Il ne faut pas manquer de cran pour oser publier aujourd’hui un ouvrage sur Deborah Kerr. Non pas que le sujet manque d’intérêt mais la belle actrice d’origine écossaise n’a sans doute pas la renommée des grandes comédiennes hollywoodiennes (Gene Tierney, Marylin Monroe, Ava Gardner…) et elle paraît désormais un peu oubliée, nonobstant sa participation à quelques très grands films de l’histoire du cinéma (Colonel Blimp et Le Narcisse noir de Powell et Pressburger, Elle et lui de McCarey, Thé et sympathie de Minnelli, La Nuit de l’iguane de Huston ou encore Les Innocents de Jack Clayton). Pourtant, c’est aussi une actrice qui peut marquer de son empreinte indélébile les esprits et les cœurs, au point de devenir une obsession. Olivier Mudry le confesse d’emblée : « Deborah Kerr m’a toujours accompagné, d’abord sans que j’en aie le choix, parfois même contre mon gré, puis avec mon plein assentiment. »
Mais comment faire pour partager une obsession et la rendre, en quelque sorte, universelle ? Comment évoquer cette figure de manière très intime tout en restituant sa spécificité et sa singularité dans l’histoire du cinéma ?
Avec pour fil directeur l’idée que « peu importe alors que tel ou tel film ne vaille rien, esthétiquement, moralement, politiquement, si ce qu’elle y organise garde son unité et sa rigueur », Olivier Mudry estime que « la phénoménale cohérence de l’œuvre de Deborah Kerr illustre parfaitement cette « politique des acteurs » défendue par Luc Moullet, lequel montre combien Cary Grant, James Stewart ou Gary Cooper retrouvent film après film des postures thématiques semblables, qui de fait leur appartiennent. »
Il s’agit donc bel et bien de définir le style de l’actrice, une présence qui, à elle seule, transcende les récits et « oriente les films selon sa nature ». En ce sens, Deborah Kerr possède une « œuvre » autant que les cinéastes qui l’ont filmée et c’est ce qu’entend montrer l’auteur.
Dans un premier temps, il s’attelle à étudier les « 50 stations » de sa filmographie, aussi bien au cinéma (essentiellement) qu’à la télévision (un peu à la fin de sa carrière). Et soulignons d’emblée que ce premier mouvement est absolument remarquable. D’une part parce que c’est un exercice compliqué de passer en revue un certain nombre d’œuvres sans se répéter tout en conservant une certaine cohérence. Or la filmographie de Deborah Kerr s’avère très inégale, entre quelques titres phares déjà cités auxquels on peut ajouter le classique Tant qu’il y aura des hommes, Bonjour tristesse de Preminger ou l’Arrangement de Kazan, des films moins connus que l’auteur donne très envie de découvrir (Les parachutistes arrivent de Frankenheimer, Le Mystère des treize de J. Lee Thompson…), de grosses productions bariolées (Le Prisonnier de Zenda de Thorpe, Quo Vadis ? de LeRoy) et quelques navets (J’ai épousé un français de Neguelesco, Les Inséparables de Donohue).
D’autre part, un bon nombre de ces titres sont tombés dans l’oubli et n’ont pas forcément été vus et il faut donc une véritable dextérité pour présenter en quelques lignes un résumé à la fois succinct et précis, les auteurs et interprètes du film et ses enjeux.
Or toutes ces « stations » se révèlent passionnantes. Porté par un style étincelant et rigoureux, Olivier Mudry parvient sans le moindre verbiage à extraire en quelques lignes les éléments essentiels à la compréhension du lecteur tout en mettant en lumière les enjeux des œuvres analysées. Qu’on ne compte donc pas sur lui pour disserter longuement sur les carrières de Donen, Minnelli ou Powell mais avec une habileté rare, il parvient à dégager les idées essentielles qui vont pouvoir alimenter sa réflexion.
Réflexion riche et dense sur la place tenue par Deborah Kerr dans ces œuvres disparates et sa manière unique de les traverser. Pour la résumer de manière un peu grossière (parce que schématique), Olivier Mudry insiste sur l’ambivalence de la comédienne, son refus de se laisser assigner à une place précise. Qu’elle incarne les héroïnes « pures » ou déclassées, elle conserve ce qui constitue sa personnalité :
« Deborah Kerr n’est jamais entièrement réduite aux stéréotypes, parvenant toujours, d’un geste ou d’un regard, à s’en échapper à temps. En dépit du scénario qui la voudrait telle, elle ne peut se résigner à incarner de manière univoque la fille perdue ou la mère courage, l’épouse vindicative ou l’esclave consentante. On cherche en vain chez elle des victimes-nées ou des séductrices sans affect, des personnages ne pouvant que susciter l’opprobre ou la compassion. Deborah Kerr ne domine jamais sans faire preuve d’égards ni ne subit sans réagir. Sa richesse ne la condamne pas plus que sa pauvreté ne la sauve. Et à vrai dire, seule cette capacité à lier ensemble, sans forfanterie, des attitudes jugées irréconciliables, aura réussi à battre en brèche les scrupuleuses délimitations imposées par Hollywood, et de ce fait en bousculer les hiérarchies. »
Ce refus d’une approche univoque permet à l’auteur de nombreuses réflexions stimulantes autour de la « féminité », de la modernité, des rapports hommes/femmes, la norme et son écart…
Ces analyses, il les approfondit en abordant de manière plus thématique l’œuvre de la comédienne. Il s’attache d’abord à souligner la spécificité de ses « apparitions » et de son jeu d’actrice : sa manière de se fondre dans le cadre avant de se distinguer, l’expressivité de son visage et de ses mains, le trouble qu’elle sait faire naître par sa posture ou encore la symbolique érotique de sa chevelure de feu.
Dans une dernière partie, Olivier Mudry se penche davantage sur les personnages qu’elle a incarnés, la permanence de certains motifs (par exemple, une manière d’endurer la souffrance pour « sauver » ceux qui l’ont bafouée), de certaines constantes (les amours duelles) qui dessinent le portrait d’une femme irréductible aux cases rigides et aux assignations stéréotypées.
Ce qui touche enfin énormément dans Mythologies de Deborah Kerr, c’est la dimension habitée de l’essai. Plutôt qu’une dissection froide sous le scalpel de l’analyse universitaire, Olivier Mudry cherche avant tout à transmettre des émotions et des sentiments très intimes. Il dévoile à travers le cinéma un rapport au monde que chaque cinéphile a pu expérimenter. Et c’est en ça que cette expérience individuelle ne se réduit pas à une obsession monomaniaque mais parvient à nous toucher, à nous donner envie d’explorer et de découvrir l’œuvre de Deborah Kerr.
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Mythologies de Deborah Kerr (2025) d’Olivier Mudry
Marest éditeur, 2025
979-10-965-3572-9
306 pages, 22€
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