Après le gore et la violence, Christophe Triollet et son équipe du magazine Darkness nous proposent un nouveau recueil de textes relatif au sexe et aux déviances. Il s’agit, une fois de plus, d’ausculter tous les visages de la censure, en conservant un équilibre subtil entre la passion cinéphile (parfois la plus déviante, pour notre plus grand plaisir !) et la rigueur de l’analyse universitaire. L’intérêt de ces zooms sur les méfaits d’Anastasie, c’est qu’ils sont parfaitement représentatifs du degré de tolérance d’une société et de l’évolution des mœurs. Lorsqu’on aborde la question du sexe (bizarrement beaucoup plus sensible que celle de la violence), on se trouve fatalement confronté aux questions des interdits et des restrictions imposés par les pouvoirs publics.
Dès ses origines, le cinéma fait scandale lorsqu’en 1896 il montre un couple s’embrasser en gros plan. Le film (The May Irwin & John C. Rice Kiss) fait scandale et un journaliste n’hésite pas à écrire : « Grandeur nature, de telles choses sont déjà bestiales. Elargies à des dimensions gargantuesques, et répétées trois fois de suite, elles sont absolument dégoûtantes. Cela est du ressort de la police. » Dès ses origines, le septième art va être ballotté entre deux courants. D’une part, un désir chez les artistes et les spectateurs d’en montrer et voir toujours plus ; de l’autre, une volonté conjointe du législateur et du pouvoir d’endiguer ce qui apparaît comme contraire aux bonnes mœurs et de punir l’obscénité (bien entendu très relative selon l’époque et les lieux). Pour prendre quelques exemples bien connus de tous, on sait que le cinéma pornographique est né dès les origines ou presque du cinéma mais qu’il était clandestin, destiné aux maisons closes ou aux arrière-salles de certains bistrots. A l’inverse, on sait aussi que le cinéma Hollywoodien a adhéré à un code de « bonne conduite » établi par le sénateur Hays de sinistre mémoire.
C’est donc sur cette histoire agitée que reviennent les contributeurs de ce volume Sexe & déviances, s’attachant à ses aspects les plus connus (la déferlante érotico-pornographique des années 74/75 endiguée par des mesures drastiques et aboutissant au fameux classement X des œuvres relevant de ce genre). Laurent Garreau, à l’occasion des 40 ans de la loi X, s’attarde sur les tenants et aboutissants de cette réglementation tandis que Christophe Triollet revient en détail sur les évolutions de la législation depuis la loi du 30 décembre 1975. Cet article est passionnant dans la mesure où il décrit par le menu des dispositifs pas forcément très connus (les règles qui s’appliquent, par exemple, à la vidéo et à la télévision) et s’attarde sur les épineux problèmes de classification des films, surtout depuis l’affaire Baise-moi en 2000 qui permet de faire une distinction entre le cinéma pornographique de consommation courante désigné par l’infamante étiquette « X » et un certain cinéma d’auteur qui n’hésite plus à introduire (si j’ose dire !) des scènes de sexe explicites au cœur de récits plus traditionnels (Breillat, Bonello, Ozon, Lars Von Trier, Larry Clark…)
Cette problématique amène un certain nombre de questions qui seront posées à travers des études de cas. Qui décide, par exemple, de la valeur « artistique » d’une œuvre ? A partir de quelle limite décide-t-on qu’un film peut-être vu par des majeurs dans une salle art et essai ou qu’il doit être interdit de sortie puisque la dernière salle classée X du parc français va fermer ses portes très prochainement ? Christophe Triollet revient, par exemple, sur le cas d’Histoire de sexe(s) d’Ovidie et Jack Tyler qui a été soumis à la commission de censure avec l’espoir d’échapper à la classification X mais qui n’obtint jamais son visa. Sur quels critères objectifs a-t-il été décidé que ce film ne pouvait pas être vu comme un film « normal » à l’instar de Nymphomaniac ou 9 Songs ? Est-ce parce qu’il a été réalisé par deux anciennes stars du porno ?
Le livre explore à la fois la dimension juridique de ces questions mais aussi esthétique. Du côté du droit, il revient sur quelques affaires célèbres, plus ou moins récentes, qu’il s’agisse des mesures prises à l’encontre de L’Essayeuse de Serge Korber, cas unique de film condamné à être tout simplement détruit ou sur des exemples récents qui soulèvent des questions. Ainsi, Christophe Triollet se demande si le film Clip (mettant en scène des mineurs – doublés- au cœur de scènes explicites) devait être interdit aux seuls mineurs de moins de 16 ans et s’interroge sur la question de la « dignité humaine » à propos des démêlés qu’a connu le dessin animé Sausage Party avec les fatigants bigots de l’association Promouvoir (texte assez hilarant, d’ailleurs : « Il est désormais clair que des juges vont devoir assister à la projection d’un dessin animé avec des saucisses… » et je vous laisse découvrir les décisions du juge ! )
D’un point de vue plus esthétique, tandis qu’Eric Peretti revient dans un texte particulièrement éclairant sur les évolutions de la représentation de plus en plus explicite du sexe à l’écran (y compris dans le cadre du cinéma « traditionnel »), Isabelle Labrouillère nous propose une réflexion extrêmement stimulante sur la disparition du corps au cœur du cinéma américain contemporain et l’avènement d’un corps « obscène » (dans le sens de subversif, d’un accroc et d’une béance qui s’ouvrent au cœur du film), loin de la censure hollywoodienne, qu’elle décèle chez quelqu’un comme Bruno Dumont.
Parler de sexe, c’est également envisager la question des déviances et de ce que peut tolérer ou non une société. Là encore, l’ouvrage balaie le spectre du cinéma le plus traditionnel au plus obscur. Albert Montagne, par exemple, nous propose deux beaux textes sur les multiples fétichismes que l’on retrouve au cœur du cinéma de Buñuel : la nécrophilie, l’agalmatophilie (attirance pour les poupées, les mannequins de cire), la podophilie (le fétichisme du pied), l’inceste, le masochisme….
Alan Deprez nous propose un voyage (parfois éprouvant) dans le « kinkniverse », une nébuleuse du web produisant des films sadomasochistes visiblement assez poussés et répondant à tous les désirs « déviant » du spectateur (très) averti (domination extrême, urolagnie, bondage…). Eric Peretti nous propose un texte absolument fascinant sur les rapports ambigus entre l’homme et l’animal, allant du cinéma le plus traditionnel (des gags de Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? ou l’étrange récit de Max mon amour d’Oshima) jusqu’au porno zoophile le plus trash (on y retrouvera la triste histoire de la malheureuse Bodil Joensen) en passant par le cinéma expérimental (le Vase de noces de Thierry Zéno)
De nombreux textes (signés Yohann Chanoir, Sébastien Lecocq, Agnès Giard) étudient les déviances et perversions dans le cadre du cinéma japonais tandis que Lionel Trellis se penche sur les sévices de la « nazisploitation ».
On l’aura compris, ce deuxième volume consacré aux rapports de la censure et du cinéma est d’une richesse inestimable et passionnant d’un bout à l’autre. Entre le regard du cinéphile passionné et légèrement déviant (voir l’amusante histoire de cette censure vue par le fondateur de Mad Movies Jean-Pierre Putters) et les analyses parfaitement documentées et argumentées, le livre nous offre une autre vision de l’histoire du cinéma. Une vision qui éveille la curiosité et amène de nombreuses réflexions quant aux évolutions de la société (que penser d’une époque qui s’émeut désormais, au nom du Bien, de films comme Blow Up ou Parle avec elle ?) et de ce qui s’exprime derrière ce désir de contrôler les images.
De quoi patienter, en tous cas, jusqu’au troisième volume qui sera consacré à la politique et à la religion…
Sexe & déviances
(sous la direction de Christophe Triollet)
ISBN : 978-2-36716-207-2
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