Après le gore et la violence, le sexe et les déviances, c’est sur la dimension politique et religieuse de la censure que se penche ce recueil d’articles parus dans le magazine Darkness dirigé par Christophe Triollet. L’intérêt de ces volumes est d’offrir au lecteur un panorama très complet des divers visages de la censure. Car comme le souligne très justement Franck Lubet, responsable de programmation à la Cinémathèque de Toulouse :
« (…) LA censure n’existe pas. Elle est une chimère : comme le monstre mythique, constituée de parties hétéroclites. Une hydre, à laquelle repoussent de nouveaux membres à chaque fois qu’on croit en avoir coupé un. Elle est davantage une mécanique constituée de différents rouages. Il y a bien sûr l’aspect administratif et son attirail juridique, mais il serait réducteur de s’en contenter. »
En effet, à l’heure où la censure d’Etat telle qu’on a pu la connaître lors de certaines périodes critiques de l’Histoire de France (les deux guerres mondiales, la guerre d’Algérie…) n’existe plus, on voit refleurir de nombreux groupes de pression qui cherchent à interdire les œuvres pour des raisons idéologiques et/ou religieuses (de la sinistre association Promouvoir au CRAN qui fait interdire l’affiche d’un festival du film fantastique de la Réunion en passant par les groupes féministes chahutant les rétrospectives Polanski et Brisseau à la Cinémathèque). Pour Christophe Triollet : « La multiplication des attaques personnelles, des gestes violents et des mots proférés à l’endroit du cinéma sont indiscutablement des actes de censure politique pouvant influencer une industrie du film qui souhaite à tout prix éviter les polémiques. »
L’ouvrage s’articule autour de trois longs textes passionnants de Christophe Triollet où la passion cinéphile s’allie à merveille avec la rigueur du juriste. Le premier s’attarde sur « le contrôle politique du cinéma » et distingue une censure d’état s’exerçant lors de périodes exceptionnelles (les deux guerres) et un contrôle qui va tendre, après la seconde guerre mondiale, à devenir le système de classification des films que nous connaissons aujourd’hui. Il s’agit moins de « censurer » les films que de protéger les plus jeunes des images qui pourraient les heurter. Dans le domaine de la politique, l’évolution a été assez lente puisque pendant la période de décolonisation, de nombreuses œuvres ont eu maille à partir avec la censure, qu’il s’agisse des œuvres contestataires de René Vautier ou même du documentaire d’Alain Resnais et Chris Marker Les Statues meurent aussi. Si la censure politique a officiellement disparu depuis 1974 et l’arrivée de Giscard d’Estaing au pouvoir, ce que confirme le président de commission de classification Jean-François Théry : « Nous ne recevons d’injonctions de personne pour la raison très simple que nous sommes une commission administrative et que, par conséquent, les pressions ne se font qu’au niveau du ministre qui, seul, dispose du pouvoir de prendre des restrictions. » ; Christophe Triollet montre comment l’industrie cinématographique a dû composer avec le critère du terrorisme ces derniers temps. Il ne s’agit jamais, à proprement parler, de censure d’état mais d’autocensure (Made in France qui ne sortira jamais en salles) ou d’affaires locales dans le cas de Timbuktu ou de Chez nous.
Pour ce versant « politique », d’autres contributions s’avèrent passionnantes. Albert Montagne s’intéresse à l’image de la première guerre mondiale et aux interdits militaires : du J’accuse de Gance (réquisitoire contre le carnage des tranchées) au Diable au corps d’Autant-Lara (le soldat cocufié pendant qu’il est au front) en passant par la représentation des mutineries (l’auteur nous rappelle que Les Sentiers de la gloire de Kubrick n’a pas été censuré mais qu’il a été victime de l’autocensure du producteur américain qui craignait une interdiction totale en France). Anabel Dutrop dresse un panorama précis des démêlés de Godard avec la censure (notamment au moment du Petit Soldat) et Sébastien Lecocq, rédigeant un compte-rendu des mémoires d’Yves Boisset, montre comment l’auteur de R.A.S a dû subir à de nombreuses reprises les pressions de la censure (venant des militaires ou de la police).
Le deuxième texte de Christophe Triollet s’intéresse aux problèmes de censure liés aux croyances religieuses. Plusieurs axes sont abordés dans ce texte. Tout d’abord, un retour sur les scandales célèbres qui ont éclaté lorsque des cinéastes se sont piqués d’évoquer le catholicisme en des termes peu orthodoxes, de Rivette et sa Religieuse jusqu’à La Dernière tentation du Christ de Scorsese en passant par Je vous salue Marie de Godard. La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a pas empêché celle-là d’exercer de nombreuses pressions pour interdire certaines œuvres. Mais les autres religions ne se privent pas non plus de recourir à la censure et de nombreux exemples d’autocensure (Emmerich qui supprime la destruction de La Mecque dans 2012, par exemple) viennent illustrer le propos. Triollet revient également sur le contrôle du cinéma en France par l’église catholique (qui avait son propre système de cotation) et décrit les moyens de pression dont usent désormais des associations type Promouvoir.
Laurent Garreau décrit par le menu tous les tenants et aboutissants de « l’affaire » La Religieuse (on pourra relire avec plaisir la fameuse lettre de Godard à Malraux) tandis qu’Albert Montagne s’attarde sur les représentations scandaleuses de la Cène (on se souvient bien évidemment d’une fameuse scène de Viridiana) et nous propose un petit zoom sur la censure en Iran. Jean-Baptiste Guégan s’intéresse, quant à lui, à la censure chinoise.
Le dernier texte copieux de Christophe Triollet est consacré à la censure aux Etats-Unis, du fameux code d’autorégulation de l’industrie (le code Hays qui, rappelons-le, n’est pas une « censure d’état ») au système de classification actuel. Si le texte est intéressant, c’est qu’il met en lumière une dimension moins évoquée de la censure : la censure économique et l’autocensure à laquelle se livre l’industrie. Entre un attachement absolu au premier amendement sur la liberté d’expression et un puritanisme qui ne supporte même plus les mots grossiers (voir le texte de Benjamin Campion sur la télévision américaine), les auteurs mettent en lumière les paradoxes d’un cinéma américain qui cherche surtout à ne pas perdre d’argent (voir ces blockbusters qui suppriment les personnages qui pourraient choquer le marché chinois, par exemple). Là encore, l’ouvrage s’avère très complet, entre l’histoire fascinante d’un film qui faillit couler la MGM (Raspoutine) pour raisons « politiques » et un texte très pertinent (signé Benjamin Campion) sur la période dite « Pré-code » à Hollywood.
Encore une fois, l’immense intérêt de ces trois volumes de textes relatifs à la censure est de nous plonger dans une histoire du cinéma où s’affrontent de nombreuses forces en présence : l’artiste et sa liberté de créer, son désir de transgresser les limites face aux forces coercitives qui cherchent à l’en empêcher. Les plus évidentes sont l’Etat et les autorités religieuses mais ces forces se retrouvent également du côté économique et des nombreux groupes de pression qui justifieront toujours leur soif d’interdiction au nom d’un Bien suprême.
En se livrant à ce travail de décorticage des différents membres de « l’hydre » censure, Christophe Triollet et ses collaborateurs nous offrent un regard passionnant sur de nombreux pans du cinéma, à même de réjouir aussi bien les historiens que tous les cinéphiles…
Politique et religion
(sous la direction de Christophe Triollet)
ISBN : 978-2-36716-218-8
Prix : 24€
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