La manière dont s’effectue le contrôle cinématographique en France est à la fois unique et paradoxale. Unique car nous sommes sans doute le seul pays au monde à avoir une commission de classification des œuvres qui délivre un visa nécessaire à la diffusion des films en salles. Paradoxal car ce système anachronique (dans la mesure où tous les autres médias sont libres) reste pourtant le garant d’une certaine liberté d’expression et l’on constate que le système français demeure l’un des plus libéraux et des plus tolérants au monde. Ce contrôle étatique permet à la fois de garantir une certaine protection de la jeunesse (c’est sa principale fonction) tout en cherchant à préserver la liberté de création. Philippe Rouyer souligne parfaitement les risques qu’il y aurait à remettre en cause ce modèle :
« Si on supprime les interdictions aux moins de 12, 16 et 18 ans, soit les œuvres vont être allégées de tout ce qui gêne pour éviter les interdictions locales et les recours en justice, soit plus personne ne voudra produire autre chose que des films consensuels. Rappelez-vous, au mois d’octobre dernier, Netflix a coupé le plan montrant la couverture d’un magazine érotique dans Retour vers le futur 2 pour plaire au plus grand nombre. Ce que font également les compagnies aériennes en choisissant de mettre à leur catalogue les versions tous publics des films proposés à leurs passagers. Si on supprime les interdictions par tranches d’âge, il y a fort à parier que les films exploités en salles subiront le même sort pour satisfaire le seul public familial. »
Alors, bien sûr, cette histoire n’est pas toute rose et fut parfois mouvementée. Christophe Triollet et ses acolytes reviennent sur les grandes étapes de la censure en France, du contrôle des actualités exigé par Clémenceau en 1909 jusqu’à l’affaire Baise-moi en 2001 -qui réintroduit une interdiction aux moins de 18 ans supprimée en 1990- en passant par l’abolition de toute censure au début du mandat de Giscard d’Estaing et du contrecoup rapide avec la loi dite « X » frappant les films pornographiques ou d’incitation à la violence, épisode marqué par la fameuse interdiction totale du film L’Essayeuse de Serge Korber.
Comme toujours avec la collection Darkness, l’approche est à la fois historique, juridique mais également cinéphile et passionnée. Et c’est ce bel équilibre qui rend l’ensemble constamment enthousiasmant. Même les textes les plus ardus car abordant de front des questions de droit pur (comme cette réflexion sur la valeur juridique et la fonction de l’avertissement par Marie-Odile Diemer et Nicolas Blanc ou la question traitée par Laurence Juan et Christophe Triollet du préjudice et d’éventuelles réparations en cas de restriction ou d’interdiction d’un film) sont très éclairants et stimulants.
Par rapport aux livraisons précédentes de la publication (il s’agit du sixième volume), une part plus importante est réservée aux entretiens et témoignages. Certains ne sont pas inédits puisque Christophe Triollet avait déjà publié son interview de Jean-François Théry, président de la commission de classification de 1981 à 1994 dans son ouvrage Le Contrôle cinématographique en France. On se demande au départ pourquoi republier une interview de 1993 alors que la situation a beaucoup évolué depuis ; mais en la relisant, elle s’avère très intéressante pour mesurer à quel point les questions de mœurs (et donc de censure) sont très relatives selon les époques et que les choses évoluent très vite. Car l’homme qui s’exprime ici représente un courant plutôt libéral de la censure (un texte plus récent le prouve) et ses propos ne datent pas de Mathusalem (même pas trente ans !). Pourtant, il pouvait encore dire à l’époque :
« Ça ouvre un grand débat sur la définition de l’homosexualité. Est-elle ou non un danger pour l’adolescence ? Une chose dont personne n’est vraiment au clair, y compris les médecins, dans la mesure où il est évident qu’il y a une homosexualité naturelle et une homosexualité culturelle, qu’il y a une homosexualité « prosélyte et triomphante » et une homosexualité de refuge. La peur des femmes est souvent un des éléments de l’apparition de l’homosexualité masculine. »
De la même manière, on peut dans un premier temps s’étonner de voir la publication ouvrir ses colonnes à André Bonnet, avocat fondateur de l’association Promouvoir, militant comme l’annonce ses statuts « pour la dignité de l’homme, de la femme et de l’enfant, et se propose de faire obstacle au développement de l’ensemble des pratiques contraires à cette dignité, parmi lesquelles l’inceste, le viol, l’homosexualité, la pornographie ou l’embrigadement par les sectes ». Notons pour être tout à fait honnête que la mention de l’homosexualité a été supprimée des statuts de l’association en 1999 (mais cette proclamation originelle n’est-elle pas déjà un aveu ?). Après réflexion, il semble parfaitement logique que dans une collection consacrée à la censure, on permette à tous les points de vue de s’exprimer. D’autre part, le texte de Bonnet est un tel ramassis de syllogismes autour de la question des « droits et des devoirs » (des créateurs et de l’Etat) et de circonvolutions hypocrites (car qui peut prétendre fixer les limites de ce que peuvent voir ou entendre des adultes ?) qu’on comprend immédiatement que ses actions et réflexions ne sont dictées que par pure idéologie.
De son côté, Philippe Rouyer souligne de manière beaucoup plus fine les enjeux de cette classification et son dilemme : préserver les plus jeunes (il n’est effectivement pas question de montrer Orange mécanique à un enfant de six ans) mais garantir également une liberté d’expression, y compris celle de bousculer et de choquer. De fait, la question se pose surtout face à la recrudescence des œuvres interdites au moins de 18 ans sans pour autant être classées X. Depuis l’affaire Baise-moi, un certain nombre de films ont écopé de cette classification (Antichrist et Nymphomaniac volume 2 de Lars Von Trier, Ken Park de Larry Clark, Love de Gaspar Noé, Saw 3 ou encore Quand l’embryon part braconner de Wakamatsu). Outre qu’on peut se demander si ces films attireront des adolescents de moins de 18 ans qui, par ailleurs, disposent de tous les contenus imaginables sur leurs ordinateurs ou leurs téléphones ; le problème vient d’un flou juridique au niveau du CSA qui interdit à ce genre de films d’être diffusés à la télévision sinon dans les créneaux réservés pour les films X (à savoir uniquement sur les chaînes payantes entre minuit et cinq heures du matin). Davantage que la question de l’âge, c’est celle de la « censure économique » qui se pose.
Un entretien avec René Château ainsi qu’un beau texte de Fernand Garcia sur les démêlés avec la censure du film Mad Max permettent de revenir sur la question de la classification des œuvres de « grande violence » et sur cette période (entre 1974 et 1981 puisque Jack Lang abolira cette forme de censure) où les films d’horreur et « d’incitation à la violence » furent classés X (de Massacre à la tronçonneuse jusqu’à Zombie en passant par Mad Max et The Warriors). Christophe Triollet s’interroge par la suite sur les possibilités de réaliser des films d’horreur en France alors que le genre y est clairement boudé.
Albert Montagne revient quant à lui sur la saga Emmanuelle, du triomphe du film originel à la classification X du deuxième épisode de la série (pourtant aussi « soft » que le premier). On se permettra de signaler à l’auteur une petite erreur lorsqu’il écrit : « Ce n’est qu’en 1977 que les premiers poils pubiens masculins se dévoilent à l’écran dans La Dernière Femme de Marco Ferreri, avec l’apparition du sexe mâle dans son omnipotence. ». En 1977, cela fait déjà plus de deux ans que les films pornographiques ont dévoilé en toute impudeur les anatomies masculines et -si on s’en tient au cinéma « classique »-, Depardieu avait déjà tombé le slip depuis longtemps (Les Valseuses). Sauf erreur, on estime traditionnellement que la première star masculine française à avoir été filmée nue frontalement est Alain Delon dans Traitement de choc de Jessua en 1973. C’est un détail car le texte de Montagne est intéressant, comme sa présentation des divers ennuis que fit la censure à l’œuvre de Jean-Pierre Mocky.
Enfin, pour finir sur une note plus « cinéphile », l’ouvrage nous permettra de découvrir l’histoire captivante du cinéaste Philippe Vallois par Eric Peretti, grand défricheur de territoires inconnus devant l’éternel, et de remettre en question certaines certitudes que nous pouvions avoir sur la censure. Enfin, une autre réflexion passionnante est celle de Benjamin Campion qui décrit précisément les nouvelles formes de censure qui réapparaissent avec un modèle comme celui de Netflix. La façon dont la plateforme s’approprie certaines séries qui ne lui appartenaient pas à l’origine et dont elle modifie certaines scènes (le suicide dans 13 Reasons Why) est tout bonnement effrayante.
Dans les années qui vont venir, c’est davantage contre cette forme de censure qu’il va falloir lutter (comme en témoignent également les « brèves censoriales » qui concluent le livre et qui montrent une certaine recrudescence dans le désir de nuire à certaines œuvres) plutôt que contre l’ancienne Anastasie, toujours prompte à dégainer ses ciseaux pour « préserver la jeunesse »…
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Censure & cinéma en France
Darkness n°6
(Sous la direction de Christophe Triollet)
ISBN : 978-2-36716-287-4
29 €
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