Adapté de la pièce de théâtre Monster in the hall du britannique David Greig, Normale déjoue habilement les pièges d’une transposition à l’écran d’un succès sur les planches, s’affichant comme un pur film de cinéma aussi attachant que singulier. Les scénaristes Juliette Sales et Fabien Suarez, en situant le récit au nord de Paris, en Seine-et-Marne à Chelles, inscrivent le récit dans une atmosphère ouatée entre réalisme et fantasmagorie.
On y fait la connaissance de Lucy, 15 ans, adolescente débordante d’imagination qui dès le prologue invente un monstrueux bobard pour justifier son retard coutumier. Par son sens du romanesque et un pouvoir de conviction quasi littéraire, elle parvient à faire croire tout et n’importe quoi à son environnement, sans doute en manque de fiction lorsqu’on a grandi dans une petite ville où il ne se passe pas grand-chose d’excitant. Elle vit seule avec son paternel, William, éternel ado qui lutte contre une sclérose en plaques. Incapable de se prendre en charge, il est dépendant de Lucie qui entre le lycée, un travail dans un coffee-shop et les tâches du quotidien, s’échappe de la réalité comme elle peut. L’écriture lui permet de s’extraire du réel, de naviguer constamment entre le rêve et la réalité. L’annonce de la visite d’un(e) assistant(e) social(e) va bousculer cet équilibre précaire. Lucy et son père vont devoir redoubler d’inventivité pour donner l’illusion d’une vie normale.
Réalisateur du très fantaisiste Poissonsexe, Olivier Babinet continue à se frayer un chemin singulier au sein de la grande famille du cinéma français, en l’occurrence à l’intérieur de la comédie, genre le plus maltraitée chez nous. De son propre aveu, il souhaitait injecter « une goutte de Miyazaki dans les frères Dardenne », programme aussi ambitieux que contre nature qui se révèle payant parce que le merveilleux n’est jamais contaminé par la mièvrerie ou une esthétique colorée et datée à la Jeunet/Caro. L’univers fantasque, d’une inventivité discrète, s’insère dans un contexte social et géographique crédible, défini par une temporalité élastique. En effet, le film mélange les époques sans réellement en épouser aucune, laissant propager l’idée que les problématiques demeurent intemporelles. En ce sens, Normale se situe dans la mouvance des néo teen-movie québécois que sont Charlotte a 17 ans de Sophie Lorain et Jeune Juliette de Anne Emond, entre rétro doudou et lucidité très contemporaine, comédie loufoque sous influence précieuse du cinéma de John Hugues et chronique sociale mélancolique qui vise souvent juste. Olivier Babinet touche à une forme d’universalité à travers son grand écart entre le portrait intime d’une jeune fille plein de rêves et un père aimant mais immature, rattrapé par le poids de l’âge et de la maladie.
Ce remarquable scénario, riche en propositions iconoclastes, est servi par une mise en scène insolite, affichant un format carré, à contre courant de son utilisation conventionnelle dans le cinéma contemporain. En effet, le 1.33 (ou 1.37) s’avère généralement associé à des films austères, contemplatifs, peu aimables, proposant une vision du monde verticale pour caricaturer. Or dans Normale, le dispositif est au contraire synonyme de douceur, dans un désir d’envelopper les personnages dans un format-bulle, retrouvant la limpidité narrative et la précision scénographique de certaines des meilleures BD anglo-saxonnes. Daniel Clowes et Charles Burns ne sont pas très loin, et ce n’est pas un mince compliment. La densité des personnages, tous très bien dessinés, doit beaucoup à l’interprétation exceptionnelle de ses deux comédiens principaux, Justine Lacroix, moue boudeuse et regard pétillant, et surtout Benoit Poelvoorde, bouleversant dans le rôle du père de Lucy, impressionnante présence physique au jeu étonnamment sobre. Sous ces airs de teen-movie anachronique, naviguant entre fable plein de fraicheur et drame intimiste, Normale parvient à réconcilier brillamment et en toute modestie, des cinémas plutôt opposés, l’un tenant de l’imaginaire et l’autre du réel.
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