C’est une chose entendue : le cinéma « bis » – expression autrefois péjorative- a aujourd’hui gagné ses quartiers de noblesse. Ces films qui sortaient dans des salles malfamées avant d’atterrir sur les rayonnages des vidéos-clubs dans des versions contestables (versions françaises médiocres, copies laissant à désirer, parfois censurées…) bénéficient aujourd’hui de somptueux écrins en DVD ou en Blu-Ray. Des soirées de la Cinémathèque leur sont dédiées et des livrets savants leur sont consacrés. Même une revue mythique comme les Cahiers du cinéma s’est penchée sur le phénomène « giallo », sur le cinéma de Lucio Fulci et chronique depuis quelques temps les sorties toujours alléchantes des éditeurs spécialisés (Artus en particulier).
Cette légitimation, que d’aucuns considéreront comme une « récupération », a pu désarçonner les cinéphages déviants qui défendaient depuis des décennies ce cinéma populaire et fauché autrefois méprisé, notamment dans le cadre de leurs fanzines. On l’a déjà dit mais le visage du fanzinat a changé depuis l’avènement du web 2.0 : la passion est toujours là mais elle s’exprime dans des magazines aux maquettes beaucoup plus professionnelles et plus luxueuses. Cette évolution, évidente quant à la forme, semble également valoir pour le fond.
Tout se passe comme si cet attrait plus ou moins soudain pour le cinéma « bis » contraignait les passeurs « historiques » du genre à aller explorer d’autres territoires plus méconnus et moins défrichés. Place donc au cinéma d’exploitation grec, par exemple (L’Insatiable de Jacques Spohr qui s’apprête à sortir son sixième numéro) ou aux fanzines « hors-série » de David Didelot, entièrement dédiés au cinéma pornographique (avec un désormais fameux numéro consacré à l’actrice Olivia Del Rio).
Le cas de Stéphane Erbisti et de son fanzine Toutes les couleurs du bis est un peu à part. Plutôt que de partir en terres inconnues, l’auteur semble vouloir revenir aux origines du genre qu’il affectionne. Après s’être intéressé dans le n°13 à « 80 classiques du cinéma d’exploitation américain », il revient aujourd’hui avec « 80 classiques du cinéma fantastique muet ». Partant du constat que certains amoureux du genre confessent (sur des forums, entre autres) un manque d’intérêt total, voire le plus profond mépris pour le cinéma muet, Erbisti entend réhabiliter aux yeux des « bisseux » (car je doute qu’il existe des cinéphiles « classiques » pour le contredire) cette période fondatrice, notamment pour le genre fantastique :
« Encore tout abasourdi, j’ai du mal à comprendre comment on peut se dire « fan de cinéma fantastique » et mépriser à ce point toute une période qui a façonné ce type de cinéma et lui a permis d’exister, de grandir, de se transformer, d’évoluer. Je comprends très bien que le cinéma muet puisse dérouter, voire même donner des ulcères au public adepte de films plus modernes, de par son aspect théâtral, surjoué. Mais quand même. Quand on est passionné par quelque chose, on a envie de tout savoir sur le sujet, d’aller chercher les moindres détails, de connaître le pourquoi du comment, non ? »
La plus grande qualité de cette nouvelle livraison de Toutes les couleurs du bis, c’est justement la curiosité invoquée dans cette citation. Repartant des origines (Méliès, bien sûr) jusqu’au Chien andalou de Buñuel, Stéphane Erbisti nous replonge dans cette période du cinéma muet en nous rappelant que tous les thèmes et grands motifs du fantastique avaient déjà été abordés à cette époque : les savants fous (dès 1910, J. Searle Dawley proposait une adaptation de Frankenstein), les adaptations littéraires (Alice au pays des merveilles, Docteur Jekyll et Mister Hyde, Le Portrait de Dorian Gray), les pactes avec le diable (Faust de Murnau), les vampires (Nosferatu, bien évidemment), les maisons hantées (The Haunted House de Keaton et Cline), les aventures fabuleuses, l’anticipation (Metropolis de Lang), les monstres, les fantômes et même les momies (Les Yeux de la momie de Lubitsch, même si l’héroïne n’en est pas vraiment une).
Cette simple énumération suffira par ailleurs à prouver aussi que l’auteur s’éloigne du « bis » à strictement parler puisqu’il évoque de grands classiques tournés par de grands génies du cinéma (Méliès, Griffith, Murnau, Lang, Epstein, Buñuel, Keaton, Tod Browning, Hitchcock…). Mais au fond, elle prouve aussi que les spécialistes du cinéma d’exploitation sont avant tout des amoureux du cinéma fantastico-horrifique et que les frontières érigées entre « grand » cinéma et cinéma « bis » sont parfois assez poreuses.
Pour conclure, précisons que nous restons malgré tout dans le cadre d’un fanzine : que l’on ne s’attende donc pas à de nouveaux éclairages sur les classiques proposés ou à des analyses très poussées. Stéphane Erbisti cherche avant tout à transmettre (et il le fait de manière assez communicative) son enthousiasme et sa passion. C’est donc avec plaisir qu’on le suit et qu’on picore dans les 80 mets qu’il nous a concoctés, avec l’envie de revoir certains grands classiques et de découvrir les œuvres plus méconnues.
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Toutes les couleurs du bis n°13 : 80 classiques du cinéma d’exploitation US
Textes et mise en page : Stéphane Erbisti
Décembre 2023 – 9 €
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