Alice Laguarda – « L’Ultima maniera : le giallo, un cinéma des passions »

Le Parfum de la dame en noir © Artus Films

Même s’il n’est pas récent du côté des amateurs de cinéma populaire et bis, on constate actuellement un engouement particulier pour le giallo qui se traduit à la fois par l’édition de Blu Ray et DVD (pour prendre des exemples récents, la sortie du Parfum de la dame en noir de Barilli et de deux films d’Emilio Miraglia chez Artus en attendant celle de Il Gatto Dagli Occhi Di Giada d’Antoni Bido chez Uncut Movies) et par des publications périodiques (un beau dossier dans les Cahiers du cinéma, un hors-série de L’Ecran fantastique signé David Didelot…) ou en livres.

L’Ultima maniera : le giallo, un cinéma des passions d’Alice Laguarda est le complément indispensable à Une étude en jaune : giallos et thrillers européens de Frédéric Pizzoferrato disponible chez Artus. En effet, celui-ci se présente davantage comme un « beau livre » richement illustré et un panorama (relativement) complet du genre sous forme de dictionnaire tandis que celui-là est un essai qui s’empare des enjeux esthétiques, politiques, sociaux du giallo.

Si le filone semble tant avoir le vent en poupe, c’est peut-être parce qu’il se trouve à la croisée de nombreux chemins, faisant le lien entre le classicisme (les thrillers de machination dans la lignée des Diaboliques de Clouzot et du Vertigo d’Hitchcock) et une certaine modernité, entre le cinéma d’exploitation et le cinéma d’auteur (voir La mort a pondu un œuf de Questi ou le quasi-antonionien Journée noire pour un bélier de Luigi Bazzoni) et qu’il est, pour reprendre les termes d’Alice Laguarda, « une sorte de substrat des genres en vogue ». On peut y retrouver, en effet, le goût pour le fait divers et une vision critique de la société italienne qu’on retrouve chez Elio Petri et Rosi, « le sens de la trivialité, du grotesque et de la satire des comédies italiennes (il y a du Risi dans les monstres épouvantablement humains de Dallamano, fasciné par les perversions sexuelles) » ou encore des réminiscences du cinéma fantastique gothique… D’une certaine manière, et si on accepte de ne pas se cantonner à une définition trop stricte, le giallo est peut-être le genre qui offre le plus de possibilités d’hybridation, qu’il prolonge une certaine veine fantastique (L’Appel de la chair, La dame rouge tua sept fois), le drame entre roman-photo et existentialisme antonionien (Photo interdite d’une bourgeoise, Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé…) ou qu’il annonce un cinéma plus horrifique (La Baie sanglante de Bava), plus érotique (Nue pour l’assassin, La Sœur d’Ursula, Giallo a Venizia…) voire les néo-polars violents des années 70 (le poliziottesco) avec des films comme La Lame infernale de Dallamano ou Mort suspecte d’une mineure de Sergio Martino.

A travers la diversité des registres empruntés par le giallo, l’essayiste analyse de manière très pertinente la façon dont ces films sondent un certain inconscient collectif italien et illustrent à leur manière les soubresauts d’un pays pris en tenaille entre un refoulé fasciste (qu’illustre bien un film comme Pensione Paura de Barilli, non mentionné dans l’ouvrage) et une modernité marquée également par la violence des « années de plomb ».

Dans un premier temps, Alice Laguarda s’intéresse à la question du territoire et du décor, évoquant la place tenue par des personnages déracinés (américains en Italie comme dans L’Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento, citadins à la campagne, etc.) dans un cadre soumis à toute sorte de dérèglements : dérèglements sociaux reflétant la « stratégie de la tension » alors en vigueur en Italie et qui se traduit par des récits où planent les menaces de complots, de machinations et une certaines méfiances envers des institutions corrompues (la police, la magistrature…) et dérèglements en matière de cadre avec une attention particulière accordée aux signes de la modernité et à une architecture fonctionnelle qui déshumanisent l’environnement (voir l’incroyable travail sur la géométrie des formes effectué par Luigi Bazzoni dans Journée noire pour un bélier). Cette question du « territoire » se retrouve également dans les films confrontant une certaine Italie urbaine et « moderne » et la ruralité comme dans ces « cauchemars pastoraux » que sont La Longue Nuit de l’exorcisme de Fulci ou Terreur sur la lagune de Bido.

Journée noire pour un bélier © Le Chat qui fume

Dans un deuxième temps, l’autrice se penche sur la représentation de la bourgeoisie dans le giallo et la manière dont le genre l’utilise à la fois pour ausculter ses névroses (Le Venin de la peur de Fulci) et prendre le pouls d’une modernité paradoxale, entre le néant d’une société de consommation marquée par le confort et un certain vide existentiel que traduit l’esthétique de « roman-photo » de certains giallos (Les Allumeuses de Biagetti, Spasmo de Lenzi…) et une certaine monstruosité qui refait surface pour transformer un quotidien standardisé en cauchemar. L’intérêt de l’ouvrage d’Alice Laguarda est qu’il analyse avec finesse les différents conflits qui se jouent au sein des giallos : conflits sociaux (la monstruosité de certains hommes d’église ou représentant les institutions) mais aussi conflits entre les hommes et les femmes, ces dernières témoignant à la fois d’un désir d’émancipation (notamment au niveau sexuel) mais subissant par ailleurs les punitions d’une société patriarcale encore assez rétrograde. Fuyant néanmoins le carcan des analyses idéologiques, l’essayiste souligne plutôt le caractère dialectique du genre : « non seulement un certain nombre de films marquent de cette manière une résistance aux discours et idéologies essentialistes de l’enfermement dans une identité figée, mais ils nous confrontent aussi au sentiment d’insécurité (identitaire, existentiel) propre à tout être humain. »

C’est en effet à la question du regard que s’intéresse Laguarda dans un dernier temps, disséquant avec beaucoup de pertinence le caractère « maniériste » du giallo : « On peut assurément inscrire le giallo dans un triple héritage cinématographique : celui issu du fantastique gothique de Deux mains, la nuit ( The Spiral Staircase, Robert Siodmak, 1945), dans lequel l’œil du tueur se fait motif plastique et poétique ; la brutalité et la modernité du montage de la scène de la douche dans Psychose de Hitchcock, qui innerve nombre de films ; et le climat dystopique du Diabolique docteur Mabuse (Die Tausen Augen des Dr Mabuse, Fritz Lang, 1960), où le décor moderniste (un hôtel) dissimule un monde du crime et de la surveillance, hanté par le refoulé nazi. A partir de ces influences, la dramaturgie du giallo semble obéir à une « passion » de l’œil tour à tour fétichisé, agressé ou instrument de pulsions libidinales et meurtrières. ». S’appuyant sur de nombreuses comparaisons avec la peinture, elle livre une passionnante réflexion sur la manière dont le giallo réinvente à travers la question du regard un théâtre des passions assez unique. Les cinéastes jouèrent, en effet, avec les formes et expérimentèrent aussi bien du point de vue visuel que sonore pour accoucher d’univers mentaux et fantasmatiques fascinants.

L’Ultima maniera, le giallo : un cinéma des passions parvient donc à mettre en lumière avec rigueur (outre les apports esthétiques, l’autrice n’hésite pas à s’appuyer sur un riche corpus théorique) la singularité d’un genre à la croisée de nombreuses routes et qui constitue, par son esthétique maniériste, une sorte de point de non-retour à travers son motif fétiche de la schize.

« C’est peut-être là qu’il faut parler d’une ultima maniera. Elle désignerait les conséquences de la façon dont les cinéastes travaillent la coupe, plastiquement et filmiquement. En laissant la coupe apparente, et même, en l’exhibant, il s’agirait, aussi et surtout, de faire apparaître une forme de « schizophrénisation » des images et des figures ».

Avec les cinéastes ayant donné au giallo ses lettres de noblesse, il n’y a « plus d’alternative au monde autiste, cupide et déréglé qu’ils représentent dans leurs films. »

La dame rouge tua sept fois © Artus Films

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L’Ultima maniera, le giallo : un cinéma des passions (2021) d’Alice Laguarda

Éditions Rouge Profond, 2021

ISBN : 979-10-97309-49-7

213 pages – 22€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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