Dans le cinéma hexagonal, rares sont les étoiles filantes. Des légendes aux destins tragiques qui ont su, en quelques années et autant de films, marquer durablement le septième art avant de s’éteindre prématurément. Marilyn Monroe, James Dean, River Phoenix, Natalie Wood, autant de noms qui, chacun à leur manière, ont assimilé dans l’inconscient collectif ce statut à Hollywood, son usine à rêves mais aussi parfois à cauchemars. En France, excepté Patrick Dewaere (qui ne jouissait pas de la même aura glamour), seule Françoise Dorléac serait susceptible d’appartenir à ce panthéon. En seize longs-métrages tournés sous la direction d’auteurs majeurs tels que François Truffaut, Roman Polanski, Jacques Demy ou Ken Russell, la sœur aînée de Catherine Deneuve a laissé un souvenir indélébile dans la mémoire des cinéphiles. Morte dans un accident de voiture à seulement vingt-cinq ans, son parcours était destiné à générer une fascination auprès d’exégètes subjugués par sa fougue et son tempérament. C’est le cas d’Aurélien Ferenczi, ancien rédacteur en chef de Télérama et intervenant au Cercle sur Canal +, qui livre un ouvrage touchant et intime à plus d’un titre. Déjà auteur d’essais sur Quentin Tarantino, Lars Von Trier, Fritz Lang ou Tim Burton, il signe ce Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac chez Actes Sud et ravive l’insolence mais aussi les angoisses d’une comédienne plus moderne que jamais.
Le livre prend la forme d’une enquête, un récit morcelé couvrant les grands moments de la carrière de l’actrice, où Ferenczi alterne narration à la troisième et à la première personne, lorsqu’il exprime ses propres considérations ou relate l’état de ses recherches. La quête d’un mystérieux amant brésilien rencontré sur le tournage de L’Homme de Rio (qu’il nomme arbitrairement Gilberto) ou son aveu de ne pas nourrir un culte personnel aux Demoiselles de Rochefort ou à La Peau douce, côtoient les ressentis fantasmés de la star. Une ambition de poser des mots sur des réflexions imaginaires qui s’avère judicieuse, Dorléac ayant commencé dans le doublage (elle était la voix française de la Heidi de Comencini). S’il se permet d’extrapoler certains versants de sa personnalité (les hypothèses du titre), c’est qu’au-delà des anecdotes souvent amusantes (le prénom du réalisateur Just Jaeckin aurait inspiré Francis Veber pour son Dîner de cons), l’auteur confesse être en quelque sorte intimement lié à celle que François Truffaut surnommait Framboise. Dans cette véritable déclaration d’amour, il témoigne ainsi avoir lui-même perdu sa jeune sœur. Un destin commun qui apporte à l’essai une dimension profondément mélancolique et personnelle.
Françoise était passionnée, fougueuse, ardente. Son existence était rythmée par la danse (activité libératrice qui fit sa légende à l’écran autant que dans les clubs parisiens) et les hommes qu’elle consommait. Des romances la plupart du temps éphémères, simples remèdes illusoires à son profond mal-être. C’est cette pulsion de vie, cette existence frénétique qui guide Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac, par une écriture sèche, des phrases courtes, sans fioritures. Se dessine en filigrane un funeste compte à rebours, comme si, dès le début de sa carrière, le temps lui était compté. « Live fast, die young » pour reprendre une maxime correspondant si bien à James Dean, avec qui la comédienne partage la même fin. La même fascination morbide de la presse également pour les détails de son accident. Une curiosité malsaine que le livre aborde frontalement tout en gardant une distance et une pudeur bienvenues. La célébrité, la beauté, la jeunesse et la mort se retrouvent liés dans un amas de tôle froissée, autant de thématiques qui ne sont pas sans évoquer le culte Crash de J.G. Ballard adapté par Cronenberg. Les hypothèses émises par l’auteur trouvent leur acmé dans un très joli chapitre final où celui-ci imagine quel aurait pu être l’avenir de Dorléac, entre collaboration avec Maurice Pialat et retrouvailles avec Truffaut. Ironiquement, celle qui brûlait la chandelle par les deux bouts et rêvait d’ailleurs, star à Hollywood dans des superproductions, a désormais des rues et une école maternelle à son nom en France, où sa gloire ne s’est jamais estompée.
Autre facette complexe abordée dans le livre, les rivalités fraternelles existantes au sein de la famille Dorléac. Catherine, pourtant initialement peu intéressée par le métier d’actrice, accéda à la célébrité avant son aînée grâce aux Parapluies de Cherbourg ou Répulsion notamment. L’essai révèle que Françoise, quant à elle, fut d’abord perçue comme une it girl, une mondaine. Les routes des deux sœurs se croisèrent à diverses occasions, avant d’être finalement réunies devant la caméra de Jacques Demy. Comme si – volontairement ou non – elles cherchaient à se confronter à l’autre tout en s’évitant, de La Vie de château que l’une est contrainte de refuser au profit de sa cadette, à leur collaboration avec Polanski. L’auteur fait en outre preuve de décence et d’un respect profond en présentant la difficulté de Deneuve, plutôt avare en confessions lorsqu’il s’agit d’évoquer la perte de sa sœur, à assumer son rôle de « survivante ». Françoise Dorléac, terriblement complexée par son physique qu’elle jugeait disgracieux (sic) et jalouse des traits de cette dernière, imposa malgré elle de nouveaux standards. Ferenczi rapporte justement les propos de Michael Caine (son partenaire dans Un cerveau d’un milliard de dollars) qui considère sa beauté comme avant-gardiste, la comparant à Julia Roberts. Encore une fois, la comédienne était en avance sur son temps, trop pressée, en constant décalage.
C’est avec une tendresse certaine, et une nostalgie coupable avouons-le, que l’auteur relate une époque qu’il glorifie et enjolive. Celle des yéyés, de la Nouvelle Vague, des prémices de mai 68, que Dorléac ne connaîtra pas. Paradoxalement, c’est justement en opposant sa muse à cet environnement, qu’il réussit le mieux son portrait. Celui d’une femme qui ne fut jamais au bon endroit, au bon moment, mais dont le tempérament et l’énergie finirent par remporter la mise. Qu’elle rate une audition pour Blow Up, chef-d’œuvre du swinging London qu’elle connaissait pourtant si bien, ou qu’elle gagne in extremis sa place dans L’Homme de Rio (sous la pression de De Broca, alors que le producteur Alexandre Mnouchkine voulait Giovanna Ralli), elle était l’outsider anachronique. Contradiction vivante, elle disait fuir le naturalisme tant chéri par la bande des Cahiers du cinéma, alors que c’est justement son naturel qui fit d’elle une star. À la fois fascinée par l’élégance rétro de Greta Garbo et nourrissant l’ambition de devenir une héroïne d’action, l’actrice était à la fois nostalgique et visionnaire. Une anomalie que ce Framboise – Quelques hypothèses sur Françoise Dorléac tend à rendre proche, attachante, humaine. Pari réussi.
En librairie le 1er mai 2024
Editions Institut Lumière / Actes Sud
176 pages / 17€
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