Paru en Italie en 2014, Peur aura attendu 2018 pour être publié en France, grâce aux efforts conjugués de la maison d’édition Rouge Profond et du travail de traduction de Bianca Concolino Mancini et Paul Abram. Il ouvre un cycle de parutions autour du cinéaste chez l’éditeur, qui doit normalement se poursuivre en 2019 par un recueil de nouvelles horrifiques, ainsi par un essai collaboratif.
Si l’ouvrage parvient à traiter de l’intégralité de l’œuvre du maître, âgé aujourd’hui de 78 ans, il arrive aussi, au niveau personnel, peu avant deux évènements qui ont pu marquer d’une manière ou d’une autre son parcours : la plongée de sa fille Asia au cœur du mouvement MeToo, et la confrontation (de son vivant) à un remake se voulant ambitieux de son œuvre sans doute la plus reconnue. Le cinéaste s’est confié au cours de récentes interviews sur ces derniers sujets, mais refermer ce livre aujourd’hui donne forcément le sentiment que l’homme a encore un morceau vie devant lui. Tout ne peut avoir été écrit, et des lectures d’évènements pourraient encore changer. La démarche autobiographique ne peut être que partielle, quand bien même l’auteur se retrouve dans la dernière ligne droite de son existence. Ici, un dernier film pourrait même de nouveau tout changer.
Est-ce d’ailleurs parce qu’il manque encore de recul sur tout un segment de son existence? Argento avoue lui-même ne pas s’étendre sur certains aspects très récents précédants l’achèvement de son manuscrit. Dans tous les cas, l’auteur de Profondo Rosso traite avec nettement plus de brièveté les 25 dernières années de sa vie et de sa carrière, là où il revient avec force de détails sur ses débuts, et ce qui est reconnu en « consensus » comme les pics de sa carrière dans les années 70 (ce qui n’aidera pas à à la réévaluation de la période post Opéra la plus décriée). Les moments de passion, de puissances et de revanches parfois, laissent place alors à une certaine douceur, un apaisement que l’on ressent notamment quand il revient avec pudeur et attention sur son rapport à ses filles. Il y a comme une volonté de ne plus trop en dire sur les films, qui semblent alors se succéder comme des météores ou opportunités, sans qu’ils aient autant d’enjeux existentiels qu’autrefois. Là où les premiers chapitres évoquent un travail d’écriture demandant un grand effort, le cinéaste laisse progressivement la place à des collaborations fluides et plus de capacité à déléguer. Un rapport secret au religieux, vif dans l’enfance, s’invite de nouveau au point que lorsque le cinéaste aborde Mother of Tears, c’est sous cet angle et par le personnage d’Udo Kier qu’il souhaite surtout nous en parler.
Monsieur Peur
Profitons toutefois de la chance que représente ce véritable tête à tête entre l’artiste et son (ses) public(s) pour ce qu’il est. Il comblera certes peut-être moins les admirateurs d’Argento qu’un classique ouvrage d’entretien à la Hitchcock/Truffaut ou le De Palma de Vachaud et Blumenfeld. Mais son ton résolument intime et souvent très franc nous permet de cerner comme rarement les tourments intérieurs quotidiens de l’homme.
On s’en rend moins compte vu de France, où il est accueilli par un public essentiellement cinéphile, mais Dario Argento est également (ou a été) une figure publique majeure en Italie, une marque du Frisson qui dépasse son seul travail au cinéma. Toute l’activité précoce du cinéaste à la télévision l’a introduit à une heure de grande écoute dans les foyers, bousculant la censure et plusieurs règles de bienséances au cours des années 70. Il devient ainsi comme Hitchcock (vu comme une figure tutélaire et fantomatique tout au long de l’ouvrage) une silhouette familière du petit écran. De même que le cinéaste de Psycho, en introduisant plusieurs programmes télévisuels, il doit dès lors se partager entre un statut de M. Peur auprès du grand public, capable à un moment donné de son existence d’une large audience très rares de par son seul nom, et l’adoration de « fans », aux motivations souvent distinctes et plus secrètes.
Traité dans Ténèbres, le rapport du créateur à son public, souvent complexe, prend ici une épaisseur qui va au-delà de l’anecdote quand Argento revient sur ses admirateurs mystères, faisant de lui une proie jusqu’à basculer dans la farce de la pure perte d’identité. Le chapitre Monsieur Fabre raconte d’ailleurs comment il se retrouve piégé par un colis de drogues adressé à son nom, et fait l’expérience de cellules de maisons d’arrêt, en compagnie de différents détenus. Annihilé parfois par le public, le cinéaste s’est retrouvé pourtant aussi par d’autres biais au bord du gouffre…
Une Peur de distinction
Peut-être faut-il y voir une clé. Mais pour débuter son autobiographie, Dario Argento fait appel à un procédé de flash-forward qui traite moins de la Peur proprement dite que du Néant. Peu après la fin du tournage de Suspiria, enfermé dans une chambre d’hôtel comme lors d’autres soirs de fêtes dans sa suite, le cinéaste se confronte à l’abîme qui semble vouloir l’aspirer, tandis que du point de vue de son œuvre il atteint sans doute son sommet en matière de renommée et de réception. Un « High and Low » dépressif et puissant, alors qu’au même moment, une fêlure a atteint le jeune couple qu’il forme avec Daria Niccolodi, également sa co-scénariste. L’expérience la plus extrême et déstabilisante semble donc se situer là, une pulsion de disparition, pas si éloignée de la soumission à une malédiction.
Au contraire, la Peur dont traite majoritairement l’ouvrage n’apparaît pas forcément comme une expérience et un sentiment d’abysse dans l’intime capable d’expliciter une grande partie de l’artiste et son œuvre (même si elle peut être là aussi, notamment lorsqu’Argento confie sa difficulté à dormir avec une autre personne – ce qui a pu nourrir le très autobiographique Quatre Mouches de velours gris). Plus que la Peur séminale et viscérale, de l’ordre du trauma et du coupable, qui hante justement l’œuvre d’Hitchcock (enfermé enfant dans une cellule de prison), Argento semble avoir plutôt expérimenté une sorte de Peur de distinction. De celle qui va lui faire ressentir son existence comme étant celle d’un être différent, capable d’évoluer dans une dimension parallèle dont ses semblables se tiennent à distance. Voici d’ailleurs ce qu’il exprime lorsqu’enfant, il découvre sa première rétrospective de films fantastiques :
« Or, la chose bizarre est que je n’étais aucunement terrorisé par ce qui se passait à l’écran. Le public autour de moi hurlait, gigotait sur les sièges, se couvrait les yeux avec les mains. Les choses monstrueuses racontées dans L’isolla delle anime perdute [L’île du docteur Moreau, 1933, Erle C.Kenton), par exemple, ne me faisaient pas hurler de peur. Au contraire, cette dimension tellement surréelle me fascinait. J’étais attiré comme une mouche par le miel. J’avais enfin accès à ce lieu mystérieux et inquiétant, dont personne ne parlait comme si c’était quelque chose de sale. A la maison on n’en parlait pas, à l’école on n’en parlait pas, dans les livres on n’évoquait jamais cette dimension autre. Ce n’est qu’à l’écran et dans certaines nouvelles d’Edgar Poe qu’on racontait cette autre réalité. Moi, j’étais comme hypnotisé. » (pp.38-39)
Entomologiste de la peur agissant tel un orfèvre manipulateur, ou bien grand sorcier élu de l’inconnu? Dario Argento est sans doute un peu des deux, c’est en tout cas une sensibilité aiguisée capable de saisir un sixième sens dont le cinéma, au meilleur de lui-même, peut-être l’un des vecteur artistiques les plus puissants et troublants. Peur nous offre un visage tour à tour profondément gourmand et humain de cet explorateur de l’extrême, sans fausse modestie ni voyeurisme. Sans être une somme, ni se nourrir de révélations spectaculaires, il apparaît néanmoins déjà nécessaire pour continuer à penser l’œuvre d’Argento, et lui donner des contours de plus en plus nets.
Dario Argento, Peur, Rouge Profond, 360 pages, 2018 – ISBN 978-2-915083-89-7
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