Lorsque Albert R. Broccoli et Harry Saltzman fondent EON (pour Everything Or Nothing), la compagnie de production basée à Pinewood Studios qui produira en 1961 James Bond 007 contre Dr. No, imaginaient-ils que, soixante ans et vingt-cinq films plus tard, leur héros susciterait encore un tel engouement ? Il n’y a en effet strictement aucune équivalence dans l’histoire du cinéma à la saga James Bond : une même production d’un bout à l’autre, un héros immuable, un succès constant au fil des décennies…
Pourtant, cette reconnaissance populaire qui a engrangé des millions de livres sterling, n’a jamais pour autant rencontré le succès critique. Au contraire, les « Bond films » ont fréquemment fait l’objet des railleries des plus éminents penseurs du cinéma. Stanley Cavell, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Slavoj Žižek…, tous considèrent l’univers de Bond comme étant essentiellement vulgaire et régressif. Roland Barthes concède néanmoins que Bond est « un bel objet qui manipule d’autres objets ».
Ce constat, et cette assertion du sémiologue, sont évoqués en amorce du passionnant ouvrage que le philosophe Aliocha Wald Lasowski consacre au plus célèbre des espions et qui vient de paraître chez Max Milo. Chroniqueur pour France Culture et l’Express, celui-ci est connu pour ses livres sur Sartre, Sollers, Glissant, ainsi que pour son essai sur l’émotion musicale, Les Larmes musicales, paru en 2013 chez William Blake And Co. Il s’y livrait à une promenade singulière et érudite au sein des auteurs, musiciens, poètes, philosophes.
C’est une déambulation du même ordre qui nous est ici proposée. Loin du systématisme qui consisterait à envisager chacune des réalisations de l’univers Bond singulièrement, Aliocha Wald Lasowski interroge le corpus des vingt-cinq films comme un tout, discernant ses traits esthétiques les plus notables derrière son apparente conformité narrative. A titre d’exemple, citons la virtuosité de ces scènes d’actions rythmées comme autant de ballets aériens, terrestres ou aquatiques qui ponctuent chacun des films, tel le tournoiement chorégraphique sous-marin d’Opération Tonnerre (1965, Terence Young) :
L’auteur va donc ici proposer une analyse de l’image au service d’une philosophie de l’écran, ce qu’il dénomme une philoscopie qui s’attache à repérer des articulations d’idées, des nuances filmiques cachées dans la geste bondienne. Quelques questions-clés l’animent :
« Dès lors, dans le climat anxiogène de surveillance numérique généralisée où se multiplient les techniques d’observation digitales, les aventures d’un agent secret ne constituent-elles pas, finalement, un film sur le regard par le regard lui-même ? Dans le monde de l’observation, la série des James Bond nous conduit à interroger et à explorer les réseaux de contrôle et d’enregistrement. Les situations fictionnelles de l’agent secret questionnent aussi bien le mensonge, le déchiffrement, l’imposture, la trahison, la ruse, la tromperie, l’occulte, la réserve, la clandestinité, le silence, le simulacre, la dissimulation que la duplicité.
S’inscrivant dans une investigation cinématographique par l’œil et le regard, l’écoute ou l’ouïe – de Fenêtre sur cour en 1954 à Conversation secrète en 1974, de Blow Out en 1981 à La vie des autres en 2006 –, le cinéma de 007 perce lui aussi le mystère de l’existence – réel véritable ou illusion factice ? –, à travers l’écran opaque ou obscur, comme par le trou d‘une serrure. »
Ces divers questionnements nous conduisent aux cinq secrets du titre de l’ouvrage. Chacun de ceux-ci fait l’objet d’un chapitre foisonnant.
Le premier s’attache au contexte historique de la production des films de James Bond. La question est ici de savoir « comment évolue le personnage, face à la situation internationale imminente, toile de fond de l’espionnage, depuis le conflit entre les blocs Est et Ouest, jusqu’à la tension en Europe provoquée par le Brexit de la Grande-Bretagne ? ». Entre un premier film sorti en pleine crise des missiles de Cuba et ce Mourir peut attendre qui survient au lendemain du Brexit, que reflètent les films de James Bond des contextes géo-politiques qui leur sont contemporains ?
Le second interroge le statut d’icône supranationale qu’est James Bond. Pour Aliocha Wald Lasowski, les films de la saga « questionnent les notions de frontière, d’appartenance et d’identité postnationale en rupture avec une stricte vision territoriale, liée à l’engagement sincère de l’agent envers le MI6 ». En effet, à plusieurs reprises, Bond « s’ouvre aux différentes formes d’altérité : la langue de l’autre, la culture de l’autre, les us et coutumes par-delà les frontières », atteignant une forme d’« hybridation de soi, sensible, décentrée et multiple ». Quelles sont dès lors les métamorphoses identitaires de Bond et que nous apprennent-elles ?
Le troisième chapitre met à mal l’incarnation de la virilité masculine ordinaire que représente James Bond. « Est-il seulement un être de plaisir, de jouissance et de succès facile auprès des femmes ? » Comme le précise l’auteur, « lorsque 007 sort des eaux turquoises des Bahamas, vêtu d’un maillot de bain shorty bleu ciel, dans Casino Royale, la représentation multiple de la masculinité peut faire de lui, comme corps sexualisé et érotisé, une icône gay et queer ». Fantasme sexuel séduisant autant les femmes que les hommes, que masquent le dandysme froid et le libertinage constant de 007 ? « Et si Bond sublimait l’érotisme pour au contraire autre chose ? »
Le quatrième volet porte sur les multiples morts et résurrections du personnage. Corps glorieux mais aussi spectral, disparaissant pour mieux réapparaître, Bond est un être « démoniaque et angélique, semi-défunt et semi-vivant, mi-reflet et mi-ombre ». Pour Aliocha Wald Lasowski, il est un « individu à la fois naturel et artificiel, la matérialité de son être n’est pas seulement faite de chair et de sang, mais elle semble d’un autre ordre : polymorphe, hybride, multiple, hétérogène et machinique ». Spectre (2015, Sam Mendes) dernièrement en témoignait : de son ouverture durant la fête des morts à Mexico jusqu’à cette plaque mortuaire au MI6 mentionnant son nom, Bond joue et se joue constamment de la mort et c’est ce jeu récurrent qui se voit déployé dans ce chapitre.
Enfin, la dernière partie de l’essai inclut l’univers de James Bond dans celui, très vaste, de ses marquages culturels. Comme le souligne l’essayiste : « À y regarder de près, on distingue dans les films un art de la citation et du collage, de François de La Rochefoucauld à Charles Spencer Chaplin, Steven Spielberg et Stanley Kubrick, ou encore à travers les clins d’œil ou allusions aux films Lawrence d’Arabie de David Lean ou Casablanca de Michael Curtiz ». Dès lors, les films de la saga Bond ne s’inscrivent-ils pas dans une esthétique pop et pulp qui transcende l’apparent classicisme du récit d’espionnage traditionnel ?
Toutes ces questions trouvent des développements et des réponses ébouriffants tout au long des trois cents pages de cet essai inédit sur le plus célèbre des agents secrets. Elles se voient même prolongées dans une longue conclusion qui s’attache à l’actualité de James Bond, celle qui se dessine depuis quelques films dans l’inscription scénaristique de thématiques contemporaines telles que la surveillance de masse ou l’interrogation des normes féminines et masculines. Le mérite de l’auteur est ici d’éclairer cette contemporanéité de James Bond à la lumière des oeuvres antérieures du cycle, démontrant combien une logique souterraine anime la saga et lui confère une cohérence dissimulée derrière les apparats du pur divertissement.
Si, pour beaucoup, nous avons vu au moins un film des aventures de James Bond, que l’on soit néophyte ou fan de cet univers, amateur ou contempteur de celui-ci, on trouvera dans ces Cinq secrets de James Bond un formidable ouvroir pour penser les aventures de 007 et, par–delà, le rôle politique, philosophique, sociologique et esthétique du cinéma, fut-il d’action et de grande consommation. L’écriture fluide, animée par une vision ample mais aussi par un sens précis du détail, joue des échos et des renvois entre les films, procédant par éclats pour définir, si nous en revenons à Barthes auquel on peut penser au fil des pages, les multiples et riches fragments d’un discours bondien.
Les cinq secrets de James Bond
Sortie le 26 mars 2020
Max Milo Editions
Pagination : 256, ISBN : 9782315009558
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).