l’étiquette de « film choc ». Un peu tard… In fine, on n’a finalement pas passé un si mauvais moment, et on se souviendra de l’interprétation très juste des six intéressés. Pour le reste, le genre n’a pas trouvé ici son renouvellement ultime.
Retour à la compétition, avec Family Dinner, du côté de l’Autriche, relativement proche de Ne dis rien dans sa structure sans grande surprise. Simi, adolescente en surpoids, passe quelques jours hors de Vienne chez la famille de Claudia, l’ex-femme de son oncle, dans l’espoir de perdre quelques kilogrammes et d’acquérir des bonnes habitudes alimentaires. En qualité de nutritionniste réputée, Claudia est en effet la personne que Simi juge la plus apte à l’aider dans sa volonté de sentir mieux dans sa peau. À quelques jours de Pâques, l’heure est au jeûne complet pour Claudia et son compagnon Stefan. Simi est incitée à participer à la diète sous la pression de sa tante, mais l’agressivité de son cousin et la radicalité des méthodes de Claudia commencent à la mettre mal à l’aise. L’animosité de Claudia et l’apparente connivence avec Stefan s’opposent pour la jeune femme déjà un un brin désorientée. Peter Hengl a été l’élève de Michael Haneke, et cela se voit un peu dans l’ascèse de ses plans droit au but. Bien que le savoir-faire soit indéniable, on aurait attendu un peu plus que l’illustration correcte d’un scénario cousu de fil blanc. Sur la plan de la réalisation, Il évite les grosses ficelles en ne figeant pas les personnages dans leur fonction initiale et en se plaçant à hauteur d’adolescente dans l’avis qu’on s’en fait. La représentation sexuée de Stefan l’élève en séduisant objet de désir pour Simi, et donc en allié. La méfiance croissante envers Claudia désacralise au fur et à mesure du récit l’aura lumineuse de la tante miracle, écrivaine à succès. L’itération du régime drastique de Simi réduit également graduellement la perception consciente, notamment à travers des courtes ellipses temporelles et l’exploration de la maison sur la pointe des pieds. Et c’est à partir de l’instinct de Simi que s’écrit le film. Family Dinner demeure un premier long-métrage assez bien maîtrisé, qu’une griffe moins consensuelle hissera sans doute vers une étrangeté plus singulière et pourquoi pas vers une peur véritable.
Le dernier Sébastien Marnier, L’Origine du mal, parle d’une famille en recomposition. On y a tellement apprécié le mélange de comédie chabrolienne et de fausses pistes hitchcockiennes qu’on en parlera plus longuement à l’heure de sa sortie, début octobre.
28e Etrange Festival :
Compétition courts métrages #1
Compétition courts métrages #2
Compétition courts métrages #3
Journal de bord 1
Journal de bord 2
Journal de bord 3
Journal de bord 4
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