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Pour les amateurs de cinéma bis, le Brady fut une salle mythique, un peu l’équivalent de ce que représenta le Midi-Minuit pour la génération précédente. Jeune cinéphage provincial, je me souviens avoir entendu parler du Brady pour la première fois à la fin des années 80, dans un article de Mad Movies où Jean-Pierre Putters relatait une altercation entre l’ouvreuse et un clochard aviné au début d’une séance de L’abîme des morts-vivants de Jess Franco.

Si je me permets cette petite anecdote personnelle, c’est parce que Jacques Thorens est de ma génération et lorsqu’il devient projectionniste pour la salle, les riches heures du Brady sont déjà derrière lui. Néanmoins, au début des années 2000, ce lieu demeure un îlot anachronique puisqu’il reste le dernier cinéma permanent parisien et sans doute le seul où il est possible de sortir un réchaud à gaz pour se faire griller des saucisses ! Situé boulevard de Strasbourg, il attire d’abord toute une faune marginale qui y trouve refuge pour la journée en échange d’une somme modique : clochards sans-logis, vieux homosexuels maghrébins, exhibitionnistes, poivrots décatis…Avec beaucoup de verve, Jacques Thorens nous raconte son quotidien au cœur de cette « cour des miracles ». Son récit est composé d’une succession de saynètes qui finissent par dessiner les contours d’un tableau impressionniste à la fois drôle, pathétique et incroyablement vivant.

Difficile de ne pas rire en découvrant certaines anecdotes de ce cinéma, le seul « où l’on se masturbe devant un film avec Michel Simon ». Peu à peu, on apprend à connaître à la fois les habitués (comme l’inénarrable Django ou le cinéphile Laurent) et l’équipe qui se retrouve dans ce lieu insolite où Thorens promène son flegme et sa guitare.

Le talent de l’auteur est de parvenir à évoquer à la fois la programmation de la salle mais également de porter un regard inédit sur celle-ci : ses spectateurs, ses à-côtés (les toilettes où les michetons viennent faire des passes) et sur l’ensemble d’un quartier où se rassemblent prostituées venues de l’Est (ou de Chine!) et coiffeurs africains. Si l’amateur de séries Z se réjouira des énumérations de titres improbables des films de kung-fu ou des westerns spaghettis, s’il se pâmera d’aise devant les pages défendant à juste titre Cannibal Holocaust ou les films de la nazisploitation ; il ne trouvera pas trace dans ce livre de cet insupportable second degré fétichiste qui caractérise certains amateurs de « nanars » ou de défense hargneuse d’une petite chapelle cinéphile qui serait chasse gardée (le bis).

La description de ce petit radeau perdu sur les « eaux glacées du calcul égoïste » et de toutes ces trognes improbables ressemble parfois à un film de Mocky et comme le hasard fait toujours bien les choses, il fallut que ce cinéaste rachetât la salle à la fin des années 90. L’évocation de ce facétieux propriétaire vaut également son pesant de cacahuètes. Tel Don Quichotte luttant contre ses moulins à vent, on voit Mocky se débattre contre le CNC, ferrailler comme un beau diable pour que les films qu’il tourne contre vents et marées soient vus. Quand il fait des travaux de restructuration de sa salle, il ne ferme pas et n’hésite pas à engager qui veut contre une promesse de figuration dans l’un de ces films ! Mocky, c’est le système D dans toute sa splendeur et le Brady et sa faune semblent le reflet parfait de la singularité et de la marginalité de ce cinéaste au cœur du système français.

Si Le Brady, cinéma des damnés est un livre souvent très drôle, il est également traversé par une grande mélancolie. En effet, sans s’appesantir ou s’égarer du côté du discours sociologique, Jacques Thorens décrit la fin d’un monde. Avec ses coutumes, ses habitués folkloriques, sa programmation improbable, le Brady reste la dernière salle rescapée de ce que Jérôme Leroy appelle « le monde d’avant ». Ici, le cinéma renoue avec ses origines foraines. Le film projeté n’a, au fond, aucune importance mais c’est l’expérience de la salle qui reste unique. En dépit de ces excès, le public du Brady reste une des dernières traces d’un peuple parisien désormais fantôme, chassé d’une ville en voie de disneylandisation. Après ce passage au Brady, Thorens deviendra projectionniste pour un cinéma « normal » du côté de Bastille et livrera des pages amères mais lucides sur un spectateur devenu consommateur, allant au cinéma comme au supermarché avec son portable et ses pop-corn.

A travers un récit truffé d’anecdotes drolatiques et incroyables, Thorens parvient à faire un portrait en coupe d’une France de plus en plus marquée par les inégalités (et l’arrivée de Sarkozy au pouvoir en 2007 n’a rien fait pour améliorer les choses!). L’auteur nous place du côté des « damnés » (ils ne sont plus de « la terre » mais ça revient au même) embarqués sur la même galère. Sans complaisance, il nous parle de la solitude urbaine, de la misère (économique, sexuelle, sociale…), de la rue, des déclassés sans pour autant sombrer dans la résignation et le désespoir. Au contraire, son récit est traversé par un véritable souffle vital et une énergie qui réchauffe le cœur.

Et le nave va

Jacques Thorens, Le Brady, cinéma des damnés

Éditions Verticales

353 pages. 21 euros

Sortie le 8 octobre 2015.

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A propos de Vincent ROUSSEL

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