Deux jeunes femmes s’apprêtent à plonger pour remporter une médaille aux Jeux Olympiques de Rio. La pression est énorme: elles sont à domicile; tout le pays attend leur triomphe. En face d’elles, le Corcovado, bras levés lui aussi, comme prêt à accompagner leur mouvement. C’est une fête visuelle mêlant le bleu de l’eau, le jaune et le vert du décor, des maillots, des drapeaux.
Mais l’agressivité du son vient menacer le bel ensemble : l’hymne, trop martial, joué trop fort, les applaudissements, les vivats, créent chez Marina une violente crise d’acouphènes. Survient alors un accident qui sonne le glas de ses rêves de gloire, de sa carrière, et de l’amitié qui la lie à Luísa, sa partenaire depuis l’enfance. Elle l’abandonnera sans un mot pour aller suivre une carrière de sirène dans un aquarium.
Quatre ans plus tard: les JO de Tokyo. La palette des couleurs, dominée par le rouge et le vert, créé une atmosphère fantastique. Le Mont Fuji, dans le lointain, domine la scène. Dans un silence et un vide surnaturels, Marina et Luísa réunies réalisent le plongeon de leur vie.
Entre ces deux scènes, le parcours n’est pas celui qu’on croit. Tinnitus n’est pas une énième variation sur le thème de la résilience, non plus qu’un film sportif qui ferait l’éloge du champion national. Avec malice et cruauté, Gregorio Graziosi, au contraire, se fait fort de contredire Roberto Alvim, ce Secrétaire à la Culture de Bolsonaro qui, en 2019, appelait de ses voeux un cinéma “héroïque et national”. Une formulation qu’il avait empruntée à un certain Goebbels.
Aussi toute ressemblance avec les photographies des JO de Berlin, prises par Leni Riefenstahl en 1936 n’est-elle certainement pas fortuite:
Tinnitus est un film de sport déceptif. Le premier plongeon du duo, apparemment réussi, est presque entièrement soustrait à notre vue. À de nombreuses occasions, on passe directement de la préparation des filles sur le plongeoir à l’entrée dans l’eau: la partie centrale, la plus spectaculaire, est escamotée.
Autour de la discipline du plongeon synchronisé se déploie plutôt un jeu trouble sur le double, qui fait progressivement glisser vers le fantastique. Lorsque Marina fait défection, Luísa trouve en Teresa une nouvelle partenaire, dont l’admiration pour l’ancienne championne confine à l’obsession. En tout elle mettra ses pas dans les siens, jusqu’à séduire son amant. Se dessine alors une trame qui évoque celle de quelques thrillers psychologiques tels que le JF partagerait appartement de Barbet Schroeder. Teresa est-elle un bon ou un mauvais génie? Le retour final de Marina sur les plongeoirs est-il un acte de rédemption, de réparation ou de destruction? Le spectateur ne cesse de passer d’une hypothèse à l’autre, malmené par un scénario retors, une chronologie et une topologie que le montage rend labyrinthiques. Le couple est aussi au coeur de ce questionnement. Est-il lieu d’écoute ou d’aliénation? Savoureuse scène où l’amant de Marina, son gentil médecin, se livre à une exemplaire séance de mansplaining…
Le véritable mauvais génie de l’histoire est ce tinnitus dont il porte le nom. Le mot anglais désigne les acouphènes, mais il sonne comme un nom propre: celui d’un “Jimini Cricket” qui s’empare de l’oreille de Marina et envahit peu à peu tout l’environnement sonore. Le sien; le nôtre. Comme l’eau s’infiltre partout à l’occasion de fuites improbables, les bourdonnements et autres sifflements forment la trame sonore de plus en plus oppressante du film. En brouillant les frontières entre sons intradiégétiques et extradégétiques, le réalisateur nous fait partager la folie et la vulnérabilité de son personnage. D’autant que d’autres protagonistes semblent gagnés par cette mystérieuse maladie. Ainsi le film déploie-t-il toute une gamme de sons, depuis l’hymne assourdissant jusqu’au silence le plus perturbant, en passant par les bruits étouffés ou tels qu’ils sont transformés par l’immersion dans la piscine. Associée à la thématique du plongeon et à son lot de prises de vue en plongées ou contre-plongées, cette partition parachève de faire de Tinnitus une expérience partagée du vertige. Le générique l’annonçait, qui reprenait les fameuses séquences d’animation de Vertigo, autre film du double et de la folie.
C’est par l’oreille, organe essentiel à l’équilibre, que s’appréhende Tinnitus; c’est par l’oreille que se dénoue la situation, dans un climax qui n’est pas sans évoquer le body horror de Titane.
Tinnitus est d’une grande densité. Sous les dehors saisissants d’un thriller fantastique, il aborde comme en douce les questions de l’oppression et de l’héroïsme, qui, semble-t-il affirmer, sera féminin ou ne sera pas. Mais, avant tout, il propose une expérience sensorielle et cinématographique décoiffante.
Tinnitis,
1h46
sortie le 5 juillet
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