Protagoniste incontournable de cette année cinématographique 2022, Guillermo Del Toro a déjà frappé très fort au mois de janvier avec Nightmare Alley. En parallèle, comme d’autres de ses compatriotes (Alfonso Cuarón, Alejandro González Iñárritu), il a accepté de collaborer avec Netflix. Une association en deux temps, le premier correspond à la série anthologique Guillermo del Toro’s Cabinet of Curiosities, sur laquelle il officie en tant que créateur, producteur exécutif et scénariste de deux épisodes. Le second, ni plus ni moins qu’à un nouveau long-métrage, la concrétisation d’un rêve de longue date : Guillermo Del Toro’s Pinocchio. Deux titres « vendus » sur son nom qui témoignent de l’envergure prise par le cinéaste mexicain depuis le sacre de La Forme de l’eau, enfin (définitivement) reconnu à sa juste valeur. Double particularité de ce douzième film, il s’agit d’une coréalisation et il s’essaie pour la première fois au cinéma d’animation. Il n’est cependant pas totalement un néophyte en la matière, puisqu’il a par le passé officié en qualité de producteur délégué sur plusieurs Dreamworks tels que Kung Fu Panda 2 et 3, Le Chat Potté, Les Cinq Légendes mais aussi une entreprise plus modeste, La Légende de Manolo de Jorge R. Gutierrez. Il fait ici équipe avec Mark Gustafson, spécialiste du stop motion, qui fut notamment le directeur de l’animation sur Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson. Cette troisième adaptation de Pinocchio de Carlo Collodi en deux ans après celles de Matteo Garrone et Robert Zemeckis, n’a rien d’opportuniste dans la mesure où Del Toro l’évoque depuis de nombreuses années, il avait annoncé le projet dès 2008. La mise en scène est d’abord confiée à Gris Grimly, connu pour ses illustrations de romans graphiques tels que The Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving ou Frankenstein, mais aussi une réédition des Aventures de Pinocchio dont les dessins ont inspiré le graphisme de cette nouvelle transposition filmique, déjà en binôme avec Mark Gustafson. En 2012, l’auteur du Labyrinthe de Pan remplace l’illustrateur, de nombreux rebondissements vont suivre, couplé à une volonté affirmée de mener l’affaire sans le moindre compromis, rallongeant sa gestation, jusqu’à l’entrée dans la boucle de Netflix et sa concrétisation définitive. Une coproduction au sein de laquelle s’associent The Jim Henson Company , ShadowMachine et sa propre structure Double Dare You Productions, qui réunit un prestigieux casting vocal : Ewan McGregor, Ron Perlman, Tilda Swinton, Christoph Waltz, Cate Blanchett ou encore John Turturro. « Je veux vous raconter une histoire. Une histoire que vous croyez connaître, mais que vous ne connaissez pas. Pas vraiment. Vous voyez, moi, Sebastian J. Cricket, j’étais là. En fait, je vivais, je vivais vraiment dans le cœur du garçon en bois. » Ainsi, par la voix d’un insecte, commence l’histoire du menuisier Geppetto, qui ayant sculpté un petit garçon en bois, découvrit un matin que celui-ci avait pris vie, rêvait de découvrir le monde et de devenir humain…
Une histoire que vous croyez connaître, mais que vous ne connaissez pas, telle est la promesse inaugurale explicitement formulée. Si Matteo Garrone cherchait à ressusciter l’idée d’un grand spectacle populaire purement transalpin et que Robert Zemeckis s’est mis en retrait pour proposer un copié/collé du dessin animé Disney, Guillermo Del Toro ouvre quant à lui une autre voie. Transposées au temps du fascisme italien, Les Aventures de Pinocchio s’inscrivent d’emblée dans une filiation avec L’échine du Diable (la guerre civile espagnole) et du Labyrinthe de Pan (le franquisme) où le conte de fées est mis à l’épreuve du réel et plus particulièrement des heures sombres de l’Histoire. La différence ici, étant que la trame préexiste au cinéaste mexicain, qui en propose une adaptation à la fois fidèle et très personnelle, en plus de constituer son œuvre la plus la plus accessible au grand public. Un prologue déchirant ouvre Guillermo’s Del Toro Pinocchio, comme un court-métrage inclus au sein d’un projet plus vaste, cette introduction marquée par le deuil et la perte d’un être cher, rappelle l’incroyable intensité émotionnelle du début de Là-Haut de Pete Doctor. Principal ajout au texte original de Carlo Collodi, cet épisode place immédiatement le récit sous l’angle de la douleur et de la gravité mais aussi d’un ancrage partiellement réaliste, à l’intérieur duquel Del Toro va progressivement inviter le fantastique. En dépit du drame terrible qui survient, la recherche de l’extraordinaire dans un contexte historique, chaotique, est déjà palpable, à l’image de cette séquence dans l’Église, jouant sur le contraste entre le regard émerveillé de l’enfant et celui d’une bombe s’écrasant. Le réel et le merveilleux cohabitent, se confrontent, le cinéaste laisse toujours de l’espace pour la seconde notion, intimement convaincu qu’elle est salvatrice. Peinture d’une époque âpre et intolérante, ne laissant aucune place aux marginaux, regardés avec crainte et méfiance. La place de la religion (dans la continuité de critiques perceptibles sur Nightmare Alley) allié tacite du fascisme, appuie une vision binaire du monde alors dominante, les êtres différents sont de possibles envoyés du mal, des créatures maléfiques à éradiquer ou dans le meilleur des cas à dompter par la force et l’autorité. Il convient de prêter allégeance, montrer patte blanche afin de se fondre dans le moule, se renier pour avoir le simple droit d’exister. Le parcours de Pinocchio en est l’illustration, il doit aller s’instruire à l’école s’il veut espérer devenir un petit garçon comme les autres. Ce personnage hors normes ayant miraculeusement pris vie, est d’abord rejeté de tous, y compris par son père Gepetto qui n’arrive pas à l’accepter, incapable de faire le deuil de son fils biologique. Innocent et naïf, il se transforme à ses dépens en objet de convoitise par des individualités malfaisantes, conscientes qu’il pourrait leur permettre d’arriver à leurs fins. Un forain aux dents longues le manipule dans l’espoir d’en faire l’attraction centrale de son spectacle de cirque (univers également dépeint dans Nightmare Alley sur un autre mode) pour ainsi se refaire une santé financière tandis que son apparente immortalité attire l’attention d’un militaire, persuadé qu’il peut servir la cause guerrière du régime fasciste de Mussolini. Avec une étonnante limpidité, cette histoire déjà connue à force d’adaptations, trouve alors un écho et un sens nouveaux, sans jamais trahir sa substance originelle.
« Enfant, je me sentais proche du personnage de Pinocchio », expliquait le réalisateur en 2018. « Non pas tant le bon garçon obéissant. Ce qui m’intéressait c’était de savoir si Pinocchio pouvait être aimé en étant lui-même. Doit-il se transformer en vrai garçon pour être aimé ? Pourquoi ne peut-il pas être aimé exactement comme il est ? Pourquoi ne pouvons-nous pas être les enfants imparfaits de parents aimants ? La beauté de Pinocchio pour moi est qu’il n’est pas une créature parfaite. C’est un enfant très difficile. Il ressemble beaucoup [au monstre de] Frankenstein : c’est une créature créée par des moyens contre nature par un père dont il s’éloigne et qui doit apprendre le fonctionnement du monde par l’échec, la douleur et la solitude. ». Résolument sombre et macabre, Guillermo’s Del Toro Pinocchio n’en demeure pas moins saisissant de beauté et fréquemment aéré par des numéros chantés tour à tour émouvants ou hilarants (la chanson à forte teneur scatologique injuriant le dictateur italien laissera des traces). Guillermo Del Toro avec la complicité de Mark Gustafson, s’écarte d’une animation lisse pour réinventer en trois dimensions les dessins de Gris Grimley dans un stop motion techniquement à la pointe tout en suintant l’artisanat. Un métrage également humanisé par les différents acteurs et actrices qui prêtent leurs talents vocaux, mention particulière pour la douceur de la voix d’Ewan McGregor, en narrateur servant parfaitement les facultés de conteur hors pair du metteur en scène. Le regard profondément humain et empathique de ce dernier se montre (une fois n’est pas coutume) bouleversant, tant par son intelligence et son refus de la facilité, que sa capacité à surprendre comme lorsqu’il révèle in fine la bonté enfouie d’un singe (Spazzatura) jusque-là cruel et malmené. Récit initiatique retravaillant plusieurs de ses thèmes chers (la nécessité de trouver une famille, le prix de la vie, la valeur du temps, les « monstres » humanisés confronté à la monstruosité humaine) sous une forme nouvelle, ce Pinocchio ouvre une lecture doublement intime. Ce texte qu’il a découvert dès son plus jeune âge, contant la naissance d’une créature fictive miraculeusement devenue vivante, peut apparaître telle l’essence de son art, l’une des origines de sa vocation. Dans le même temps, le choix d’une technique d’animation en volume vieille de plus d’un siècle, soit l’un des « trucages » fondamentaux du cinéma pour retranscrire cette histoire, induit un désir de rejoindre les pionniers, les premiers inventeurs, et se rappeler à leurs découvertes dans une optique de transmission. En résumé, c’est tout simplement magnifique.
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