Il est de bon ton désormais de faire la fine bouche lorsque sort un nouveau film de Woody Allen. Une certaine paresse critique incite à reléguer l’âge d’or de son œuvre à des temps immémoriaux (en gros, du milieu des années 70 au milieu des années 90) et à bouder ses productions plus récentes (Match Point, qui a maintenant près de 20 ans, faisant généralement figure d’exception). A part quelques fidèles admirant son inspiration prolifique (un film par an ou presque), ses talents de conteur et son humour irrésistible, le cinéma de Woody Allen traîne aujourd’hui la réputation d’être dépassé, désuet et sans souffle.
C’est à l’encontre de ces idées reçues que se dresse l’essai de Damien Ziegler Woody Allen et les années 2010 : le triomphe de l’illusion. Prenant à rebrousse-poil tous les discours tiédasses et conformistes, l’auteur va même jusqu’à affirmer, non sans une certaine provocation que « le réalisateur, après avoir amassé au fil des décennies un matériau thématique considérable (à peu près un film par an), est parvenu à modifier encore son style. Non véritablement en changer complètement, mais à le canaliser dans une direction bien assurée, et avec certitude et sérénité. En un mot, le Woody Allen de la maturité a décanté son art, et a trouvé une sûreté de geste presque infaillible qui nous incite à écrire que les films des années 2010, pris dans leur globalité, constituent l’apogée de sa carrière. »
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Juger que des films comme Minuit à Paris ou To Rome with Love puissent être considérés comme l’apogée d’une œuvre plutôt que Annie Hall, La Rose pourpre du Caire ou Crimes et délits peut laisser songeur et faire tiquer dans un premier temps. Mais la grande réussite de cet essai tient à sa manière d’étayer sa démonstration de façon extrêmement précise, rigoureuse et convaincante sans pour autant minimiser l’importance des œuvres antérieures de Woody Allen auxquelles se réfère souvent Ziegler.
Après une longue introduction, l’auteur aborde le corpus des années 2010 (qui débute avec Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu pour s’achever avec Jour de pluie à New York) film par film, analysant les caractéristiques de chacun avec force détails et références. Mais cette approche film par film ne se limite pas à une juxtaposition d’analyses filmiques comme Damien Ziegler a pu le faire avec ses livres consacrés à Barton Fink des Coen ou A.I de Spielberg. Son essai est d’abord construit autour d’un fil directeur solide (le rapport du cinéaste à l’illusion) qui lui permet d’éplucher la richesse thématique des films de cette période. En effet, même si le réalisateur a déjà abordé la question du rapport entre la vie et l’illusion dans un certain nombre de films (La Rose pourpre du Caire restant sans doute le plus emblématique), s’il a truffé ses films de magiciens, d’illusionnistes et autres prestidigitateurs (Alice, Le Sortilège du scorpion de jade, Scoop…), c’est sans doute à partir des années 2010 que l’œuvre se resserre autour de ce matériau. Qu’il s’agisse du Paris mythifié de Midnight in Paris, de l’amour aveugle du magicien pour la jolie médium mystificatrice dans Magic in the Moonlight ou du coup de foudre romantique dans Jour de pluie à New York sur un versant léger, ou bien des rêves de richesse et de luxe des héroïnes de Blue Jasmine et Wonder Wheel, de l’expérience de la liberté absolue de l’individu par le crime gratuit dans L’Homme irrationnel sur un versant plus sombre ; Woody Allen n’a de cesse de montrer les pièges de l’illusion. En bon misanthrope, il souligne à chaque instant l’absurdité d’un monde sans Dieu et sans justice transcendante. Qu’ils échappent au châtiment comme dans Crimes et délits et Match Point ou qu’ils soient « punis » (L’Homme irrationnel), c’est toujours le coup du hasard ou l’ironie du sort qui prime (ce que montre d’ailleurs bien son dernier opus Coup de chance).
Partant de ce constat (une vision viscéralement pessimiste de l’existence), Damien Ziegler montre bien que Woody Allen ne cède ni à la tentation moderniste du théâtre de l’absurde et persiste à croire au récit, à de vrais personnages fouillés psychologiquement, à des situations romanesques séduisantes ; ni au nihilisme le plus desséchant. C’est pour cette raison qu’après avoir brisé les mécanismes de l’illusion (le rêve d’un « c’était mieux avant » dans Midnight in Paris qui touche toutes les générations puisque la belle modèle de 1920 rêve à la « Belle Époque » des impressionnistes et de Toulouse-Lautrec), Woody Allen conclut à la nécessité de ladite illusion et du rêve (dans ce film, le héros américain va pouvoir quand même vivre son rêve de bohème parisienne avec la jeune femme incarnée par Léa Seydoux). Quand certains de ses films jouent la carte de la fin heureuse (songeons aux géniales conclusions de Magic in the Moonlight ou Jour de pluie à New York), ces moments sonnent comme de nouvelles illusions mais « assumées » comme telles (à l’inverse des fins tragiques où les personnages ne parviennent pas à s’extirper de ces illusions). Ce double mouvement (les illusions promises par le monde sont des leurres mais persistons, malgré tout, à croire à un peu de magie car elle peut panser les plaies que nous inflige la vie) permet à l’auteur de disséquer le thème de l’amour romantique qui parcourt tout le corpus allenien, du retour du semblable en s’appuyant sur des références philosophiques assez pointues (pour schématiser à l’extrême, Nietzsche contre Schopenhauer).
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De manière très pertinente, Ziegler analyse de nombreux motifs récurrents dans ces films : celui de la pluie (omniprésente chez Woody Allen), du miroir, du jardin, de la mer et de l’eau. Ces motifs, travaillés chaque fois d’une manière un peu différente, prouvent la cohérence du corpus. Cohérence qui se traduit également dans les choix esthétiques opérés par le metteur en scène et ses directeurs de la photographie. Qu’il s’agisse de Darius Khondji ou Storaro, l’auteur leur consacre des paragraphes pénétrants et montre que rien n’est laissé au hasard, qu’il s’agisse de ce véritable traité des couleurs qu’est Wonder Wheel ou des effets de « solarisation » qu’affectionne parfois Woody Allen (qu’on songe à ces brusques apparitions du soleil au milieu d’une averse).
L’essai est très riche, s’appuyant sur de nombreuses références philosophiques, littéraires (Le Decameron pour To Rome with Love), cinématographiques (des ponts jetés avec certaines œuvres moins révérées de Preminger comme Carmen Jones ou Bonjour tristesse, Welles…), picturales sans qu’elles semblent plaquées ou pédantes. Parfois, on a envie de discutailler avec Damien Ziegler, notamment sur la question du rythme dans les derniers Woody Allen. Personnellement, j’ai du mal à mettre au même niveau la formidable ouverture élégiaque et habitée de Manhattan (la conjonction parfaite de la musique, des images et de la voix-off qui impulse immédiatement l’énergie romanesque) et la succession un peu paresseuse de cartes postales qui ouvre Midnight in Paris. Mais indépendamment de cette question subjective du goût, le livre séduit par la manière très assurée dont il argumente sa thèse (un brin provocatrice, ce qui n’est pas pour nous déplaire) de départ.
Et pour avoir revu quelques films de cette décennie pendant ma lecture, j’ai pu constater que le classicisme serein et intemporel des films de Woody Allen se bonifiait et il y a tout à parier que son œuvre tardive vieillira très bien.
En attendant le verdict de la postérité, on se reportera avec un grand intérêt sur cet essai dense et passionnant qui éclaire de manière originale une œuvre décidément inépuisable…
© Paradiso Films
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Woody Allen et les années 2010 : le triomphe de l’illusion (2023) de Damien Ziegler
Éditions Lettmotif, 2023
ISBN : 978-2-36716-370-3
433 pages – Illustrations, 29,90 €
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