« Images passantes »
Prosper Hillairet – Passages du Cinéma – Éditions Paris Expérimental
La sortie de l’ouvrage de Prosper Hillairet, Passages du Cinéma, permet la découverte du travail de cet historien, théoricien, chroniqueur du cinéma expérimental. Également cinéaste, Prosper Hillairet, en tant qu’explorateur du cinéma des Avant-gardes des Années 20 (L’Herbier, Epstein, Dulac,…) plonge le lecteur dans ces formes nouvelles du cinéma où il est question de mouvement, rythme, couleur. Un cinéma de recherche, et en recherche, dont les « sources de radicalité et d’innovation » font échos au cinéma narratif (Melville, Carax, Fuller,…). Là où des fils, secrets ou évidents, se tissent, des passages et des dynamiques s’opèrent entre cinéastes expérimentaux français des années 70 et 80 et une approche du cinéma narratif à partir de ses formes visuelles.
« Il faut prendre les limites, d’espace et de temps, du film, comme moyen pour passer, pour déplacer » (1)
L’objet de ce recueil se révèle peut-être bien en ces termes. Où le lecteur-passant est invité à un voyage dans le temps, comme fondement esthétique, traversant les espaces par des déplacements qui ouvrent aux mouvements, aux couleurs et aux rythmes. Ce sont dans ces passages, entraînant des détours et retours, se repliant sur eux-mêmes, que les échos résonnent et que se jouent les mélodies des mondes.
Car si, au travers des cinquante-quatre articles qui composent ce recueil, l’auteur-passeur tisse, multiplie les lignes cinématographiques, celles-ci puisent toute leur force dans le télescopage qui s’opère dans l’assemblage et la structure du livre.
Ainsi, le voyage commence par un détour. Vers la peinture et la musique. Mais déjà nous nous retrouvons dans la plasticité visuelle comme dimension essentielle du cinéma. Puis très vite, il s’agit d’y introduire le mouvement, et ses transformations, qui irriguent ensuite tout le recueil. Une image peut-être, celle de la germination du grain de blé (2). Une toile est déjà tissée, et anticipe un cinéma de la métamorphose avec ses vitesses, reproduites (dans un espace de référence) et créées (libérées de celui-ci). Alors, « Les espaces deviennent ambigus et la vision écartelée ». C’est le cinéma qui devient lui-même mouvement.
« Mais le mouvement toujours échappe, la stabilité jamais ne dure, ne dure que l’éphémère, ce qui passe » (3)
Et puisque l’image ne cesse de fuir, sûrement que ce qui passe est à saisir entre les images, entre l’ambiguïté du photogramme dans sa succession et sa simultanéité, et la réversibilité de l’espace cinématographique. Ici, l’auteur développe l’idée d’un espace opaque, qui serait, reprenant ses mots, passage et écart, entre durée et instant. Se révèle alors dans l’intervalle, toute l’épaisseur cinématographique que le cinéma expérimental ne cesse d’interroger et d’exhiber à travers ses mécanismes perceptifs. Un cinéma des possibles.
Ces possibles ce sont les lignes qui vont ensuite s’étendre tout au long du recueil, traversant entre autres, à travers le travail de plusieurs cinéastes, les « effets de profondeur », les « temps-couleurs », les « vibrations graphiques », jusqu’à « la portée explosive du photogramme » et « l’éclatement dynamique de l’image ». Traversée qui se prolonge aussi dans la ville, attrait de Paris comme univers urbain mis en mouvement, en réseau, « moiré », en écho à la ligne graphique et solitaire effectuée par le Samouraï (Le Samouraï – J-P. Melville) ou à celle en miroir se déployant entre une salle de cinéma et un garage à limousines (Holy Motors – L. Carax).
Les perspectives se brouillent et se déplacent, et de nouveaux possibles s’ouvrent. De « l’écoulement des formes vers le multiple simultané », finalement « Qu’est-ce-que peut le cinéma ? » (Lyotard).
Puis le lecteur-passant continue sa dérive dans les formes et récits, où les lignes convergent et les motifs reviennent. L’espace narratif devient alors un point de passage et de retour vers le mouvement et la matière. Du « temps suspendu de la marche dans des mondes bruts et brutaux » (Elephant – A. Clarke) aux plongées du Swimmer jusqu’à son effondrement (Swimmer – F. Perry), en passant par la mise en vertige nécessaire avant de s’élever pour atteindre le ciel (Summer – A. Kavaïté), le mouvement est enclenché, spirituellement et physiquement. Où l’on retrouve la pensée de Germaine Dulac, de la dimension spirituelle du mouvement dont celui-ci est « la manifestation extérieure d’une nécessité intérieure ».
Mais parfois « l’élan se brise », tel que l’auteur le montre dans la ligne en déséquilibre du mouvement expressionniste – article central tant il s’agira de passer et de traverser des mondes à la limite – en convoquant ces forces contraires « qui s’élèvent et qui chutent » et tout en rappelant la contemporanéité avec le film abstrait d’Eggeling, de Ruttman ou encore de Richter.
Cette brisure, c’est souvent celle d’un corps fêlé, au seuil, incarné dans l’expérimentation où l’on « délire des mondes » (Shock Corridor – S. Fuller) et où l’on les joue (Holy Motors – L. Carax). Il faut alors « bouger pour sauver, bouger pour mourir » (Le Bateau-phare – J. Skolimowski) et l’auteur ici réanime une image, celle des ouvriers Lumière. Car s’il y a le moindre mouvement, c’est peut être celui d’un pas, et c’est déjà « l’entrée de la mort dans l’être même de l’image ».
Tous ces mouvements, dans leur jeux de vitesse et de transformation, trouvent leur échos dans la pensée de Germaine Dulac, dont l’auteur révèle toute la portée et l’harmonie. Ainsi il y décrit les relations et la réversibilité du monde/cinéma et « du cinéma à la danse comme mouvement du monde ». Entrelacement de mouvements vers l’abstraction et déplacement tant spirituel que mécanique. Le cinéma devient transport et dans « l’insaisissable musical », un train glissant dans un brouillard invite à entreprendre un autre voyage, plus spirituel, dans le mouvement et la lumière. C’est alors que le lecteur-passant se trouve lui-même traversé par les lignes de projections mentales de toutes ces images, et rêve à franchir « une de ces portes amorties qui donnent sur le noir ».
« La merveille, auprès de quoi le mérite d’un film déterminé est peu de chose, réside dans la faculté dévolue au premier venu de s’abstraire de sa propre vie quand le cœur lui en dit, au moins dans les grandes villes, sitôt franchie une de ces portes amorties qui donnent sur le noir« . (André Breton, Comme dans un bois)
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Notes :
1) Prosper Hillairet, « Espaces mêlés, espaces dissolus », Passages du Cinéma, Paris Expérimental, p.84.
2) Une image au cœur de la pédagogie, pour le cinéma, par le cinéma, selon Germaine Dulac. Prosper Hillairet, « Un cinéma sans entrave », Passages du Cinéma, op.cit., p.172.
3) Prosper Hillairet, « L’espace opaque (ou le cinéma dans le cinéma) », Passages du Cinéma, op.cit., p.35.
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