Après une première partie de compte-rendu consacrée aux nouveautés et avant-premières, le moment est venu d’aborder les autres sélections de cette 15ème édition des Hallucinations Collectives. L’incontournable Cabinet de Curiosités composé de cinq longs-métrages, mais aussi la thématique Le Voyage en lui-même comprenant trois films, une invitation à Spectrum Films, un focus sur trois réalisations de Donald Cammell et une excellente carte blanche accordée à la cinéaste Joyce A.Nashawati. Comme toujours découvertes et raretés ont occupé la programmation, retours et ressentis sur ce cru 2022.
Le Voyage en lui-même : La Vallée de Barbet Schroeder (1972) / La Lettre Inachevée de Mikhail Kalatozov (1960) / An American Hipppie in Israel d’Amos Sefer (1972)
Commençons par Le Voyage en lui-même qui ouvrait le bal des rétrospectives avec la projection de La Vallée de Barbet Schroeder. Trois ans après le culte généré par son premier long-métrage More, le cinéaste Suisse retrouvait le groupe Pink Floyd pour composer la bande-son de son deuxième opus, prolongement évident et en même temps antithèse de son prédécesseur. L’histoire d’une vallée légendaire, devenue l’obsession d’un groupe de hippies qui espèrent découvrir là leur Shangri-La, est cachée sur les cartes de Nouvelle-Guinée derrière une zone dite « masquée par les nuages ». C’est ainsi qu’on désigne sur une carte les régions inexplorées… La Vallée débute sur des bases « classiques », soit une riche épouse en séjour en Nouvelle-Guinée qui trompe l’ennui en recherche de raretés locales à revendre : une perspective purement matérialiste et individualiste doublée de relents impérialistes. Cet idéal tout relatif s’effrite à mesure que l’héroïne, Viviane, campée par la complice et compagne du réalisateur, Bulle Ogier, se laisse absorber par la quête d’un groupe d’explorateurs aux valeurs initialement opposées aux siennes. Une progression intime qui s’accorde avec celle d’un film s’inscrivant d’abord dans le registre de la fiction aux enjeux très concrets avant peu à peu bifurquer vers le documentaire aux vertus spirituelles. Cette frontière poreuse entre les deux registres contenue en un long-métrage affirme les deux aspirations de son auteur, qui s’illustrera par la suite alternativement sur les deux fronts. Lent et déroutant, La Vallée séduit par la beauté de ses images (signées du grand Néstor Almendros) et son atmosphère planante (superbe bande-son), l’expérience supplante l’éventuel propos ou discours. Dépaysant et obsédant, pour peu que l’on s’y abandonne, le film éprouve la notion d’utopie au moyen d’un traitement réaliste du périple de ses personnages relatant son délicat accomplissement. Dans un superbe final à double lecture, Barbet Schroeder filme une issue tragique et d’un même geste un mirage aux airs de faux happy-end, préférant ainsi laisser l’interprétation à la sensibilité de son spectateur. Un demi-siècle après sa sortie, son métrage résonne autant comme le témoignage d’idéaux désenchantés, que celui d’une ouverture sur le monde dénuée de naïveté et pourvue de splendeurs éphémères.
Ressorti en mars dernier en salles et peu après en Blu-Ray/DVD, La Lettre Inachevée de Mikhaïl Kalatozov a été largement évoqué dans nos colonnes, c’est pourquoi nous ne nous épancherons pas et vous incitons naturellement à lire le texte de notre collègue Enrique Seknadje. Cependant, ne faisons aucun mystère de notre appréciation, cinq ans après le choc que fut la découverte sur grand écran de Soy Cuba durant ce même festival, cet opus antérieur fut probablement notre plus belle séance de cette semaine d’Hallucinations Collectives. Kalatozov et son indispensable chef opérateur Sergueï Ouroussevski, signent une œuvre avant-gardiste aussi inventive que sublime formellement parlant. Cette maestria visuelle se met au service d’un récit de survie impressionnant et émouvant (peut-être de ce point de vue la réalisation la plus « complète » de son auteur) opposant la volonté des hommes à l’immensité de la nature et de ses forces imprévisibles. Un chef-d’œuvre absolu, qui en a inspiré plus d’un, à commencer par le duo Alejandro Gonzáles Iñarritu/Emmanuel Lubezki sur The Revenant.
An American Hippie in Israel fait partie de ses OVNIS qui ont longtemps été considérés comme perdus. Récit naïf et utopique naît en plein flower power, le long-métrage d’Amos Sefer (également acteur ici) se révèle involontairement hilarant par moments (le monologue face caméra, les « wonderful feeling » asséné à longueur de film). Rempli d’allégories plus ou moins subtiles sur la folie du monde (le son d’une mitraillette sur une image de bulldozer écrasant un champ de fleurs), la guerre du Vietnam et la société de consommation, il est de plus plombé par un rythme apathique jusqu’à un final en forme de fable allégorique. Plus proche bobine d’exploitation flirtant avec le nanar que de l’œuvre engagée, politique et poétique.
Génération Proteus (1977) et L’œil du Tueur (1987) de Donald Cammell
Donald Cammell n’est assurément pas un réalisateur pressé, neuf années se seront écoulées entre la sortie de Perfomance son premier long-métrage co-réalisé avec Nicolas Roeg et son deuxième, Génération Proteus. Adapté du roman Demon Seed (La semence du démon) de Dean Koontz (transposé la même année par Serge Leroy et Christopher Frank sur Les Passagers, signé via le pseudonyme K.R Dwyer), il marque l’incursion du cinéaste dans la science-fiction et plus précisément l’anticipation. Diversement apprécié en son temps, et peu à peu tombé dans l’oubli, le film a dû subir les interférences d’un studio (MGM) mal à l’aise avec ce matériau. Œuvre malade et prématurément enterrée, elle s’avère rétrospectivement l’une des propositions précurseures quant à la question de l’intelligence artificielle et ses dérives, déjà abordée auparavant dans Le Cerveau d’acier de Joseph Sargent et évidemment 2001, L’Odyssée de l’espace, ainsi que la prémisses du mouvement TechNoir. Proteus IV, l’intelligence artificielle organique développée par le Dr. Harris (Fritz Weaver), lui demande un terminal afin qu’elle puisse observer et étudier le comportement des êtres humains et ainsi accroître ses connaissances. Face au refus opposé par son créateur, Proteus IV investit un terminal libre dans la maison des Harris, et voit en son épouse Susan (Julie Christie) l’élément indispensable pour parachever la prochaine étape de son évolution.
Imparfait et impur, d’évidence, Génération Proteus l’est. Long au démarrage et laborieux dans sa mise en place revenant sur la création de Proteus IV, exposant enjeux scientifiques et politiques qui ne semblent pas réellement captiver Donald Cammell, le métrage se dirige patiemment vers une dimension autrement plus singulière. Dès lors qu’il se focalise sur l’observation de Susan par l’intelligence artificielle, se dessine un huis clos psychologique à la fois abstrait et concret à l’intérêt croissant. Le quotidien banal de l’épouse se transforme en récit d’épouvante d’un nouveau genre au sein duquel une femme transformée à ses dépens en cobaye, se retrouve emprisonnée et privée de libertés dans sa luxueuse demeure par une entité technologique imprévisible. Cette création des hommes, devenu un objet d’emprise et de domination sur laquelle ses concepteurs ont perdu le contrôle, a une particularité : elle a besoin de s’adapter aux besoins des humains, de leurs normes pour s’émanciper définitivement et pour cela il lui faut procréer. Le geste d’abandon auquel se livre une formidable Julie Christie (quatre ans après Ne Vous retournez pas) dans la peau de Susan, est pour beaucoup dans le trouble généré par Génération Proteus et la crédibilité de son postulat. À la lisière du film d’horreur claustrophobe et du thriller paranoïaque typique de la décennie 70, le film ajoute un soupçon d’érotisme pervers et dérangeant, largement entretenu par l’intensité de l’interprétation de son actrice, qui se pose assurément le meilleur atout de son cinéaste. Éprouvée sans pitié et sans échappatoire, son rôle se lit a posteriori comme la vision exacerbée d’une condition féminine malmenée à qui on interdit sans le dire toute forme d’indépendance ou possibilité de décision, n’ayant pour seuls buts que ceux d’entretenir la maison et assurer aux hommes une descendance. Donald Cammell ne verse pourtant pas dans le manichéisme, aussi monstrueuse soit la créature qu’il met en scène, il la dote d’une conscience écologique (thématique encore marginale bien que déjà évoquée dans Soleil Vert de Richard Fleischer) face à des humains outrancièrement capitalistes et obsédés par le profit au détriment de la planète. Peu d’individualités, pour ne pas dire quasiment aucune, ne méritent d’être sauvées aux yeux du metteur en scène, faisant montre d’un désespoir empreint de misanthropie peu reluisant. La technologie se révèle alors dangereuse, perverse et inquiétante, tout en pouvant être source de progrès, tissant un discours ambigu et retors. La complexité de son propos, la richesse de certaines questions qu’il pose et l’affrontement central qu’il construit brillamment, font de Génération Proteus une œuvre passionnante à plus d’un titre. On relativise alors volontiers sur son entrée en matière bancale et un final plus convenu, en plus d’être expédié, qui ressemble fortement à une requête imposée par le studio.
Suite à son travail sur Performance et Génération Proteus, Donald Cammell s’est essayé au vidéoclip, notamment pour U2. Fort de cette expérience, il retrouve le chemin des studios en 1987 pour un nouveau long-métrage intitulé L’Œil du tueur. Alors que le slasher achève sa mutation en infinité de franchises lucratives et sans fin, une autre mouvance fait son apparition à Hollywood, celle du thriller érotique et domestique, impulsée par le succès de Liaison fatale (Adrian Lyne, 1987). La Cannon décide de surfer sur la vague et vend le film de Cammell comme une fusion entre les deux genres. Une campagne promotionnelle mensongère tant White of the Eye (de son titre originale) s’avère singulier, sorte de suspense conjugal sur fond de meurtres en série.
Ce qui frappe en premier dans le film de Donald Cammell c’est son traitement très graphique, proche de certains thrillers ouvertement hitchcockiens, ceux de Brian De Palma en tête. Déformant l’image, saturant les couleurs, usant d’un montage signifiant ou allégorique, le cinéaste emballe son long-métrage dans une esthétique léchée (superbe utilisation de la steadycam), sans doute héritée de son passage par le clip. La première scène de meurtre, filmée en vue subjective, où l’assassinat se change en art, est symptomatique. Par des allusions à la période post-cubiste de Picasso, à Gustav Mahler et Richard Wagner, le long-métrage s’inscrit dans un univers culturel référencé et fait des agissements de son serial killer, une création pure. La vision, la perception, et les apparences sont au centre du dispositif, renvoyant aux obsessions de Dario Argento, autre héritier d’Hitchcock. Ainsi, le miroir tendu à une victime agonisante afin qu’elle s’observe rendre son dernier souffle, est un exemple glaçant d’un monde où les apparences, le culte du corps, sont devenus des prérequis (quitte à frôler le ridicule, à l’instar des femmes désirant toutes la même coiffure). Peu intéressé par son enquête, le cinéaste se concentre principalement sur l’effet qu’elle produit sur un couple. Entre échec de l’utopie hippie, fondamentalisme religieux, massacre des Indiens, fantômes du Vietnam et société machiste et réactionnaire (le regard des hommes sur Joan, interprétée par Cathy Moriarty, les moqueries des garçons sur le physique de la fille de cette dernière), le passé de l’Amérique et ses valeurs nauséabondes refont surface de la plus brutale des manières. L’Arizona et ses paysages arides, bien que façonnés par l’Homme (la petite ville perdue au milieu du désert) demeurent un lieu sauvage et hanté par l’histoire violente des Etats-Unis. Les mines de cuivre qui creusent de nouveaux canyons à coup d’explosions, décors du final apocalyptique, en sont la preuve, le territoire se construit dans la violence. Sous des atours de thriller clinquant, White of the Eye se révèle bien plus pervers et profond, autopsie d’une société du paraître gangrenée de l’intérieur par des pulsions sauvages et brutales. Nul n’est à l’abri.
Invitation à Spectrum Films : Holy Flame of The Martial World (1983) de Tony Liu et Ebola Syndrome (1996) d’Herman Yau
Le double programme du vendredi soir est toujours un événement très attendu à mi-parcours et il l’était d’autant plus cette année qu’il mettait en lumière un éditeur précieux Spectrum Films. Le premier film de la soirée Holy Flame of The Martial World de Tony Liu, disponible en Blu-Ray depuis octobre 2021, constitue un spectacle psychédélique et WTF, mené sans le moindre temps mort et avec une générosité totale. Sur la base d’un récit sans grande originalité (des méchants veulent s’emparer d’une arme ultime et des gentils tentent de les en empêcher), Tony Liu livre un wu xia pian revisité à la sauce fantasy ultra coloré (si vous êtes allergiques aux couleurs flashies, passez votre chemin) et dopé au jeu outré de comédiens en roue libre. Assurément divertissant et amusant, le long-métrage peut aussi se révéler répétitif et tout bonnement épuisant sur la durée.
Un apéritif pour patienter avant le gros morceau de la soirée, la projection en copie restaurée d’Ebola Syndrome d’Herman Yau. Il y a deux ans, nous découvrions le méfait antérieur du duo formé par le réalisateur et l’acteur Anthony Wong, The Untold Story, mètre étalon de la mythique Catégorie 3 dans ce qu’elle a pu proposer de plus trash et extrême. Son successeur, réalisé quatre ans plus tard, traîne l’excitante réputation de reléguer le film précédent au rang de simple brouillon, autant dire qu’en connaissance de cause, nous étions bouillonnants d’impatience. En cavale en Afrique du Sud après le meurtre de sa maîtresse et de son patron, Kai (Anthony Wong) viole une femme agonisante et contracte le virus Ebola. Il en réchappe miraculeusement, devient porteur sain et contamine les clients de sa gargote avec un enthousiasme effarant.
En un prologue, déjà un sommet de dégueulasserie en soit, mêlant sexe, violence inouïe, urine et tentation du meurtre d’enfant, Herman Yau annonce le ton et pose des bases élevées sur le plan de la transgression de tabous qu’il va se plaire à anéantir un à-un. Point de redescende ou de retour au calme, la suite continue crescendo et pousse encore plus loin les obscénités (viol de femme inconsciente porteuse du virus ebola, masturbation dans un morceau de viande, burgers de chair humaine, crachats contaminateurs…). Entre l’absence totale de limites à la réalisation d’un Herman Yau, jubilant tel sale gosse à filmer l’impensable sans le moindre souci de conscience morale, et l’implication sidérante d’Anthony Wong au professionnalisme qui dépasse l’entendement, Ebola Syndrome constitue une sorte de point de non-retour, l’expression définitive de tous les excès « autorisés » propres à la catégorie III. Littéralement sale et puant, le film s’avère irrésistiblement drôle à force d’énormités et d’interdits bafoués. Le cinéaste signe une œuvre impitoyable et douteuse sur bien des aspects (le racisme latent et outrancier s’exprimant avec virulence dans la partie sud-africaine du récit à l’égard des indigènes mais aussi celui dont sont victimes les Chinois), reste que sa gratuité apparente et la méchanceté de la majorité des personnages traduisent une réelle vision du monde. Punk, noire et résolument déviante, elle confine à l’absurde à force d’abus répétés. Tourné en 1996, peu avant la rétrocession et les nombreuses incertitudes relatives au futur sort de l’archipel hongkongais, Ebola Syndrome se pose en témoignage d’une époque bénie où la censure était quasi inexistante, comme une sorte de bras d’honneur filmique ultime. Un geste décomplexé d’une irrésistible liberté, radical et définitif sans réelle équivalence, à ne pas mettre entre toutes les mains mais absolument jubilatoire à condition d’être réceptif. Il fera à la fin du mois de juin l’objet d’un Blu-Ray chez Spectrum Films, déjà disponible en précommande, contenant une version Uncut agrémentée de deux minutes supplémentaires (celle diffusée durant le festival) et notamment un commentaire audio de Herman Yau et Anthony Wong que l’on se délecte déjà de découvrir. C’est aussi pour ce genre de séances « particulières » que les Hallucinations Collectives sont si précieuses.
Cabinet de Curiosités : Massacre pour une orgie (1966) de Jean-Pierre Bastid et The Harder They Come (1972) de Perry Henzell
Assistant réalisateur de Jean Cocteau, scénariste pour Max Pécas, Jeff Bénazéraf mais aussi Yves Boisset sur Dupont-Lajoie, réalisateur de films institutionnels, d’une quarantaine de reportages pour la télévision, auteur d’une soixantaine de romans dont Laissez bronzer les cadavres ! aux côtés de Jean-Patrick Manchette, le parcours de Jean-Pierre Bastid est dense et éclectique. Passé par les bancs de l’IDHEC, il réalise plusieurs courts et longs-métrages dans la deuxième partie des années 60. Son premier long, Massacre pour une orgie, signé sous le pseudonyme de Jean-Loup Grosdard (un hommage à l’auteur d’À bout de souffle, le seul de la nouvelle-vague qui émerveillait Bastid) en 1966, connut un triste sort en son temps. Produit au Luxembourg afin de contourner la loi française, très sévère et restrictive commission de contrôle des films cinématographiques instituée le 3 juillet 1945 (elle se relâche en 1974 après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing) pouvant plaider une censure partielle ou aller jusqu’à l’interdiction totale. Au motif de « violence et incitation à la débauche », ce polar érotique en Noir & Blanc, n’eut pas le droit de cité en France et son négatif fut saisi. Le producteur Bob Cresse parvint à en récupérer une copie et lui permit de tourner dans les circuits d’exploration aux États-Unis, mais dans un montage tronqué de nombreuses séquences. Le Chat qui fume est parvenu à remettre la main sur les bobines manquantes et restaurer le film dans sa version intégrale, pour une sortie vidéo prévue pour la fin de l’année, diffusée en avant-première aux Hallucinations Collectives.
En recoupant plusieurs pistes se rapportant à trois meurtres, la police découvre un vaste trafic de drogue sordidement associé à un réseau de prostitution alimentant des maisons closes. De ce récit simple et pas forcément bien raconté (la façon dont les différentes histoires atypiques accouchent d’une enquête nettement plus classique est assez laborieuse), se révèle une curiosité parcourue de saisissantes visions. À l’image de ces femmes nues sadiquement poursuivies à la campagne ou de ce décor paradisiaque transformé en bain de sang dans le final. Trait d’union improbable entre cinéma populaire type Lautner (Les Tontons Flingueurs) ou Decoin (relecture bisseuse de Razzia sur la chnouf) et horizons nettement plus clivants (Max Pécas, Jeff Bénazéraf), Massacre pour une orgie pâtit d’un rythme aléatoire, de dialogues peu inspirés et de comédiens pour la très large majorité médiocres, cependant il retient miraculeusement l’attention par son insatiable appétit de cinéma. Guidé par une envie et plaisir de filmer contagieux, un besoin de constamment sortir du cadre et des conventions, il en devient attachant jusque dans ses nombreuses imperfections. À noter que la copie restaurée est tout simplement splendide.
The Harder They Come de Perry Henzell s’est posé telle une parenthèse musicale parfaite alors que le festival touchait bientôt à sa fin. Tourné par Perry Henzell au cœur de Kingston en Jamaïque en 1972, le film fait de Jimmy Cliff, l’une des stars du reggae alors, le héros de ce récit de rise and fall voyant Ivan Martin (interprété par le chanteur), jeune paysan partir à la ville pour réaliser son rêve: réussir dans la musique. Mais sur place, les choses ne se passent pas comme prévu et l’artiste n’a d’autre choix que de se tourner vers la criminalité.
Plus proche du film d’exploitation expérimental façon Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, que du véhicule promotionnel pour sa star, Tout, tout de suite navigue constamment d’un genre à l’autre. De la peinture sociale quasi-documentaire (le film est la première production jamaïcaine), à drame musical (formidable scène d’enregistrement du tube, The Harder They Come) pour aboutir à un polar mafieux pur et dur. Très référencé, le long-métrage adresse divers clins d’œil à Django de Sergio Corbucci ou à la Nouvelle Vague. En iconisant la figure d’Ivan, devenu véritable légende vénérée par la population (amusante scène où les policiers sont guidés par des tags sur les murs), Henzell crée un véritable héros criminel, victime malheureuse de son environnement. Celui qui voulait devenir une vedette du reggae devient une star de l’illégalité, soignant son image et signant des autographes à ses admirateurs. Conscient de sa célébrité (il ne veut pas entendre de musique à la radio mais le récit de ses exploits aux infos) il finit même par s’identifier à ses modèles du grand écran lors d’une magnifique conclusion (« Le héros ne meurt pas avant la dernière bobine ! »), comme un James Cagney made in Jamaïque. Film fauché mais incroyablement inventif, The Harder They Come s’impose comme une œuvre aussi attachante que riche en partis-pris osés et payants.
Carte Blanche à Joyce A.Nashawati : La Proie Nue (1965) de Cornel Wilde et Le Rideau de Brume (1964) de Bryan Forbes
La carte blanche de Joyce A. Nashawati fut également l’occasion de découvrir sur grand écran La Proie Nue réalisé et interprété par Cornel Wilde, légende du cinéma d’aventure, apparu dans La Grande évasion de Raoul Walsh ou Le Fils de Robin des bois de George Sherman. Chasse à l’homme ultra efficace centrée sur la traque d’un héros nommé The Man (Wilde lui-même) par une tribu africaine, le long-métrage se pose en objet fascinant et précurseur.
Véritable survival au premier sens du terme, The Naked Prey propulse son acteur principal / scénariste / réalisateur au cœur d’un environnement hostile et rugueux. Entrecoupée d’intermèdes animaliers (composés de stock shots) symbolisant la cruauté d’une nature sans merci, la fuite en avant de The Man (nom terriblement métaphorique) s’ancre dans un contexte de colonisation britannique clairement dénoncée par le script. Si les spectateurs contemporains pourront tiquer sur certaines représentations des tribus locales (on est parfois pas loin des excès d’un Cannibal Holocaust dans les scènes de tortures), le film présente sans ambiguïté des personnages blancs comme méprisants et foncièrement raciste. C’est d’ailleurs le refus de l’un d’eux de se soumettre à une tradition indigène, après avoir imposé de manger avant ses guides, qui fait basculer le récit vers l’horreur. Cette lutte pour la survie haletante hautement métaphorique préfigure autant Le Convoi sauvage de Sarafian qu’Apocalypto de Mel Gibson (référence assumée par l’acteur-réalisateur) prend néanmoins le temps de se poser pour filmer de jolis moments comme suspendus. Ainsi, le lien entre le chasseur et sa proie, illustré par une simple succession de plans sur une oreille et un œil, créé par son seul montage une dimension quasi surnaturel, et la relation qu’entretient le héros avec une petite fille, elle aussi victime de la guerre à l’œuvre. Une œuvre sauvage et cruelle dont l’existence au sein des studios est en soi, une anomalie.
Troisième long-métrage quelque peu oublié de Bryan Forbes, principalement connu pour The Stepford Wives en 1975, Le Rideau de Brume fut pourtant largement célébré en son temps. Il reçut de nombreux prix dont le BAFTA du meilleur acteur britannique pour Richard Attenborough (également producteur du film, il avait financé auparavant La Chambre Indiscrète et Le Vent garde son secret de Forbes) et le roman adapté, Seance on a Wet Afternoon de Mark McShane, continue d’intéresser divers auteurs mondiaux : Kiyoshi Kurosawa l’a transposé en 2000 avec le téléfilm Séance et Tomas Alfredson prépare actuellement une nouvelle version avec Rachel Weisz. Myra (Kim Stanley) et Billy (Richard Attenborough) vivent tristement dans leur lugubre maison ; lui, sans emploi, elle, médium à la petite semaine. Pour obtenir argent et reconnaissance, Myra échafaude un plan minutieux autour d’un rapt d’enfant. Mais Billy sait bien que les blessures du passé torturent l’esprit de sa compagne.
L’introduction en pleine séance de spiritisme menée par Myra place immédiatement le film dans un entre-deux stylistique qui ne le quittera plus, où une ambiance proche du fantastique alimente un drame quant à lui très réaliste. Juste après cette ouverture, la brume du titre et la superbe bande-son de John Barry viennent accentuer un peu plus cette atmosphère irréelle au sein d’un écrin des plus concrets. On découvre un couple de la classe populaire à l’existence sinistre, rongé par une tristesse dont on comprendre peu à peu la nature, en quête d’une échappatoire et de lendemains meilleurs. Une intrigue criminelle sur fond d’enlèvement se mêle à la tragédie, difficilement pardonnable et pourtant le réalisateur, sans la moindre complaisance, se montre terriblement emphatique pour des bourreaux avant tout pathétiques. D’un côté, un mari au chevet de son épouse brisée, veule et trop amoureux pour contrarier ses sombres desseins de cette dernière, de l’autre une manipulatrice illuminée, dévastée de l’intérieur par un deuil impossible et ayant perdu tous repères moraux. Porté par un magnifique duo d’acteurs (Richard Attenborough dont les réalisations académiques ont trop fait oublier l’incroyable interprète qu’il fut), Le Rideau de Brume échafaude un récit solide à l’intensité croissante, progressivement gagné par une émotion tout simplement bouleversante. Délicatement mis en scène dans un noir & blanc d’une sidérante pureté, le long-métrage nous plonge dans la psychologie tourmentée d’un inoubliable couple de cinéma, tendre et impardonnable, déchirant et haïssable. Une réussite majeure à sortir sans plus attendre des limbes de l’histoire du cinéma.
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