Il y a trois ans, les éditions de la Table ronde sortaient les passionnants mémoires du grand chef-opérateur Henri Alekan Le Vécu et l’imaginaire. Aujourd’hui, on peut découvrir Des lumières et des ombres, un ouvrage plus théorique qui sortit originellement en 1984 et qui est désormais proposé dans une version augmentée (Alekan y revient, par exemple, sur son travail plus tardif avec Amos Gitaï ou Wim Wenders sur Les Ailes du désir) et admirablement illustrée.
En guise d’introduction, Henri Alekan explicite les enjeux de son essai :
« Nous nous proposons d’étudier le mécanisme créatif de la lumière et ses profondes répercussions émotionnelles sur l’homme, en partant de la « lumière vécue » par lui – la lumière solaire- pour aboutir à la « lumière figurée », celle des peintres et des cinéastes. Ce livre expose comment l’éclairage artificiel devient art de la lumière, soit en se modulant sur les rythmes solaires, soit en s’y opposant, afin d’y développer sa propre originalité, qui engendre des émotions que les artistes des siècles passés ne pouvaient concevoir avant l’avènement de l’électricité. »
Il s’agira donc d’un véritable « traité de lumière » où l’auteur, en s’appuyant sur des exemples picturaux, photographiques ou cinématographiques, analyse les différentes sources de lumières sur lesquelles peuvent s’appuyer les artistes et leurs implications psychologiques et émotionnelles. Le livre est scindé en deux grandes parties. Dans la première Alekan s’attache à la lumière naturelle, à savoir essentiellement la lumière solaire mais avec également un intéressant chapitre sur la lumière lunaire. Dans la deuxième, où il peut évoquer plus directement son art, il s’intéresse à l’éclairage artificiel et aux choix opérés par les peintres et cinéastes quant à leur utilisation de ce type de lumière.
La réussite du livre, c’est que l’auteur parvient à trouver un équilibre subtil entre une approche très théorique (qui intéressera les spécialistes), une certaine dimension technique (qui intéressera les professionnels de l’image) et une approche sensible qui rend le texte très accessible, même pour le néophyte. S’appuyant constamment sur la comparaison entre la technique des peintres (pour traduire plastiquement, par exemple, le crépuscule, l’aurore ou même représenter le soleil) et celle des cinéastes, Alekan dévoile ses « recettes » de chef-opérateur confronté à certains problèmes purement techniques qui ne se posent pas au peintre (comment représenter au cinéma le soleil à la manière d’un Robert Delaunay traduisant son rayonnement avec Formes circulaires ?). En courts chapitres, il analyse de manière à la fois pragmatique et théorique les différents états de la lumière, les conséquences sur l’objet peint ou filmé (la nature des ombres portées) et ses évolutions infinitésimales. Alors que le peintre possède des moyens de rendre les différentes variations de la lumière en les fixant définitivement (de la sublime Vue de Tolède du Greco jusqu’aux paysages de Turner et Monet), le cinéaste doit jouer avec deux composants de plus : le temps et le mouvement.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Alekan expose les stratégies adoptées par les cinéastes ayant recours à la lumière artificielle. Tout d’abord, opter pour un certain naturalisme et l’éclairage directionnel (en gros, la source de lumière correspond à la lumière solaire et aux ouvertures dont on dispose dans des décors en intérieur), de l’autre, jouer sur des effets de lumière non naturalistes, permettant de donner aux œuvres une dimension plus poétique et de créer des atmosphères en adéquation avec la vérité psychologique ou émotionnelle des personnages. On songe évidemment à l’expérience menée par le directeur de la photographie avec Jean Cocteau pour La Belle et la bête ou encore à ses collaborations avec des cinéastes antinaturalistes : Serge Bard, Alain Robbe-Grillet (La Belle Captive), Joseph Losey ou encore Raul Ruiz.
Des lumières et des ombres est une livre d’une grande richesse, qui aborde la question de la lumière sous tous les angles (les éclairages diffus ou modelant, les variations de texture qu’elle prend sur l’eau, la manière d’éclairer la nuit et la question de la « nuit américaine »…) mais Alekan sait rester, on le répète, accessible et concret. Si l’on devait d’ailleurs séparer en deux de manière très schématique ces conceptions de la lumière, il y aurait d’un côté les adeptes d’une lumière « naturaliste », utilisée pour donner à l’action un maximum de lisibilité et permettre d’éviter toute interférence entre le spectateur et les « objets » filmés (acteurs et décors). C’est le cas du cinéma hollywoodien classique qui, lorsqu’il n’utilisait pas l’éclat de lumière solaire (le western, par exemple) s’est appliqué à mettre les éclairages au service des acteurs et les magnifier (le fameux éclairage trois points). De l’autre, il y a les artistes utilisant la lumière comme véritable donnée créatrice, capable de traduire par les ombres et la clarté une certaine atmosphère et un point de vue sur les personnages et leurs émotions. On songe évidemment au cinéma expressionniste allemand mais aussi au cinéma de Cocteau et de tous ceux qui modelèrent les éclairages pour nous inviter dans un univers plus onirique. Et c’est dans ce royaume du clair-obscur, des ombres et de la lumière que nous convie aussi Henri Alekan le temps de ce passionnant voyage.
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Des lumières et des ombres (1984) d’Henri Alekan
Éditions La Table ronde (nouvelle édition augmentée, 2022)
377 pages. Illustrations. 35 €
ISBN : 979-10-371-0465-6
Sortie le 29 septembre 2022
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