Maya Duverdier et Joe Rohanne ont poussé la porte de l’hôtel Chelsea comme on fait un pèlerinage, pour aller à la rencontre des « big guys » qui s’y sont succédé ou croisés, de Dylan Thomas à Leonard Cohen, en passant par Jonas Mekas, Nico, Andy Warhol. Composé d’appartements à loyer très modéré, géré de 1955 à 2007 par Stanley Bard, qui offrait l’asile contre une un poème ou un dessin, l’hôtel à l’architecture somptueuse faisait figure d’utopie. Coeur battant d’un Manhattan voué à l’avant-garde, il voyait se côtoyer expérimentateurs et paumés de tout poil, dans un joyeux capharnaüm de sex, drugs and videos… qu’un New-York en voie de marchandisation et de gentrification ne saurait bientôt plus tolérer…
Venu.e.s filmer un « lieu de refuge, de rencontres, de partage et de liberté pour tous, sans distinction de classe de genre, d’origine ou de parcours », les deux documentaristes ne découvrent en 2017 qu’un bâtiment dont l’âme bohème a disparu sous les échafaudages: il n’est plus qu’un un chaos de murs désossés, de fils et canalisations mis à nus, de bâches et autres tarpaulins. La métamorphose en hôtel de luxe est en cours, qui fait peu de cas de la mythologie.
On pourrait croire tout d’abord que Duverdier et Rohanne se livrent à un travail archéologique susceptible de ressusciter la mythologie du lieu. Alors que défile le générique d’ouverture et que l’oeil du spectateur est irrémédiablement attiré par le nom de Martin Scorcese, producteur du film, les images iconiques de New York se succèdent: arrivée en bateau et découverte de Manhattan, apparition du Chrysler building, vue des rues en plongée, flot de véhicules et de taxis jaunes. Et enfin l’Hôtel. Les éléments majeurs de la grammaire du film se mettent en place. Un grand travelling vertical nous emmène sur le toit, dont les cheminées en brique deviennent l’écran sur lequel sont projetées des images d’archives conviant d’illustres hôtes (Marylin, Dylan, Warhol, etc). Surimpression, déambulation, jeu de va et vient entre les strates temporelles et les différents grains ou formats de l’image sont conviés pour appréhender un espace qui se mue en mémoire vivante. Un mot revient sans cesse dans les témoignages qui émaillent le film: celui de « fantômes ». Les projections, les voice over de ceux qui ont habité le Chelsea et y vivent parfois encore, le souvenir de ceux qui y ont vécu ou y sont morts, les longs travellings à la Shining dans les couloirs lépreux : tout parle ici de hantise.
Mais très vite le regard se déplace vers un autre type de revenants: les locataires historiques de l’hôtel ont intenté un procès à la société qui en est devenue propriétaire et sont parvenus à y rester. Ils sont vieux, ils ont derrière eux une vie d’artistes plus ou moins fantasmée. Ces légataires de l’esprit du Chelsea semblent être condamnés à y errer tels des ectoplasmes: on les a déplacés dans les étages en chantier; on a même construit un ascenseur à leur usage restreint, de façon qu’ils ne puissent pas croiser les clients fortunés du nouveau temple du luxe. C’est à cette faune des anonymes qui errent ou se terrent dans les parties invisibles de l’hôtel que le regard s’attache désormais.
Ainsi la démarche est-elle finalement de démythification:
« Tous les films sur l’hôtel que l’on connait ne s’intéressent à lui qu’à travers ses artistes connus. Notre démarche a plutôt été inverse, nous avons voulu déconstruire et désacraliser ce lieu. (…) Tout au long du travail on s’est aussi aperçu que les gens faisaient beaucoup de projections sur l’hôtel (…) Donc la première étape a consisté à apprendre à se défaire de toutes nos attentes et nos connaissances, du moins à les suspendre au maximum pour pouvoir être disponibles lors de notre exploration du lieu (…). C’est comme si nous passions le mythe au révélateur et que se dévoilaient un décor et une population insoupçonnés et qui plus est, extrêmement cinégéniques. »
Dans l’envers du décor, comme dans une faille temporelle, se révèlent les destins de Merle, Bettina, Susan et Joe et quelques autres. Ils se savent en sursis: l’âge, la menace sans cesse renouvelée d’une expulsion, les métamorphoses d’un Manhattan devenu moins doux aux petits et aux rêveurs, en font des êtres dont le film saisit la fragilité avec une grande empathie.
De leurs témoignages, de leurs errances, de leur humble quotidien observé sur deux ans, ressortent des questionnements sensibles sur l’art ( n’est-on artiste que lorsque l’on vend ? Au contraire, un lieu ou un mode de vie peuvent-ils faire de vous un artiste?), sur la vieillesse, sur la violence de la société contemporaine.
Mais on retiendra surtout qu’au coeur de l’édifice labyrinthique de Dreaming Walls, dont les tours et détours peuvent perdre le spectateur, se niche la limpidité d’une bouleversante histoire d’amour.
Dreaming Walls, 2022
couleurs, 1h17
Sortie en salles le 28 août
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