A l’heure où la Cinémathèque française propose une large rétrospective de l’œuvre de Sergio Corbucci, on peut dire que l’ouvrage de Vincent Jourdan tombe à pic puisqu’il s’agit de la première véritable monographie consacrée à l’auteur de Django et du Grand Silence. La tâche n’était pas évidente dans la mesure où les deux titres que je viens de citer sont un peu l’arbre qui cache la forêt. Pour les cinéphiles, Corbucci reste célèbre pour ses westerns (qui ne constituent pourtant qu’une petite partie de son œuvre) et il n’est souvent désigné que comme « l’autre Sergio » (aux côtés de Sollima et, bien entendu, de Leone). Pourtant, ce que montre avec beaucoup d’acuité Vincent Jourdan c’est que l’œuvre de Corbucci est beaucoup plus conséquente et qu’elle conserve, en dépit d’un éclectisme certain et d’un appétit (opportuniste ?) pour les genres en vogue dans le cinéma populaire italien (le péplum, la comédie…), une véritable cohérence.

La première chose qui frappe à la lecture de cet essai, c’est l’ampleur du travail effectué par l’auteur pour tenter de nous proposer un panorama le plus exhaustif possible de la vie et de l’œuvre de Corbucci. Beaucoup des films évoqués sont inédits en nos francophones contrées et sont – a priori- très difficiles à découvrir, a fortiori pour ceux qui ne maitrisent pas la langue de Dante. A force de persévérance, Vincent Jourdan est parvenu à rassembler de nombreux documents (le livre bénéficie d’une iconographie rare et riche) et à une connaissance particulièrement pointue du cinéma de Corbucci.

Dans un premier temps, il retrace les étapes de sa carrière. Son enfance, marquée par la guerre (le cinéaste est né en 1926) et la libération de Rome par les américains, puis une arrivée précoce sur les plateaux de cinéma (il réalise à 25 ans son premier mélodrame) sont évoquées rapidement. Les chapitres épousent dans un premier temps les genres cinématographiques que Corbucci va adopter : les mélodrames de jeunesse, ses comédies avec Toto – immense star comique de l’après-guerre en Italie- , le péplum puis le western où il gagne une certaine notoriété puis un retour aux comédies sous toutes ses formes, des duettistes célèbres que furent Terence Hill et Bud Spencer à une sorte de remise au goût du jour des films de « téléphones blancs » durant les années 80.

Vincent Jourdan nous propose ensuite une vision plus transversale de l’œuvre de Corbucci en abordant la réception critique de ses œuvres, son style et les thèmes qui la parcourent.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage (avant une copieuse filmographie, une riche bibliographie et un index bien pratique) est constituée d’un recueil de textes que l’auteur a consacrés à Corbucci depuis une bonne dizaine d’années sur son blog Inisfree (http://inisfree.hautetfort.com)

La grande réussite de ce livre est de trouver un point d’équilibre entre une approche « historique » (l’œuvre de Corbucci agrémentée par quelques données biographiques même si elles ne sont pas évidentes à trouver) et des analyses plus stylistiques, thématiques et esthétiques.

L’une des grandes thèses de l’essai, c’est que le fil directeur qui donne sa cohérence à l’œuvre corbuccienne est la comédie. D’abord au service de Toto puis mettant en scène quelques aventures des redoutables Franco et Ciccio, Corbucci conservera tout au long de sa carrière une inclination pour le comique, les gags, y compris dans ses westerns puisque avant d’opter pour la franche parodie (avec Hill et Spencer), ses « classiques » sont traversés par toutes les gammes de l’humour (le plus noir dans Le Grand Silence au plus trivial avec, notamment, un goût pour la bouffonnerie et le travestissement). Honnête artisan au service d’un cinéma résolument populaire, Corbucci ne s’est jamais pris au sérieux et à toujours conservé un esprit de dérision qui enchante Vincent Jourdan. Il n’hésite d’ailleurs pas à comparer Corbucci à Hawks : même manière de retrouver des constantes dans des films d’apparences très différentes (du film noir à la comédie musicale en passant par le western), même goût pour les duos, pour l’action mâtinée de comédie…

« Il y a sans doute chez l’Italien une proximité avec l’Américain dans la façon d’envisager le cinéma, non pas de manière artistique ou intellectuelle, mais plus viscéralement, comme un métier qui remplit leurs vies et qui contient leurs divers centres d’intérêt, une certaine idée des rapports des hommes entre eux et des femmes avec eux. »

Vincent Jourdan prend de nombreux exemples pour définir ce qui apparait comme les caractéristiques du style de Corbucci, à la fois marqué par un certain classicisme et des audaces formelles plus modernes. L’intelligence du livre est de ne pas se perdre dans les détails trop pointus (il s’agit de penser aux lecteurs qui n’ont sans doute pas vu un dixième d’une filmographie qui compte une soixantaine de titres) et de ne pas hésiter à épicer des analyses toujours pertinentes et étayées par des anecdotes assez savoureuses. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir celle où Corbucci est amené à filmer des extra-terrestres ou le mot, assez touchant, qu’a eu pour lui Fellini.

Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci s’avère donc être un essai passionnant et qui pourra toucher bien au-delà du cercle (sans doute restreint) des fanatiques du cinéaste. Parce qu’en embarquant pour ce voyage, c’est le paysage désormais disparu d’un grand cinéma « populaire » (à ne pas confondre avec le « cinéma de masse ») à l’italienne que Vincent Jourdan nous invite à contempler. Corbucci est au carrefour de multiples voies, à la fois celle du cinéma d’auteur pris au sens large (de Pasolini à Risi) et celle d’un cinéma d’artisans plus ou moins roublards (de Fulci à Deodato pour citer les plus talentueux) et il a travaillé avec énormément de monde (y compris les plus grandes vedettes comme Mastroianni, Gassmann, Sordi…). De sorte qu’il apparaît désormais comme un témoin humble et touchant d’une époque.

Au-delà du caractère sans doute inégal de son œuvre, c’est une certaine manière d’appréhender le cinéma et d’en faire qui passionne le cinéphile d’aujourd’hui. Puisse l’essai parfaitement réussi de Vincent Jourdan permettre d’avoir un accès facilité aux œuvres de Corbucci et réhabiliter ce pan trop méconnu du cinéma populaire italien…

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Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci (2018) de Vincent Jourdan

Editions Lettmotif

ISBN : 978-2-36716-234-8

293 pages – 39 €

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