Révélé sur la scène du cinéma mondial dès son deuxième film, Memento (2000), le Britannique Christopher Nolan migre vers Hollywood dans la foulée pour réaliser Insomnia (2002) avant de se hisser aux sommets du box-office six ans plus tard, avec le triomphe du deuxième volet de sa trilogie Batman : The Dark Knight (2008). Ascension éclair, en moins de vingt ans il passe du statut de jeune espoir de la mouvance indépendante à celui de cinéaste parmi les plus puissants du monde. Ce qui rend Nolan si atypique dans le paysage cinématographique, tient notamment à la position enviable – unique à l’heure actuelle ? – dont il bénéficie dans l’industrie hollywoodienne, : celle d’un auteur en capacité de monter des projets originaux sur son seul nom et attirer les foules, comme en témoignent les succès importants d’Inception, Interstellar ou Dunkerque. La très particulière année 2020, chamboulée par la pandémie de COVID-19, aura – si besoin était- contribué à renforcer le poids du metteur en scène, la sortie en fin d’été de Tenet fut nourrie d’attentes allant bien au-delà du seul film, comme celle de relancer une fréquentation des salles alors au ralenti. Mission accomplie selon les territoires (la France en tête) et déchaînement des passions encore plus prononcé qu’à l’accoutumé quant à ses qualités, sa place dans l’œuvre globale de son réalisateur (nous faisons partie des spectateurs ressortis extatiques de la séance). Porté aux nues par une horde de fans attendant chaque nouvelle réalisation telle une sorte de bouleversement filmique incontestable au point de polariser le débat dans l’excès inverse pour ses détracteurs, n’y voyant pour faire simple qu’esbroufe et emphase : depuis plus de dix ans maintenant le cas Nolan, divise, fascine, irrite, passionne, intrigue…. Si l’on prend les faits de manière moins passionnée, plus raisonnable, disons qu’en onze longs-métrages au compteur, le britannique est devenu un nom, une marque, bankable et incontournable, incarnant plusieurs promesses, celle d’un cinéma à grand spectacle à contre-courant des tendances du moment, quand il ne les précède pas – il y a un avant et un après Dark Knight dans le genre adaptation de super-héros, Le Prestige dans le registre du film d’illusionniste anticipe le succès du nullissime Insaisissables quelques années plus tard,…- celle d’un projet artistique à la fois intimiste et spectaculaire, complexe et accessible au plus grand nombre, celle de concepts retors et stimulants pour les uns, épuisants et surfaits pour les autres… Ainsi pour bien des raisons il était légitime d’attendre que son travail soit passé au crible, qu’un ouvrage lui soit consacré. Timothée Gérardin, fondateur du blog cinéphile Fenêtres sur cour, s’était attelé à cette tâche en signant le premier essai francophone sur le sujet, Christopher Nolan, La Possibilité d’un Monde, publié chez Playlist Society, en 2018. Best-seller de l’éditeur, le titre en rupture de stock depuis plusieurs mois, fait l’objet trois ans après sa parution, d’une nouvelle édition augmentée, incluant Tenet au corpus. L’occasion pour nous, de mettre à jour le texte élogieux que nous lui avions avions consacré à l’époque.

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Tenet (Copyright 2020 Warner Bros. Entertainment, Inc. All Rights Reserved. / Melinda Sue Gordon)

Que reste-t-il du monde dans l’expérience proposée au spectateur ?

Cette interrogation ponctuant le prologue, annoncée comme la question à laquelle répondent chacun des films de Christopher Nolan, sert de base à un essai articulé ensuite en trois grandes parties : Le Labyrinthe des subjectivités / Le Maître des illusions / Humains après tout. Dès les premières lignes, à l’aide d’une écriture limpide et d’une parfaite connaissance de son sujet, Timothée Gérardin tranche avec les débats rébarbatifs qui ont tendance à polluer les discussions sur Nolan, pour proposer une approche personnelle qui ne manque pas de pertinence. On plonge avec un plaisir non négligeable dans les profondeurs d’une œuvre fondée sur une multiplicité de paradoxes fascinants. Réalisateur indépendant et en plein cœur du système, adepte avéré de nouvelles technologies – il a contribué à donner ses lettres de noblesse au format Imax – et fervent défenseur du tournage en pellicule, cinéma partagé entre une approche physique, sensorielle et une autre beaucoup plus cérébrale, où les notions d’objectivités et subjectivités se confondent (en premier lieu chez les héros), les univers crées par Christopher Nolan sont régis par des règles à la fois instaurées et subies par les personnages… La vérité de ses films est dissimulée quelque part au sein des interstices de ces grands écarts définissant alors une identité propre. De Following à Dunkerque, qu’est-ce qui a fondamentalement changé sinon l’échelle budgétaire à laquelle le cinéaste officie ? Exemples à l’appui, l’auteur met en avant à quel point on retrouve de films en films le même soin minimaliste, la même attention accordée aux détails (l’importance des objets, des sons,…) à la seule différence que cela se mettra progressivement au service d’un spectacle plus « monumental ». Paradoxe, s’il en est un, la principale évolution vient de la façon même de réfléchir intrinsèquement la mise en scène, passée d’une forme « l’horizontalité » caractérisant Following, Memento, et Insomnia, soit des films pensés directement en prolongement du regard subjectif de leurs protagonistes à une forme de verticalité à partir des films suivants, qui commence avec Batman Begins. « Why do we fall ? » s’interroge Bruce Wayne dans le premier volet de la trilogie, l’idée omniprésente de chute et d’ascension qui la traverse, indique explicitement cette bascule qui prendra toute son ampleur lorsque Nolan commencera à s’approprier le format Imax, lequel pour faire bref agrandit l’image « verticalement ». Les exemples de plans illustrant cette mue ne manquent pas : Batman scrutant Gotham du haut d’un building dans The Dark Knight, Paris se retournant littéralement sur elle-même sous l’œil captivé d’Ariane (Ellen Page dans Inception), l’ascension relativement facile de Neil et du protagoniste tractés par une corde, courant sur la façade d’un gratte-ciel dans Tenet, ou encore, la construction et l’alternance entre trois échelles verticales de Dunkerque (terre, mer, airs). Cinéaste de la maîtrise quitte à flirter avec une forme de rigidité, on trouve particulièrement savoureuse la lecture qui est faite du Joker de Dark Knight, campé par l’hallucinant et regretté Heath Ledger. « Avec son fameux « Why so Serious ? » c’est la gravité et la noirceur de l’univers de Batman façon Nolan qui sont moquées. […] Le Joker semble prendre le contrôle de la mise en scène dans The Dark Knight. […] Tout se passe comme si le Joker détournait le montage parallèle de Nolan pour transformer le jeu d’interdépendance en une suite d’alternatives absurdes. Le prestidigitateur, le maître de l’illusion, c’est lui. Et sa grande force consiste à révéler les faiblesses de son adversaire, son sérieux, mais surtout, son obsession du sens et de l’ordre, y compris en termes de réalisation. » On se demande comme une évidence après lecture si ce n’est précisément pas pour ce vent de folie insufflé dans l’univers Nolanien que l’on – l’auteur de ces lignes en tout cas – considère The Dark Knight comme le meilleur blockbuster du cinéaste voire tout simplement son meilleur film ?

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Inception (Copyright Warner Bros. France 2010

Humain après tout ?
La plus grande force de cet ouvrage réside dans le choix de son fil conducteur, à savoir la dimension humaine du cinéma de Nolan. Cet angle est autant une réponse à une critique régulièrement adressée au cinéaste – celle de développer des mécaniques froides mettant en scène des personnages dénués d’émotions, de sentiments – qu’un moyen, sans par ailleurs négliger les aspects les plus évidents – goût de la manipulation et de l’illusion, rôle primordial du montage dans l’écriture formelle : immersif, logique et chronologique, multiplication des points de vue – d’amener l’analyse sur un terrain encore assez vierge d’interprétations. « Don’t try to understand it. Feel it » cette citation d’une réplique phare de Tenet, nourrie un nouvel ensemble (situé entre la première et la deuxième partie) figurant parmi les principaux ajouts de cette édition augmentée intitulé : Sentir et comprendre : Le cerveau à fleur de peau. « Si le sensible conduit à l’intelligible, l’intelligible permet à de nouveaux sentiments de se révéler. » peut-on lire avant qu’une comparaison inattendue mais percutante ne vienne relier l’ultime réplique de Casablanca à la scène finale du dernier long-métrage en date du metteur en scène. Depuis son court-métrage Doodlebug, Christopher Nolan s’attarde à filmer des personnages prisonniers de leur passé et de leur propre perception : du héros amnésique de Memento, au super-héros traumatisé par la mort de ses parents dans la trilogie Batman en passant par le héros d’Inception condamné à rechercher son épouse défunte dans les profondeurs de ses rêves ou encore l’ancien pilote d’Interstellar voyageant à travers l’espace-temps… Ces personnages, ces héros cherchent leur place au cœur des mondes façonnés par le réalisateur, ce « sont des sédentaires contrariés, qui, toujours en attente d’un endroit où s’établir habitent en attendant des lieux impersonnels et transitoires. […] L’idée fixe des personnages est de trouver une maison ou du moins un lieu hospitalier ». Dans les dernières pages, Timothée Gérardin scrute directement la façon dont Nolan aborde le « sentiment » en mettant en lumière une veine « mélodramatique qui irrigue discrètement des œuvres comme Memento, Le Prestige, Inception et Interstellar. Quatre films qui ont en commun de mettre en scène des hommes touchés par le deuil ». L’auteur s’appuie ensuite sur l’exemple d’Interstellar pour lequel il cite aussi bien le Douglas Sirk du Mirage de la Vie que le Vincente Minnelli du Chant du Missouri afin de mettre en avant les motifs du mélodrame classique qu’empruntent le réalisateur avant d’inciter à reconsidérer les films précédents, lesquels selon lui « décrivent toujours concrètement, avec une patience certaine, l’impact émotionnel des situations dans lesquels sont plongés les personnages. » Et si fasciné ou irrité par ces structures complexes, nous ne nous étions pas tout simplement refusé à cette dimension humaine et sentimentale ?

The Dark Knight (Copyright Warner Bros. Entertainment 2008)

Complet et synthétique, passionné et passionnant, Christopher Nolan, La Possibilité d’un Monde, désormais de nouveau disponible en une pertinente édition augmentée, constitue à ce jour l’ouvrage référence sur le sujet. Sa propension à ouvrir l’œuvre du cinéaste à de nouveaux angles d’analyses et le désir irrépressible en fin de lecture de « vérifier », d’approfondir ces pistes en revisionnant un à un les onze longs-métrages évoqués tout du long, ne sont pas étrangers à ce constat dythirabique.

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Interstellar (Copyright Warner Bros Entertainment 2014)

Collection « EdPS » Éditions Playlist Society
EdPS011
128 pages
14 euros Version Papier / 7 euros Version Numérique

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A propos de Vincent Nicolet

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