C’est peu dire que la carrière de Manoel de Oliveira fut atypique. Né en 1908, le cinéaste débute au temps du muet en signant des courts-métrages inspirés par les diverses avant-gardes de l’époque (Douro, Faina Fluvial) puis réalise son premier long-métrage en 1942 Aniki Bobo qu’on a parfois présenté, à tort, comme un précurseur du néoréalisme italien. Reconnu dès ses premiers essais comme un « maître », il subit néanmoins les foudres de la censure salazariste et disparaît des écrans pendant près de deux décennies. A partir d’Acte du printemps en 1963, il dialogue avec le nouveau cinéma portugais et fait partie, au début des années 70, d’une coopérative destinée à mettre en valeur les artistes nationaux. Au début des années 80, Oliveira rencontre le producteur Paulo Branco qui deviendra son interlocuteur privilégié et lui permettra, à partir des années 90, de tourner près d’un film par an alors qu’il a déjà dépassé les 80 ans. Il filmera jusqu’à l’âge canonique de 106 ans (son dernier court-métrage, Le Vieillard de Restelo, date de 2014) et s’éteindra quelques mois plus tard.
Qu’un cinéaste ait réalisé la majeure partie de son œuvre alors qu’il était déjà octogénaire ne laisse pas d’étonner. Mais au-delà de la singularité d’un style et de ses évolutions, c’est la multitude des courants et motifs qui traversent cette filmographie qui la rendent fascinante.
Nicolas Truffinet (qui dirige cet ouvrage) et ses contributeurs parviennent à parfaitement rendre compte du profond dualisme qui caractérise l’œuvre du cinéaste. Et s’il fallait trouver un titre qui la résume parfaitement, ça serait sans doute Le Passé et le présent qu’il faudrait choisir. Car on imagine aisément qu’un cinéaste ayant débuté au temps du muet puisse se sentir « décalé » par rapport à son époque lorsqu’il réalise des films dans les années 90 et 2000. Nicolas Truffinet analyse finement cette « présence du passé » dans les films d’Oliveira en détaillant la manière dont le cinéaste, même lorsqu’il inscrit ses films dans le présent, parvient à constamment dialoguer avec jadis, à faire cohabiter vivants et morts dans le même film. A ce titre, il souligne cette présence particulièrement significative des statues dans les films du maître. De leur côté, Sara Ri et Matthieu Santelli analysent ce décalage en comparant le cinéaste à un « visiteur » : il ne s’agit pas pour lui de reconstituer le passé (ses films « historiques » sont à mille lieues de tout académisme poussiéreux) mais plutôt de le revisiter par les moyens du cinéma. Pour les auteurs, il s’agit plutôt d’ « un voyage hors du temps, dans un temps proustien qui est propre au souvenir. Ce temps retrouvé est celui de la saudade, terme intraduisible désignant un sentiment typiquement portugais entre mélancolie et nostalgie ».
Si ce décalage dans le temps est une des caractéristiques du cinéma d’Oliveira, il se double d’un décalage « géographique ». Deux auteurs reviennent de manière aiguë sur le rapport du cinéaste à son pays. Mickaël Robert-Gonçalves évoque un « cinéaste trop grand pour son pays » et sur la façon dont il a été accueilli au Portugal. D’emblée vu comme une sorte de « commandeur », Oliveira rejoint la troupe du « nouveau cinéma portugais » avant de quitter la coopérative du Centre Portugais du Cinéma après l’aventure (racontée par le menu) du tournage d’Amour de perdition. Mathias Lavin, grand spécialiste du cinéaste, analyse quant à lui la dimension « politique » d’une œuvre qui a sans cesse interrogé le passé d’une nation (notamment dans l’étonnant Non ou la vaine gloire de commander qui raconte l’histoire du Portugal sous le seul angle de la défaite) et la crise d’une civilisation, entre vestiges du passé et signes de la modernité.
Si le cinéma d’Oliveira navigue ainsi entre passé et présent, entre l’individu et l’ensemble d’une nation, ce dualisme se retrouve également au niveau des thèmes abordés par ses films. Frédéric Majour analyse, par exemple, la figure de la « jeune fille » dans l’œuvre du cinéaste et son énigme puisqu’elle oscille constamment entre la pureté, la virginité et la souillure, la prostitution. Anna Marmiesse s’intéresse à la dimension surnaturelle de ce cinéma puisque le « réalisme » des films est sans arrêt contrebalancé par des irruptions inopinées du fantastique, principalement sous la forme d’apparitions (fantômes, anges, spectres…). Enfin, Mathieu Macheret s’appuie sur Le Soulier de satin, film « monstrueux » à tous les égards (plus de sept heures de projection, une adaptation d’une pièce de Claudel réputée injouable…) pour interroger les mécanismes de la représentation chez Oliveira et son rapport à la théâtralité.
De cette somme d’essais stimulants surgit le portrait d’un cinéaste qu’on peut voir tout à la fois comme un expérimentateur pointu, venu de l’avant-garde cinématographique et du documentaire pour arriver à un cinéma extrêmement stylisé (hiératisme des postures, un sens du cadre unique) ; mais également comme un enfant émerveillé cherchant à retrouver à chaque fois la magie du spectacle.
Alors qu’il tourne en 1982 (soit 35 ans avant sa mort) son « film-testament » (Visite ou mémoire et confessions), Oliveira n’aura eu cesse de revenir par la suite sur les lieux de son enfance, à brouiller les cartes spatio-temporelles et à élaborer une œuvre qui n’a pas encore fini de révéler tous ses fascinants secrets…
Mondes imaginaires : le cinéma de Manoel de Oliveira
Sous la direction de Nicolas Truffinet
ISBN : 978-2-36358-277-5
168 pages. 19€
Sortie en librairie le 20 avril 2017
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