En librairie pour ce 17 janvier 2018, ce premier volume d’une collection de textes consacrée au cinéaste sud-coréen le rappelle très bien : Hong Sang-soo a immédiatement bénéficié en France d’un large soutien, parvenant même à toucher plusieurs orientations critiques. Dès la présentation de ses deux premiers films en festival et lors des premières distributions françaises, Charles Tesson pour Les Cahiers du Cinéma et Adrien Gombeaud pour Positif ont clairement mis en avant l’arrivée d’un auteur singulier et majeur. Pourtant, s’il a fait l’objet depuis plus de vingt ans d’un riche travail au travers d’articles de revues ou de recherches universitaires, cet ouvrage est paradoxalement le premier à véritablement être consacré au cinéaste en langue française, ce qui suffit déjà à en faire un événement. Certes, le début de carrière de Hong Sang-soo se situe au moment où les cinémas de Hou Hsiao-hsien, Edward Yang, Wong Kar-wai, Tsai Min-liang ou Kiyoshi Kurosawa sont en phase de maturité (pour prendre quelques cinéastes asiatiques qui ont bénéficié de publications dans le secteur du livre de cinéma), mais il était tout de même difficile de ne pas y voir une anomalie, d’autant que la découverte « fraîche » de son œuvre a finalement été tout aussi contemporaine que la mise en avant des filmographies complètes des noms suscités.
Faut-il y voir une construction en miroir qui s’imposerait de par la forme même du cinéma de Hong Sang-soo, ou une sorte d’étape intermédiaire vis-à-vis d’un cinéaste qu’il serait encore difficile de cerner par le biais d’une somme classique traitant globalement et en « profondeur » de l’œuvre ? En tout cas ces Variations Hong Sang-soo, vol.1 (le vol.2 verra l’an prochain une collection d’entretiens, notamment avec des collaborateurs du cinéaste) peuvent aussi se voir comme un premier bilan et une synthèse du travail de recherche effectué depuis plusieurs années sur un cinéma dont la diversité des angles d’attaque est remarquable. Respectivement Docteur et Professeur en études cinématographiques à l’université de Rennes 2, Simon Daniellou et Antony Fiant ont ainsi réuni, suite à la préface de Claire Denis, des textes d’approches et de styles différents, au travers néanmoins de deux directions paraissant incontournablee : le rapport de HSS à la notion de « réel » dans un premier temps, l’exploration des différences et répétitions ensuite, s’agissant d’une œuvre régulièrement captée via les prismes de l’atomisme, des plis, de la fragmentation…
Composer avec le Réel
Des rapprochements ont été rapidement établis entre le cinéma de Hong Sang-soo et le travail effectué par le philosophe Clément Rosset sur le Réel (et « son » double inévitable), induit au départ par le rapport qu’entretient le réalisateur avec une sorte de réalisme fuyant (dans le sens d’un réalisme paraissant à la fois affirmé et jamais tout à fait établi) et par les constructions en diptyque de plusieurs de ses films.
Frédéric Monvoisin dans le cinquième chapitre de cette première partie, est très limpide là-dessus, s’appuyant notamment sur un focus sur La Vierge mise à nue par ses prétendants (qui prolonge aussi toute la perspective de « cartographie » de Séoul qu’il a pu aborder dans cette conférence du Forum des Images) :
En fait, et c’est la piste que je propose d’explorer ici, l’ensemble de ces artefacts appartient à un travail de fictionnalisation du réel, conçu comme une manière de l’appréhender.
Parler de fictionnalisation du réel n’implique pas une définition du réel en soi, ni d’ailleurs une capacité à le définir. Il ne s’agit pas de prétendre être capable de percevoir une réalité qui échapperait au film, mais de mesurer ce qui distingue le film du réel qu’il entend capter et mesurer (page 113)
Clément Rosset a également interprété notablement le parcours du héros consul d’Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry, avec un focus sur l’alcoolisation qui ne pouvait être qu’une passerelle vers l’œuvre du sud-coréen. Jacques Aumont dans le premier article creuse donc cette notion d’ « idiotie du réel », en insistant sur la poétique et l’esthétique de son déploiement dans l’univers de HSS, et par ses détails. Cela passe notamment par une belle interprétation de la présence récurrente des pierres de lave dans Les femmes de mes amis : plutôt que la métaphore autour du désir, c’est bien la perplexité muette du spectateur devant les apparitions de ces pierre qui compte.
Dans le second article signé Simon Daniellou, la mise en scène et son évolution sont au premier plan, ainsi justement que la position du spectateur dans le dispositif. Le « plan hongien » est également travaillé de la sorte par Park Heui-tae dans la quatrième notule, proposant même une exposition très rigoureuse du découpage, pour cerner ce qui constitue la notion de cadre chez ce cinéaste passionné par la peinture de Cézanne. Comment le réalisateur en est-il arrivé à cette forme d’ « osmose entre réalité et cinéma », qui n’appartient qu’à lui? Si ces considérations d’analyse filmique peuvent parfois paraître sèches, entre-temps, Jean-Charles Villata aura creusé une approche plus globale mais pas moins précise dans le troisième texte, une « morale du plan long » qui présente une philosophie essentielle du processus créatif chez HSS, c’est-à-dire son rapport à un principe d’incertitude :
Tout est possible dans un plan de Hong Sang-soo : cette conscience que nous avons toujours que tout peut arriver nous place dans un état de vigilance et d’inquiétude constant et constamment renouvelé, qui empêche précisément toute certitude, toute affirmation univoque. Les relations entre les personnages évoluent, se déplacent, pour être parfois brusquement bouleversées, et tout cela en une seule prise.
(page 76)
En aparté personnel, je dirais que cette approche de Hong Sang-soo est en effet très juste, et pour ma part pas loin d’être le cœur même de son cinéma (« Rien n’est jamais acquis » est-il écrit un peu plus tard). La notion de vigilance serait d’ailleurs peut-être en elle-même intéressante à explorer, dans le sens d’un état de vigilance hypnotique tel qu’il a pu être défini par François Roustang, car il me semble surtout que Hong Sang-soo travaille son spectateur par une forme d’induction subtile aux fins d’élargir son approche du réel, au sortir du film. Le cinéma de Hong Sang-soo, son ouverture rare, abouti in-fine à une extension de la perception qui dépasse souvent le seul état de représentation ou de « proposition » de l’oeuvre.
Différence et répétition
On peut dire que cette seconde partie s’impose, de par cette citation de Hong Sang-soo lui-même dans son entretien aux Cahiers du Cinéma dans le numéro d’octobre 2012 :
Dans la vie, j’ai une fâcheuse tendance à remarquer les similitudes et les différences, les répétitions qui nous arrivent chaque jour. J’en ai tiré une conception de la vie qui me libère de l’obligation de faire de grandes interprétations ou de grosses narrations à message (n°682, page 29)
Cette deuxième approche nous amène aussi vers des détours par la philosophie qui éloigne l’ouvrage de l’analyse cinématographique plus directe de l’acte 1 : Kierkegaard, Bergson, Deleuze, Ricoeur ou Nietzche sont régulièrement conviés dans les différentes contributions pour cerner ce qui est au cœur de l’approche narrative chez HSS. La figure même de la variation et le refus de la linéarité sont explorés, pour comprendre comment s’articule simplement pour Hong le simple fait de raconter. Dans le premier texte Antony Fiant préfère ainsi aborder l’oeuvre par le prisme d’une « poétique des auteurs » (dans l’esprit de Jean-Claude Biette) plutôt que par celle d’une politique des auteurs, notamment car il y a dans le « processus » narratif du cinéaste un véritable moyen de travailler une autre poétique, celle de l’indécision, qui nourrit les personnages. Une indécision qu’Antony Fiant va cerner au masculin avec La Femme est l’avenir de l’homme, au féminin avec Haewon et les hommes, et de manière plus partagée dans Un jour avec, un jour sans.
Nous parlions d’hypnose / vigilance un peu plus haut. Frédéric Sabouraud à sa manière fait finalement référence dans le second article à un état hypnotique, mais pour renvoyer plutôt à une hypnose / confusion, celle du somnambulisme, renvoyant à cette sensation d’un spectateur laissé « hagard » par les constructions du réalisateur. Le sens se butte à la ritournelle, ce qui pour l’auteur n’empêche pas Hong de travailler paradoxalement une forme de « dépassement » de l’être via ces rappels incessants . Catherine Ermakoff, justement, enchaîne sur une brillante approche de la subtile et néanmoins radicale transformation qui se joue lentement au cœur de ces fictions et de ces personnages. Particulièrement féministes, Woman on the Beach , Haewon et Sunhi sont ainsi des objets d’étude passionnants, même si dans cette approche de l’auteur, un film comme The day he arrives permet aussi de montrer que les héros masculins du cinéaste ne sont pas non plus totalement figés dans leurs défauts, comme on a tendance à s’y arrêter. Et dans le magnifique Yourself and Yours, c’est le couple même qui se rejoue et se reconfigure.
Ce changement est-il pour autant une quête aboutie du « moi » pour les personnages ? Raphaël Lefebvre en doute dans son chapitre consacré à l’identité chez le cinéaste, conviant ainsi les « différences-ressemblances » de personnages qui se cherchent via deux discours éprouvés : celui des « extrèmes » (la fameuse tirade de The day he arrives où une personne apparaît comme toujours situable dès qu’on la positionne entre deux traits de caractères extrêmes) et celui des « limites » (où comme dans le dispositif de Sunhi, il s’agit de creuser toujours plus profond, jusqu’à l’absurde). En explorant ce sillon, Lefebvre aboutit ainsi à une analyse radicale du personnage de Min-jeong dans Yourself and Yours, essentiel pour comprendre un cinéma où les différentes couches de l’identité des personnages peut se voir comme immanente aux différentes couches qui nourrissent la narration même.
La construction de l’œuvre de Hong Sang-soo est une sorte de « work-in-progress » tellement changeant (et rapidement!) qu’il y a un risque pour tout ouvrage consacré à l’artiste d’être dépassé par une micro-révolution… et l’année 2017 qui a vu pas moins de trois nouveaux films du cinéaste être projetés en festival n’aide pas à la conclusion. Suite à Un jour avec, un jour sans et à l’arrivée de l’actrice Kim Min-hee comme « muse », des évènements de vie privée du cinéaste (qui s’est vu confronté à une exposition parfois violente aux médias sud-coréens) influent peut-être actuellement plus vivement sur une oeuvre qui est encore en train de se transformer, (presque) l’air de rien. Le dernier chapitre de Matthieu Macheret, vu comme l’analyse d’une trilogie (Seule sur la plage la nuit, Le Jour d’après, La Caméra de Claire), intervient ainsi presque plus comme une postface, plutôt que comme un dernier élément à cette partie Différence et Répétition. On y comprend bien qu’il se joue actuellement dans l’oeuvre de l’inédit, peut-être une profonde mutation, avec un regard plus tranché et cruel, notamment dans cette exploration frontale du motif de l’adultère.
J’aimerais d’ailleurs y ajouter, encore à titre personnel, un nouveau rapport troublant à la foi, via l’héroïne du Jour d’après notamment, qui affirme une croyance peut-être pas si anecdotique que celà en un Dieu transcendant, laquelle se révèle après s’être dissimulée derrière une spiritualité immanente (spinoziste?) plus « avouable »… et très proche de ce qui a constitué jusqu’ici toute l’œuvre de Hong Sang-soo.
Simon Daniellou, Antony Fiant (direction), Les Variations Hong Sang-soo, 2017, De L’incidence Editeur. 256 pages.
Avec les contributions de Jacques Aumont, Simon Daniellou, Catherine Ermakoff, Antony Fiant, Park Heui-tae, Romain Lefebvre, Mathieu Macheret, Frédéric Monvoisin, Frédéric Sabouraud, Jean-Charles Villata.
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