Dans le cinéma hexagonal, rares sont les étoiles filantes. Des légendes aux destins tragiques qui ont su, en quelques années et autant de films, marquer durablement le septième art avant de s’éteindre prématurément. Marilyn Monroe, James Dean, River Phoenix, Natalie Wood, autant de noms qui, chacun à leur manière, ont assimilé dans linconscient collectif ce statut à Hollywood, son usine à rêves mais aussi parfois à cauchemars. En France, excepté Patrick Dewaere (qui ne jouissait pas de la même aura glamour), seule Françoise Dorléac serait susceptible dappartenir à ce panthéon. En seize longs-métrages tournés sous la direction dauteurs majeurs tels que François Truffaut, Roman Polanski, Jacques Demy ou Ken Russell, la sœur aînée de Catherine Deneuve a laissé un souvenir indélébile dans la mémoire des cinéphiles. Morte dans un accident de voiture à seulement vingt-cinq ans, son parcours était destiné à générer une fascination auprès dexégètes subjugués par sa fougue et son tempérament. Cest le cas dAurélien Ferenczi, ancien rédacteur en chef de Télérama et intervenant au Cercle sur Canal +, qui livre un ouvrage touchant et intime à plus dun titre. Déauteur dessais sur Quentin Tarantino, Lars Von Trier, Fritz Lang ou Tim Burton, il signe ce Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac chez Actes Sud et ravive linsolence mais aussi les angoisses dune comédienne plus moderne que jamais.

La Peau douce ©-1964-Athos-Films

Le livre prend la forme dune enquête, un récit morcelé couvrant les grands moments de la carrière de lactrice, où Ferenczi alterne narration à la troisième et à la première personne, lorsquil exprime ses propres considérations ou relate l’état de ses recherches. La quête dun mystérieux amant brésilien rencontré sur le tournage de LHomme de Rio (quil nomme arbitrairement Gilberto) ou son aveu de ne pas nourrir un culte personnel aux Demoiselles de Rochefort ou à La Peau douce, côtoient les ressentis fantasmés de la star. Une ambition de poser des mots sur des réflexions imaginaires qui savère judicieuse, Dorléac ayant commencé dans le doublage (elle était la voix française de la Heidi de Comencini). Sil se permet dextrapoler certains versants de sa personnalité (les hypothèses du titre), cest quau-delà des anecdotes souvent amusantes (le prénom du réalisateur Just Jaeckin aurait inspiré Francis Veber pour son ner de cons), lauteur confesse être en quelque sorte intimement lié à celle que François Truffaut surnommait Framboise. Dans cette véritable déclaration damour, il témoigne ainsi avoir lui-même perdu sa jeune sœur. Un destin commun qui apporte à lessai une dimension profondément mélancolique et personnelle.

Les Demoiselles de Rochefort © Madeleine Films

Françoise était passionnée, fougueuse, ardente. Son existence était rythmée par la danse (activité libératrice qui fit sa légende à l’écran autant que dans les clubs parisiens) et les hommes quelle consommait. Des romances la plupart du temps éphémères, simples remèdes illusoires à son profond mal-être. Cest cette pulsion de vie, cette existence frénétique qui guide Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac, par une écriture sèche, des phrases courtes, sans fioritures. Se dessine en filigrane un funeste compte à rebours, comme si, dès le début de sa carrière, le temps lui était compté. « Live fast, die young » pour reprendre une maxime correspondant si bien à James Dean, avec qui la comédienne partage la même fin. La même fascination morbide de la presse également pour les détails de son accident. Une curiosité malsaine que le livre aborde frontalement tout en gardant une distance et une pudeur bienvenues. La célébrité, la beauté, la jeunesse et la mort se retrouvent liés dans un amas de tôle froissée, autant de thématiques qui ne sont pas sans évoquer le culte Crash de J.G. Ballard adapté par Cronenberg. Les hypothèses émises par lauteur trouvent leur acmé dans un très joli chapitre final où celui-ci imagine quel aurait pu être lavenir de Dorléac, entre collaboration avec Maurice Pialat et retrouvailles avec Truffaut. Ironiquement, celle qui brûlait la chandelle par les deux bouts et rêvait dailleurs, star à Hollywood dans des superproductions, a désormais des rues et une école maternelle à son nom en France, où sa gloire ne sest jamais estompée.

Cul de sac © 1967 Filmways

Autre facette complexe abordée dans le livre, les rivalités fraternelles existantes au sein de la famille Dorléac. Catherine, pourtant initialement peu intéressée par le métier dactrice, accéda à la célébrité avant son aînée grâce aux Parapluies de Cherbourg ou Répulsion notamment. Lessai révèle que Françoise, quant à elle, fut dabord perçue comme une it girl, une mondaine. Les routes des deux sœurs se croisèrent à diverses occasions, avant d’être finalement réunies devant la caméra de Jacques Demy. Comme si – volontairement ou non – elles cherchaient à se confronter à lautre tout en s’évitant, de La Vie de château que lune est contrainte de refuser au profit de sa cadette, à leur collaboration avec Polanski. Lauteur fait en outre preuve de décence et dun respect profond en présentant la difficulté de Deneuve, plutôt avare en confessions lorsquil sagit d’évoquer la perte de sa sœur, à assumer son rôle de « survivante ». Françoise Dorléac, terriblement complexée par son physique quelle jugeait disgracieux (sic) et jalouse des traits de cette dernière, imposa malgré elle de nouveaux standards. Ferenczi rapporte justement les propos de Michael Caine (son partenaire dans Un cerveau dun milliard de dollars) qui considère sa beauté comme avant-gardiste, la comparant à Julia Roberts. Encore une fois, la comédienne était en avance sur son temps, trop pressée, en constant décalage.

L’Homme de Rio © Les Acacias

Cest avec une tendresse certaine, et une nostalgie coupable avouons-le, que lauteur relate une époque quil glorifie et enjolive. Celle des yéyés, de la Nouvelle Vague, des prémices de mai 68, que Dorléac ne connaîtra pas. Paradoxalement, cest justement en opposant sa muse à cet environnement, quil réussit le mieux son portrait. Celui dune femme qui ne fut jamais au bon endroit, au bon moment, mais dont le tempérament et l’énergie finirent par remporter la mise. Quelle rate une audition pour Blow Up, chef-d’œuvre du swinging London quelle connaissait pourtant si bien, ou quelle gagne in extremis sa place dans LHomme de Rio (sous la pression de De Broca, alors que le producteur Alexandre Mnouchkine voulait Giovanna Ralli), elle était loutsider anachronique. Contradiction vivante, elle disait fuir le naturalisme tant chéri par la bande des Cahiers du cinéma, alors que cest justement son naturel qui fit delle une star. À la fois fascinée par l’élégance rétro de Greta Garbo et nourrissant lambition de devenir une héroïne daction, lactrice était à la fois nostalgique et visionnaire. Une anomalie que ce Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac tend à rendre proche, attachante, humaine. Pari réussi.

En librairie le 1er mai 2024

Editions Institut Lumière / Actes Sud

176 pages / 17€

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A propos de Jean-François DICKELI

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