Lotte H. Eisner est restée dans la mémoire des cinéphiles grâce aux essais qu’elle a consacrés aux grands noms du cinéma allemand, notamment Murnau et Fritz Lang mais également pour sa réflexion sur le courant expressionniste dans L’Écran démoniaque. Cheville ouvrière de la Cinémathèque française aux côtés d’Henri Langlois, elle publia ses mémoires en 1984 et les éditions Marest ont aujourd’hui la judicieuse idée d’en proposer la traduction. Inutile de dire que cet ouvrage est un événement et qu’il représente un témoignage inestimable sur notre siècle passé.
Lotte Eisner naît au sein d’une riche famille d’entrepreneurs juifs allemand en 1896. Passionnée de littérature (Goethe, Heine, Schiller mais également Stendhal, Gide, Proust et Wilde), Lotte Eisner s’intéresse également au théâtre et côtoie à Berlin dans les années 20 la fine fleur de la vie intellectuelle : Bertolt Brecht, Max Reinhardt…

Avec humour et sans mâcher ses mots (elle est assez dure avec sa mère et sa sœur), elle croque un tableau vivant de son enfance et de sa jeunesse, entre portraits d’artistes connus (Pabst, Louise Brooks avec qui elle se lie d’amitié) et anecdotes amusantes :

« Si les jupes courtes étaient à la mode, je les portais volontiers un peu plus haut que la moyenne et pour les fêtes costumées, je me montrais en culotte courte. Ceux qui m’ont connue à Berlin dans les années 20 déclenchaient la fureur de Marlène Dietrich en faisant courir le bruit que Lotte Eisner avec de bien plus jolies jambes qu’elle. »

Ce qui frappe chez l’historienne du cinéma, c’est son indépendance d’esprit et son opiniâtreté. En 1927, elle devient journaliste et même la première femme critique de cinéma en Allemagne lorsqu’elle trouve une place au Film-Kurier. Il est assez amusant de constater que Lotte Eisner n’est pas tombée en cinéphilie très jeune (elle préférait la littérature et le théâtre) mais qu’elle va se passionner pour cet art en découvrant les chefs-d’œuvre de Pabst, de Lang et surtout de Murnau (on pourra relire le très beau texte qu’elle consacre à Tabou).

Il sera beaucoup question de cinéma dans ces mémoires puisque Lotte Eisner incarne une certaine histoire du cinéma allemand, faisant le lien entre les géants du muet et la jeune génération des années 60/70 (Herzog, Wenders) qu’elle soutiendra assidûment, avec une curiosité jamais prise en défaut. Herzog le résume très bien dans l’avant-propos du livre : « C’est parce que la Eisnerin nous a déclarés légitimes, que nous le sommes. Et c’est à partir de là, qu’à l’étranger, nous avons eu accès au public. ». C’est elle qui a permis au cinéma allemand de renouer avec le fil rompu d’une histoire détruite par la barbarie nazie. Car si Lotte Eisner évoque une histoire de l’art, elle traverse également la grande Histoire et subit de plein fouet ses soubresauts. Très vite, elle prend conscience du danger représenté par Hitler (elle refusa de lui être présentée mais exprime son regret de ne pas y être allée pour l’assassiner) et fuit l’Allemagne dès 1933 :

« C’est ainsi que, le 30 mars 1933, j’achetai un billet de train de première classe avec couchette pour Paris. J’avais téléphoné à mon beau-frère en le priant de venir me chercher à la gare à cause de ma lourde valise. Lorsque j’arrivai gare du Nord au petit matin, Eugène m’accueillit avec ces mots : « Eh bien, Lotte, tu viens passer des vacances à Paris ?  » Je répondis : « Elles vont être très longues. »

Elles ont duré cinquante ans exactement. »

Tandis qu’elle rencontre Franju et Langlois, fondateurs de la Cinémathèque française, l’autrice doit composer avec les difficultés du quotidien durant son exil. Le récit des années de guerre est bouleversant : Lotte Eisner perdra sa mère et sera elle-même internée au camp de Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques d’où elle parviendra néanmoins à s’évader. Entre un certain désabusement (c’est dans ce camp qu’elle confie être devenue « misogyne », estimant que les prostituées furent celles qui se comportèrent de la manière la plus humaine) et une volonté de s’en sortir jamais démentie, Lotte Eisner dresse le terrible constat d’un monde en déroute, où tous les repères ont été effacés. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de beau dans le livre : l’aspect revanchard n’est jamais accentué mais, au contraire, l’autrice rend hommage à ceux et celles qui ont su se comporter de manière juste pendant cette période noire : Henri Langlois qui lui donne du travail et la protège du mieux qu’il le peut, Madame Guittard chez qui elle trouve refuge…

Après la Libération, c’est l’épopée de la Cinémathèque et les voyages à travers le monde pour rapporter les trésors qui alimenteront la caverne d’Ali Baba de Langlois.

Au vu de toutes les personnalités qu’elle a côtoyées, les mémoires à proprement parler – indépendamment de leurs qualités- pourront même un peu frustrer le lecteur qui en voudrait 700 pages de plus. D’où l’intelligence de la présente édition où ont été adjoints une dizaine d’entretiens avec la Eisnerin qui lui permettent de revenir sur son parcours et d’évoquer de nombreuses personnalités : Fritz Lang avec qui elle noua de solides liens d’amitié, Keaton, Chaplin, Ford, Von Stroheim, Hitchcock (avec qui elle ne se montre pas tendre), King Vidor, Ray ou encore Herzog et Wenders. Elle reviendra aussi en détail sur « l’affaire Langlois » qui éclata en 1968. Aucune redite dans ces entretiens mais un approfondissement des mémoires, pour notre plus grand plaisir.

L’ensemble dessine le portrait d’une grande dame dont l’importance fut primordiale dans l’Histoire du cinéma allemand (mais pas seulement) et qui nous offre une traversée du siècle aussi capitale qu’indispensable.

***

J’avais jadis une belle patrie (1984) de Lotte H. Eisner

Préface de Werner Herzog

Éditions Marest, 2022

ISBN : 979-10-96535-54-5

436 pages  – 27 €

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