Florent Verdet a longtemps vécu en banlieue. C’est en travaillant avec Christian Rouaud sur Tous au Larzac, césar du meilleur documentaire en 2012, qu’il dit avoir “construit son rapport au monde paysan”. Dans La ferme à Gégé, tout entier rivé aux basques de son personnage éponyme, un paysan manchois extraordinaire, il reconstruit assurément le nôtre. Son grand talent est de faire poser un regard nouveau sur un monde, et, par-là même, d’exalter ce fameux vivre ensemble dont l’on entend beaucoup parler, mais qui bien souvent ressemble à une formule abstraite, sinon hypocrite.
Bien qu’il soit marqué par une quasi unité de lieu qui nous promène de l’intérieur dénudé et solitaire de Gégé à sa ferme, le film exalte les beautés de la rencontre. Grâce à la générosité et la gouaille de son protagoniste mais aussi à des choix cinématographiques qui maintiennent une distance toujours juste, il parvient à donner foi en une humanité réconciliée, sans mièvrerie aucune.
Le documentaire s’ancre dans le quotidien âpre d’un vieil homme dont on pourrait dire qu’il est au crépuscule de sa vie: veuf depuis 12 ans, il doit prendre sa retraite, loin de la ferme qui a fait son bonheur et sa réputation, dont il n’est pas le propriétaire. On le découvre déboulonnant le panneau qui annonçait, pour les visiteurs, la “Ferme à Gégé”. Là, il a vécu des moments extraordinaires, accueillant, dans le cadre de l’association “accueil paysan”, de nombreux groupes, le plus souvent composés d’enfants issus des banlieues. Au détour d’un plan rapproché sur son regard intranquille, d’un repas solitaire habité par les seules voix radiophoniques, ou de rares et rêveuses échappées à la mer, on devine les abîmes qui hantent Gégé. Au cours d’un repas familial, Isaac, son petit-fils , s’effondre à l’idée de ne pouvoir reprendre l’exploitation de son grand-père, qui l’a dissuadé de se lancer dans cette carrière. Pourtant, ni Verdet ni aucun de ses personnages ne s’adonnent à une déploration nostalgique sur la fin d’un monde. Tout exalte au contraire la dynamique de la découverte et de la transmission.
Pédagogue né, showman et conteur, Gégé est une force qui va, un passeur infatigable, dont le charisme illumine le film et en fait indéniablement un feel good movie. Il est de chaque séquence. Ses pas ou sa parole construisent le récit, qui jamais ne passe par une voix off surplombante. La forme éclatée, mêlant cinéma direct, entretiens ou encore archives familiales, permet de jouer sur des distances et points de vue multiples. Comme Gégé, nous sommes tour à tour dans l’action, l’émotion, ou la réflexion. Grâce à ce personnage incroyable et à ce dispositif, grâce également à un choix musical judicieux, tout en force percussive, jamais on ne sombre dans un lyrisme de mauvais aloi.
Et pourtant, il y a là de belles histoires qui parfois mettent les larmes aux yeux. Ainsi de cette rencontre entre un groupe de Normands et un groupe de banlieusards musulmans, qui improvisent à la ferme une fête œcuménique, au son des youyous, pour la mise à mort du cochon. Ou de ces enfants qui rient, qui surmontent leurs peurs, qui s’interrogent, habilement dirigés, sur le langage, la liberté, les différences raciales ( les cochons de la ferme sont noirs, ce n’est pas un hasard).
Le documentaire, en laissant beaucoup de place à des moments où Gégé se fait exégète de ses propres pratiques, outre qu’il déconstruit les clichés sur une paysannerie que l’on aime à s’imaginer fruste, ouvre des pistes de réflexion, souligne des abîmes d’incompréhension ou de bêtise. Il faut entendre Gégé défendre devant la DDASS le nombre jugé insuffisant de sanitaires dans son installation. Lorsque l’on fait la queue pour utiliser les toilettes, dit-il, on se rencontre, on discute. Surtout si une gigantesque souche d’arbre est opportunément placée là, procurant un fauteuil favorable à la conversation! Il faut le voir mener des ateliers pédagogiques, conseiller ceux qui seraient susceptibles de reprendre le flambeau, imiter, au détour d’un cours, un jeune de banlieue, bob sur la tête. Et tout à coup, délivrer cette magnifique observation: « on m’a très souvent demandé si je n’avais pas eu des soucis avec ces gamins; jamais si j’avais eu des satisfactions ». Car ce que le documentaire ne cesse d’affirmer, à la suite de Gégé, c’est à quel point l’enseignement, comme toute rencontre, grandit et enrichit chacun de ses participants.
Au cours d’ un entretien, Gégé, seul face à la caméra, rend un hommage vibrant à cet instituteur aux cheveux longs qui révéla à l’enfant qu’il était les bonheurs de la méthode Freinet, avant d’être débarqué par un village inquiet et conservateur. Lors d’un repas, sa fille, devenue institutrice à son tour, le remercie pour lui avoir montré la voie, lui qui, dit-elle, « a toujours rendu les enfants acteurs de leurs apprentissages”. Elle raconte aussi comment elle est passée de la honte d’être une fille de la ferme à la fierté d’être la fille de Gégé, ce pédagogue hors pair connu dans toute la région, et récompensé par les Palmes académiques.
Le documentaire tricote avec habileté, retenue et tendresse, une réflexion sur les regrets et les fins, mais plus encore sur les passages de relai et les espoirs. Sans évacuer une certaine mélancolie, il ne sombre jamais dans un lyrisme bucolique passéiste. On en sort comme réconcilié.
Florent Verdet et Gégé ne se sont pas quittés après le tournage mais se sont lancés dans un road trip où Gégé part à la rencontre d’autres paysans de France. Ce devrait être le sujet d’un second documentaire commun, dans une démarche qui exalte un compagnonnage dynamique, tendu vers l’autre et l’avenir.
La ferme à Gégé,
documentaire, 71 minutes
Distribué par Entre2prises-E2P
Sortie le 8 février
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Kathy Ropers
Un film documnetaire , touchant , sincère et réaliste qui met en avant une famille généreuse, aimante et courageuse.
A voir et revoir sans modération…