29e Etrange Festival – Soi Cheang – « Mad Fate »

Un Hong Kong pile et face, un tueur, de la pluie… Rassurez-vous, avec son nouveau film Mad Fate, Soi Cheang ne refait pas Limbo – son précédent long-métrage crépusculaire et nerveux, sorti en salles avec succès l’été dernier – dans une version en couleur ! Plutôt qu’une vaine description des différences marquées entre les deux titres, mieux vaut passer du temps à s’attarder sur la singularité de cette dernière fournée, qui a frappé fort en soirée d’ouverture du 29e Etrange Festival.

Le serial killer de prostituées qui se met à l’œuvre dès que le ciel se remplit de nuages touffus n’est qu’un prétexte à un film horrifique choral, opérant sa mue vers un buddy movie de deux cabossés de la vie. L’extraordinaire idée des scénaristes Melvin Li et Nai-Hoi Yau est d’avoir intégré le Destin comme un personnage (invisible) à part entière, qui tire les ficelles de l’intrigue. Le point commun entre l’assassin, un jeune pris de pulsions meurtrières sur n’importe quel être vivant, un obsédé de la superstition, un policier flegmatique, un chat noir (volontairement) mal designé, c’est justement de se retrouver au même endroit au même moment, par une volonté supérieure insaisissable. Le concept de l’ironie du sort, qui pour d’autres productions aurait pu être perçu comme une facilité d’écriture, ne cesse jamais de surprendre dans Mad Fate, puisqu’il se joue de lui-même et se met constamment en danger, en se confrontant à la psychologie de ses personnages.

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Pour pouvoir suivre le fil, la clé réside dans la croyance. Soi Cheang instaure l’anormalité en norme : il propose une réalité à hauteur de documentaire, dont on doit s’accommoder pour se plonger dans cette enquête-thérapie. Le cinéaste déroule ainsi sans distanciation ses deux personnages de freaks, et les met au même niveau que le spectateur. Ils rivalisent d’ingéniosité pour prendre soin l’un de l’autre, bien que leurs croyances prennent des chemins distincts. C’est là que résonne la première composante politique du film. Des êtres loin d’un certain conformisme ont la parole, et surtout se comprennent mutuellement, malgré leur langage disjoint a priori peu décryptable par chacune de leurs vérités individuelles. De ce point de vue, Mad Fate n’est pas sans étrangement évoquer les grandes phases conversationnelles de la littérature de Haruki Murakami, privilégiant les instants de contemplation et de parole afin de considérer l’état philosophique d’un monde paisiblement inquiétant, à ceci près que le cinéaste hong-kongais en serait un épigone cauchemardesque, peuplé d’individus semblant faire de la folie une raison d’être. Soi Cheang tire un portrait peu commun du Hong Kong des débrouillards isolés qui le subissent et n’entrent pas dans le moule. Il va jusqu’à montrer leur légitimité : le premier (hallucinant Ka-Tung Lam) lit les signes et met les éléments de son côté pour éloigner la mauvaise fortune, le second (Lok Man Yeung, très incarné) peut débusquer un tueur rôdeur par une passion commune pour l’hémoglobine… Au contraire d’un film qui se développerait avec le point de vue de ses personnages, Mad Fate place son curseur dans la rencontre des pensées et la façon dont les protagonistes influent sur le cours des choses. L’univers cinématographique les place en figure d’autorité vis-à-vis de la croyance qu’ils incarnent.

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On gage donc que tout est plausible, on a envie de leur donner une chance, au-delà de la morale ou d’un esprit sain. Pourquoi les deux acolytes seraient-ils fous, après tout ? Ils respectent la mort auprès des tombes d’un cimetière, mais la défient aussi dans leurs virées nocturnes. Les sombres fêlures des héros sont mises en scène dans une ville bardée de néons fluo, comme pour mieux souligner leurs contradictions. La violence la plus crue est figurée par les caractéristiques de la scène de crime plutôt que par l’acte en tant que tel, tandis que les joutes verbales s’aventurent vers un apaisement visuel, dans des espaces plus larges. L’instinct du sang passe aussi bien par le grotesque détaché – les « pom pom pom pom » du Destin, dans le premier mouvement de la 5e Symphonie de Beethoven, gratté à la guitare – que par l’urgence temporelle de ce que le dieu dudit Destin s’est affairé à préparer en cachette. La comédie du malaise alterne avec des sommets d’adrénaline. Les genres se télescopent pour à la fois tendre un regard tendre sur les personnages, et ne pas se détourner de la dimension horrifique de ce Hong Kong bis, où le crime a aussi la forme de la misère sociale.

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A propos de Thibault Vicq

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