La semaine dernière, du 24 mars au 2 avril, s’est tenu le 45ème anniversaire du Festival International de Films de Femmes de Créteil et du Val-de-Marne, autour d’une programmation particulièrement riche et éclectique, rassemblant œuvres de fiction, documentaires, courts et longs métrages de réalisatrices, aussi créatives que courageuses et engagées. Entre rétrospectives et découvertes, le festival n’a pas manqué de mettre à l’honneur des personnalités célèbres, telles que Agnès Jaoui, à qui était dédié l’autoportrait de l’année ; Rebecca Zlotowski ; Coline Serreau ou encore Annie Ernaux, mais également des cinéastes injustement méconnues : Lizzie Borden, Miryam Charles ou Penelope Spheeris. Ce 45ème FIFF a rendu possible un voyage au cœur d’univers passionnants, allant du plus satirique au plus poétique, du plus militant au plus romanesque, en passant par des procédés de comédie (Born in Flames, Lizzie Borden, 1983), de fantastique (Atlantique, Mati Diop, 2019) ou encore d’élégie (Cette maison, Miryam Charles, 2022). Une traversée géographique des genres dans les créations filmiques féminines, qui n’a pas hésité à opérer un détour historique en rendant hommage à Musidora, grande cinéaste du début du XXe siècle, actrice, réalisatrice, costumière, puis productrice avec sa propre société. Construit autour de la thématique de « La Fabrique de l’Emancipation », le Festival de Films de Femmes a permis d’interroger, grâce à la projection de créations artistiques fortes et singulières, comment les femmes se positionnent en tant que réalisatrices de films dans un monde (le cinéma) quasi exclusivement masculin, comment elles se détachent du regard des hommes et de leur ascendance, et comment elles transcendent les dynamiques de pouvoir par le biais de leurs créations.
Cette « Emancipation » a eu l’occasion d’être explorée et analysée grâce à la rencontre organisée avec l’actrice-réalisatrice française Agnès Jaoui (connue notamment pour ses rôles dans les films d’Alain Resnais, ou son film Le goût des autres (2000)), lors de laquelle la question de la beauté et de la séduction intrinsèquement liée au métier d’actrice, a pu être approfondie. Agnès Jaoui nous a fait part de sa première expérience, adolescente, au Cours Florent, qui l’aurait laissée dans une impression « d’ambivalence et d’embarras », où elle aurait eu le sentiment d’un devoir de séduire, au-delà même de la performance théâtrale. De cette notion de séduction, on peut retenir deux connotations équivoques : la flatterie, au premier abord, mais bien vite rattrapée par la dépréciation et l’aspect réducteur à la seule qualité esthétique de l’actrice.
Pour appuyer son propos, Agnès Jaoui a évoqué le film de Delphine Seyrig, également inscrit au programme du Festival, Sois belle et tais-toi (1981) documentaire fondateur où la réalisatrice interroge vingt-quatre actrices françaises et américaines sur leur expérience en tant que femme dans le milieu du cinéma. Jane Fonda y parle du test de Bechdel : pour qu’un film le réussisse, il faut qu’il y ait au sein de l’intrigue au moins deux femmes nommées ; une relation entre ces femmes ; et des discussions sans rapport avec les hommes. En bref, un film où les femmes ne seraient pas réduites à des objets de séduction soumis au regard masculin. Agnès Jaoui a d’ailleurs exprimé avoir voulu, dans son adolescence, être « toutes les femmes à la fois : la bombe sexy, l’intelligente… », comme si les femmes ne pouvaient pas être dotés d’une individualité aux caractères multiples, mais seulement, au contraire, correspondre à une qualité en particulier. En d’autres termes, les hommes, au cinéma en particulier, représenteraient des êtres complexes, individués, inclassables, tandis que leurs rivales féminines ne seraient visibles que dans des mots valises : la femme-séductrice, la femme-intello, la femme-hystérique…Mais c’est justement ici même, dans la création cinématographique, que les femmes projettent toute leur individualité, leur profondeur et leur délicatesse, mais aussi leur rage, leur écœurement du patriarcat, et leur singularité artistique foisonnante. Lors de cette « Leçon de cinéma » en compagnie d’Agnès Jaoui, nous avons pu interroger l’expression « films de femmes », nom du festival, en la voyant d’abord sous l’angle d’un carcan, mais finalement, dans un premier temps, essentiel à l’émancipation des femmes dans le cinéma. L’idée étant, que, tant que les rapports de genre n’auront pas évolué, le Festival de Films de Femmes demeurera absolument indispensable : non seulement pour garantir la visibilité des réalisatrices, et leur frayer un chemin de carrière, mais aussi, et pour le plus grand plaisir du public, le bonheur de la découverte de chefs-d’œuvres inconnus.
L’une des cinéastes particulièrement marquantes de ce 45e Festival fut sans doute Lizzie Borden, réalisatrice américaine très engagée sur les questions du féminisme, de l’antiracisme et de l’anticapitalisme. La réalisatrice a été invitée à l’occasion de la section « 45 ans dans le rétro », visant à revaloriser ses fonds d’archives depuis la création du Festival. Trois de ses films, tous très différents dans leur forme, ont été projeté à la Maison des Arts de Créteil : Born in Flames ; Working girls ; et Regrouping. Le premier, Born in Flames, sorti en 1983 après sept ans de travail acharné, se pose comme un manifeste féministe autour de l’émergence d’une Armée de Femmes dans le New York des années 1970. Non sans humour, Lizzie Borden signe avec ce premier long métrage primé (Reader Jury du Berlin International Film Festival et Grand Prix du FIFF 1983) une forme d’u-topie où les femmes seraient en train de prendre le pouvoir : on pense à cette scène où une femme se fait agresser par un groupe d’hommes, qui prennent immédiatement la fuite à l’arrivée d’une milice de femmes à bicyclette, soufflant dans leur sifflet strident.
Lors de l’échange entre Lizzie Borden et le public à l’issue de la projection de Born in Flames, la réalisatrice a confié ne pas adhérer à la classification « science-fiction » accolé à son film. En effet, il n’est pas question d’innovations techniques ou scientifiques, mais simplement de construire une satire sociale par le biais d’un renversement des rôles —un peu comme l’avait fait Marivaux dans L’île des esclaves, (1725), finalement, où les esclaves devenaient maîtres et les maîtres devenaient esclaves. Lizzie Borden a d’ailleurs peu après affirmé avoir voulu représenter dans son film les minorités les plus invisibilisées et discriminées dans la société américaine des années 1970, à savoir les femmes afro-américaines et les lesbiennes. Born in Flames opère avec une folle énergie, où les membres de l’Armée de Femmes prennent d’assaut les tours de transmission radiophoniques pour diffuser leurs propres émissions militantes, bloquent le passage sur un chantier pour réclamer leur droit du travail, et où, dans une séquence visionnaire pour le moins impressionnante, une tour jumelle (ici bien sûr symbole phallique) explose. S’il n’a pas reçu un accueil très encourageant à sa sortie, le film s’est bien vite transformé en objet d’étude, notamment par la professeure Teresa de Lauretis à l’Université de Californie, pour explorer les rôles de genre, mais aussi pour approfondir l’expression de la « théorie queer » (1) qu’elle a été la première à formuler.
Second film de Lizzie Borden, Working Girls, sorti trois ans plus tard, en 1986, suit le personnage de Molly, étudiante et photographe lesbienne inavouée qui travaille dans une maison close de Manhattan. Dans cette fiction en huis-clos, le travail du sexe y est dépeint comme un métier au même titre que les autres, sans jugement moral, servant au contraire une satire anticapitaliste. Suivie d’une rencontre avec la réalisatrice, la projection de Working Girls a suscité de nombreuses réflexions, notamment sur la question du travail dans la société capitaliste, du rapport qu’il entretient avec la temporalité, et de la violence qui en découle, presque intrinsèquement. La critique et historienne du cinéma Alice Leroy (Cahiers du cinéma) a d’ailleurs suggéré un lien avec Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, notamment en raison du motif de la répétition, omniprésent dans le travail de Molly, tout comme dans celui de Jeanne Dielman. Les allusions temporelles dans le film de Lizzie Borden ponctuent la cadence interminable et éreintante de la journée, comme avec ces sonneries de téléphone intempestives, ou ces coups d’œils répétés de Molly sur le cadran de sa montre, en plein rapport. Working Girls, signifiant comme une catégorie sociale à part entière, allie humour et critique, notamment dans sa représentation contrastée des femmes par rapport aux hommes : ces derniers sont souvent filmés d’une façon ridicule, parfois animale, tandis que les travailleuses du bordel échappent, forcément, au male gaze (expression anachronique à cette époque), en étant filmées face à un miroir, par exemple, comme pour un respect implicite de leur consentement à être exposées. Quant à la violence inhérente au travail, elle réside dans cette tyrannie hypocrite exercée par la patronne, Lucy.
Enfin, le troisième long métrage de Lizzie Borden mis à l’honneur a été le documentaire expérimental Regrouping, réalisé en 1976, autour d’un collectif artistique lesbien. Dans une structure sans nulle autre pareille, Lizzie Borden sature les images brutes des interactions, des corps et des disputes des femmes du collectif avec des paroles inlassables et incessantes quant aux interrogations qui les animent, et à l’aspect absolument essentiel du « groupe » pour la lutte sociale. Regrouping se pose comme un travail d’étude militant féministe, puissant par son imperfection et la radicalité qui s’en dégage.
Cette 45e édition du Festival de Films de Femmes, grâce à sa mise en lumière de Lizzie Borden et de son cinéma engagé et visionnaire, a permis de susciter une myriade de réflexions et d’interrogations on ne peut plus d’actualité.
La programmation particulièrement éclectique de cette semaine de festival a cependant aussi fait le pari de nous donner à voir des univers et des imaginaires singuliers, où les réalisatrices, au-delà de l’ambition féministe inhérente à leur création, font voyager notre esprit dans leurs images tout en alimentant poétiquement notre regard. Ce fut le cas grâce à la projection d’un film-concert autour de Musidora, à l’occasion de la section « Hommage », grande figure française du cinéma du début du XXe siècle, qui a beaucoup tourné en Espagne et s’est grandement diversifiée dans ses rôles —passant d’actrice, à réalisatrice, à compositrice, à productrice. La projection de son film La tierra de los toros (1924), à mi-chemin entre le documentaire et la fiction sur les éleveurs de taureaux en Andalousie dans les années 1920, s’est accompagnée musicalement d’un concert de la pianiste Satsuki Hoshino, mais aussi de la participation du collectif « Las musidoras » (Marien Gomez, Elodie Tamayo et Emilie Cauquy), autour de collages animés projetés et interventions orales par la lecture de lettres de Musidora à son compagnon de l’époque, Antonio Cañero, également acteur du film. Musidora étant très portée sur l’humour et le dialogue avec son public, le collectif « Las musidoras » a tenu à rendre hommage à son engagement grâce à ces participations para-cinématographiques, entre lectures, concert, flamenco et projections d’animations manuelles. Une expérience polyphonique, à l’image de l’art de Musidora.
Une autre découverte, dans le cadre de la carte blanche à Rebecca Zlotowski, n’a pas manqué de marquer notre regard et notre vision de la vie en communauté : Suburbia (1983) de Penelope Spheeris, sur le quotidien mouvementé d’un groupe adolescent punk marginalisé dans la banlieue de Los Angeles dans les années 1980. Manifeste de la contre-culture, le film illustre la violence qui gronde au fur et à mesure des conflits entre citoyens et marginaux, en s’attachant aux liens quasi familiaux qui se développent au sein de la communauté. Entre bagarres sanglantes lors de concerts punks explosifs, vols de nourriture dans des propriétés privées et pulsions destructives, ce groupe de jeunes adolescents se positionne comme réfractaire à la société capitaliste, société qui n’a jamais cherché à protéger ses propres enfants. À ce titre, une scène demeure impressionnante par sa justesse : l’une des membres du groupe vient de mettre fin à ses jours. Lors de la cérémonie de l’enterrement, son ex compagnon se met à rouer de coups le père incestueux de la défunte, après que ce dernier ait accusé le groupe d’avoir été à l’origine de la mort de sa fille. La solennité de la cérémonie se transforme soudainement en explosion de violence, comme en protestation à la violence silencieuse que ce père a infligé à feu sa propre fille. Suburbia compose en quelques sorte une fable sur le désenchantement et la violence sous-jacente du Rêve Américain.
Dans un registre tout à fait différent, le FIFF a cette année mis à l’honneur, dans le cadre de sa section « Elles font genre », la réalisatrice canadienne d’origine haïtienne Miryam Charles, avec la projection de ses six courts-métrages : Vole, vole tristesse (2015, 6’) ; Vers les colonies (2016, 5’) Une forteresse (2018, 5’) ; Drei Atlas (2018, 7’) ; Second Generation (2019, 5’) et Chanson pour le Nouveau-Monde (2021, 9’) ; ainsi que de son premier long métrage, Cette maison (2022). Tous filmés en 16mm, les films de Miryam Charles donnent à voir un univers à la fois poétique, hanté par la mémoire et polyphonique, où les thématiques habitées par les images renvoient bien souvent aux questions de traumatismes inter-générationnels, notamment dans le cadre du colonialisme. Ainsi, Cette maison retrace, dans une dynamique expérimentale et semi-biographique, une enquête autour de la mort mystérieuse d’une jeune fille retrouvée pendue. Alternant entre dialogues parlés et chantés, environnements chaleureusement fleuris et espaces froids et vides, le film de Miryam Charles invite à une exploration fantastique, psychique et poétique où la mémoire, et son caractère parfois pathologique, hantent les voix et les images.
Toujours dans la même section, « Elles font genre », la projection de Atlantique (2019) réalisé par la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop introduit son spectateur à un monde qui se rapproche peu à peu de la lisière du fantastique, dans une photographie à la lumière bleutée qui baigne l’atmosphère de mystère. L’intrigue se concentre sur de jeunes ouvriers travaillant en banlieue de Dakar, au Sénégal, qui décident de s’enfuir à bord de l’océan Atlantique lorsqu’ils constatent les impayés de leur patron. Très vite, le récit s’engouffre dans une enquête où surgissent fantômes et revenants.
Enfin, un dernier film qui mérite l’attention : Fifi, de Jeanne Aslan et Paul Saintillan, en compétition pour les longs métrages de fiction. À Nancy, au début de l’été, Sophie, une jeune adolescente de 15 ans, vit dans la précarité et une situation familiale compliquée. Alors qu’elle croise par hasard une ancienne amie qui s’apprête à partir en vacances avec sa famille, elle profite de passer chez elle pour voler discrètement les clés de sa maison, euphorique à l’idée de pouvoir y passer du temps toute seule, sans personne pour la déranger. Seulement, le grand frère de son amie, Stéphane, débarque à l’improviste. De cette rencontre inopinée nait une relation d’abord amicale, qui se transforme bien vite en sentiments amoureux. Mais le départ de Stéphane, plus tôt que prévu, annule toute possibilité d’avenir dans leur relation. Avec tendresse et un côté naturaliste, ainsi que des dialogues parfois rhomériens, Jeanne Aslan et Paul Saintillan dessinent un paysage estival doux, parfois désœuvré, parfois électrisant, avec une dimension sociale entre le milieu populaire dont est issue Fifi et la bourgeoisie de Stéphane, dont la liaison semble vouée à l’échec. C’est pourtant tout en poésie que se développe peu à peu la relation entre Fifi et Stéphane, notamment lorsque ce dernier lui apprend à jouer un morceau au piano, que Fifi tente d’enseigner à sa petite sœur sur son petit jouet synthétiseur multicolore quelque temps plus tard. La sortie de Fifi est prévue le 14 juin prochain, et a obtenu le Prix du Jury SFCC du Festival de Films de Femmes pour le meilleur long métrage de fiction.
Ce 45e anniversaire du Festival de Films de Femmes de Créteil aura permis de révéler des films de réalisatrices parfois déjà cultes, parfois oubliées, parfois inconnues, mais assurément toutes profondément intéressantes, puissantes, spéciales et qui méritent plus que jamais leur place dans l’histoire, le présent et l’avenir du cinéma.
(1) Théorie sociologique et philosophique selon laquelle la sexualité et le genre d’un individu ne sont pas seulement déterminés par son sexe biologique, mais aussi par son environnement ou ses choix. Cette théorie est issue de la pensée déconstructiviste (ex : Derrida), qui postule la possibilité d’un continuum ou de variations dans les configurations de pensée à deux pôles (ex en l’occurrence : femme / homme).
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).