Dans l’imaginaire des cinéphiles, le nom d’Henri Alekan reste indéfectiblement lié aux images de La Belle et la bête de Jean Cocteau, à ces plans sublimes où la lumière et les ombres nous transportent au cœur du merveilleux et de l’imaginaire. En s’inspirant des gravures de Gustave Doré et en donnant une réalité aux visions du poète cinéaste, Alekan entrait de plain-pied dans la légende du septième art. En 1999, soutenu par Philippe Pierre-Adolphe et José-Louis Bocquet, il rédige ses mémoires alors qu’il a atteint les 90 ans. Vingt ans après cette première édition, La Table Ronde nous propose une réédition complétée par des textes inédits et une sublime iconographie issue des archives de la veuve d’Henri Alekan.

Le résultat est absolument passionnant, peut-être parce le grand chef opérateur a véritablement traversé le siècle du cinéma, débutant dans les studios au temps du muet et achevant sa carrière (ou presque) avec l’admirable photo en noir et blanc des Ailes du désir de Wim Wenders. Entre temps, Alekan aura côtoyé Abel Gance, René Clément (c’est lui qui dirige la photographie de La Bataille du rail), Yves Ciampi, Marcel Carné, André Cayatte, Henri Verneuil, Julien Duvivier ou encore Yves Allégret. Oublié par la nouvelle vague qui préféra toujours les éclairages « naturels » aux lumières sophistiquées d’Alekan, celui-ci connaîtra néanmoins des expériences avec des cinéastes hollywoodiens comme William Wyler, Jules Dassin ou Blake Edwards tout en nouant une certaine complicité avec Joseph Losey (trois films entre 1950 et 1982).

Qu’on ne s’attende pas ici à une autobiographie structurée : Le Vécu et l’imaginaire adopte une forme fragmentaire où chaque chapitre correspond à une expérience et des souvenirs. A part les premiers chapitres où l’auteur évoque sa famille, son enfance et ceux, assez impressionnants, où il revient sur la période de guerre pendant laquelle il fut soldat, prisonnier, miraculé après une rocambolesque évasion puis résistant ; ces mémoires seront surtout consacrés à son travail sur les films et à ses rencontres avec les cinéastes. Les ellipses sont parfois abruptes, notamment lorsque Alekan raconte sa fuite dans la France occupée et qu’il enchaine, sans transition, sur sa rencontre avec Abel Gance au studio de la Victorine à Nice en 1940. Mais cette forme impressionniste fait également tout le charme d’un livre riche en anecdotes et qui témoigne d’une certaine modestie du chef opérateur dont le talent a toujours été de se mettre au service de l’univers des metteurs en scène avec qui il a travaillé.

Certains souvenirs sont très drôles, notamment lorsque Alekan se décrit en amoureux transi de Vivien Leigh (« Duvivier était en pleine forme mais quelque peu vulgaire avec ses histoires grivoises. Vivien semblait ravie d’être traitée sans ménagement. La star était oubliée, la femme m’était révélée. Dommage qu’elle ne fût pas seule, j’aurais tellement aimé la serrer dans mes bras et effleurer ses lèvres pâles. ») ou cette anecdote adorable survenue à la fin du tournage du Fruit défendu de Verneuil avec Françoise Arnoul. Un peu éméché et amoureux (décidément !), Alekan décide le dernier soir du tournage de se rendre dans la chambre de l’actrice sous prétexte de vouloir voir la chambre de Frédéric Mistral.

« Alors Françoise pouffant de rire : « Oui, je couche dans son lit… et même à poil » Et elle rabattit le drap. C’était vrai. Vision superbe et fugitive. François s’enfonça dans les couvertures, éteignit la lampe.

« Bonsoir Alekan ! T’as assez vu la chambre de Mistral !… La prochaine fois, trouve un autre prétexte, tu t’es gouré, Mistral, c’est la chambre d’à côté ! »

On se souviendra aussi longuement de la pauvre Anouk Aimée contrainte de plonger nue dans les eaux froides de l’Adige (pour le film de Cayatte Les Amants de Vérone) sans que personne n’arrive à éloigner les badauds bien évidemment intéressés par la scène !

Tout cela peut paraître superficiel mais donne le côté extrêmement vivant de ces mémoires qui, par ailleurs, sont captivants lorsqu’ils se penchent sur les méthodes de travail des cinéastes et les solutions adoptées par Alekan pour parvenir à rester fidèle à leurs visions (on navigue constamment entre le professionnalisme le plus impeccable et le système D). L’auteur ne théorise pas trop sa pratique mais ce qu’il écrit de sa collaboration avec Cocteau pourrait faire figure de manifeste : « Avec Cocteau, j’ai compris qu’une bonne photo de film n’est pas celle qui flatte l’œil mais celle qui surgit d’un regard intérieur et s’exprime plastiquement, sans crainte des plus grandes audaces. Tous les artifices optiques ou techniques ne doivent être utilisés qu’avec discrétion et que s’ils contribuent sans ostentation au renforcement de la pensée créatrice, celle qui guide la main et le regard de l’artiste. » L’évocation du tournage de La Belle et la bête est captivante parce qu’on sent une osmose totale entre le chef opérateur et le metteur en scène sur un projet rigoureusement pensé sans que cela exclue une capacité d’improvisation et de surprise.

Parfois, Alekan nous surprend. On attend avec impatience qu’il évoque les tournages avec Gregory Peck et Audrey Hepburn pour Vacances romaines ou celui de Topkapi mais il se montre très lapidaire et ne leur consacre pas plus que quelques lignes (« Mon travail sur Vacances romaines fut un enchantement. »). Il se fait plus disert lorsqu’il évoque ses voyages au Japon ou en Chine pour les films de Ciampi et Lamorisse.

Un autre trait de la personnalité d’Alekan qui apparait à travers ces souvenirs, c’est son extrême curiosité et sa capacité à tenter toutes les expériences. On l’a trop souvent cantonné au cinéma français « classique » (pour ne pas dire académique) mais il n’hésite pas, en 68, à partir à l’aventure pour un film sans scénario signé Serge Bard. De la même manière, il suit Losey lorsqu’il tourne l’étrange Deux hommes en fuite et je regrette que l’auteur ne fasse pas mention de ses collaborations plus tardives avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Pendant près de dix ans (les années 70), Alekan se tient loin des plateaux de cinéma et on ne fait plus appel à lui. Jusqu’au moment où Raoul Ruiz lui demande de collaborer à son film Le Territoire. Cette expérience sera décisive puisque c’est cette équipe de tournage que Wim Wenders engagera pour concocter le récit (en panne) de L’Etat des choses. Alekan retrouvera le cinéaste allemand sur Les Ailes du désir et croisera la route de Robbe-Grillet pour La Belle Captive.

Du muet aux films expérimentaux de Serge Bard, des récits classiques signés Carné (avec qui Alekan ne s’est pas très bien entendu) ou Verneuil (le directeur de la photo se montre assez sévère avec Fernandel) jusqu’aux récits gigognes de Ruiz et Robbe-Grillet, Henri Alekan aura traversé un siècle de cinéma dont il fut l’un des plus talentueux artisans. Ses mémoires nous permettent de nous replonger dans une époque qui semble à la fois si loin et si proche, dans un monde où l’ombre et la lumière ouvraient sur un univers des possibles illimité. Une porte d’entrée directe vers le rêve, l’imaginaire et la poésie…

***

Le Vécu et l’imaginaire (1999) d’Henri Alekan

La Table Ronde, 2019

383 pages – 26.80 €

Parution le 31 octobre 2019

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A propos de Vincent ROUSSEL

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