Pedro Aguilera – « Splendide Hôtel – un voyant en enfer »

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! ».

Rimbaud reclus par la mise en scène (D. Bonnard) (©Stray Dogs Films / Barney Production)

De la fameuse lettre qu’Arthur Rimbaud a adressée à son proche collègue poète Paul Demeny le 15 mai 1871, nous ne retenons usuellement que la première phrase du passage cité ci-dessus dont il est un extrait. Avec Splendide Hôtel : un voyant en enfer, accessible depuis le début du mois de décembre sur le site de la chaîne Arte et projeté en avant-première mondiale au Festival de La Roche-sur-Yon en octobre dernier, le réalisateur espagnol Pedro Aguilera semble, lui, prendre en compte la totalité de la citation, faisant de cette énonciation de l’esthétique rimbaldienne (et par extension, de la poésie symboliste) et de la douloureuse capacité d’aliénation qu’elle recèle les carburants narratifs principaux de son film. Paradoxalement, ceci apparaît d’autant plus vivace du fait que cette œuvre filmique s’inscrive à un moment où Rimbaud avait décidé de laisser tomber l’écriture poétique, pas assez en phase avec le monde selon lui, et était parti pour l’Abyssinie où il était devenu marchand d’armes. Baladé par les chefs de guerre et les pouvoirs locaux, Rimbaud avait peu à peu sombré dans une certaine forme de folie, un « dérèglement des sens » ayant migré de son écriture poétique à son réel, faisant de lui, de façon concrète, « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » de la lettre qu’il envoya, arrivant « à l’inconnu » par le biais de sa situation financière et mentale pour le moins difficile.

Tanger labyrinthique (©Stray Dogs Films / Barney Production)

Dans Spendide Hôtel, c’est le monde qui est empoisonné, qui intoxique le poète interprété par le puissant Damien Bonnard (également crédité comme co-producteur et ayant plus ou moins officiellement participé au scénario), qui le fait plonger dans des abîmes de dérèglement, poussant alors Rimbaud à l’errance, à la colère, à son regard de plus en plus halluciné, à ses manières de plus en plus dangereuses (l’empoisonnement des chiens), homme condamné à la réclusion pendant une durée indéterminée dans une ville et une fiction sur les parois desquelles il se cogne sans pouvoir s’en évader. Les choix de Pedro Aguilera semblent de ce point de vue assez judicieux dans le sens où ils permettent de représenter un réel qui semble lui-même déréglé par ce qui le constitue : le choix de Damien Bonnard pour incarner Rimbaud alors que l’acteur a quinze ans de plus et aucune ressemblance frappante avec son personnage ; la volonté de filmer un univers sans temporalité (donc sans repères) dans lequel le poète du XIXème siècle côtoie des habitants du bout du monde appartenant au XXIème siècle, portant djellabas et Adidas et vivant sur des chalutiers qui n’ont rien des bateaux de pêche d’antan ; les effets de boucles spatiales et temporelles accroissant le sentiment d’enfermement dans une situation insoluble. Ce sens de l’anachronisme et des disjonctions temporelles, cette confrontation permanente entre la réalité brute (le port de Tanger, où le film a été tourné, est filmé de façon presque documentaire) et la fiction qui y infuse génère un monde bancal, inconfortable, oppressant, où rien n’est jamais faux mais où rien n’est non plus jamais vrai. Un monde où, de jour en jour, on croise et recroise encore et encore les mêmes lieux, les mêmes visages, les mêmes situations de dèche, de promesses non tenues et de crises de colère de plus en plus difficiles à contenir.

Rimbaud seul face à un monde déréglé (D. Bonnard) (©Stray Dogs Films / Barney Production)

C’est en cela que Splendide Hôtel, lui-même parfois bancal, tient néanmoins très bien son pari : jusqu’au-boutiste dans sa démarche esthétique, faisant d’un poète mythifié le centre de son labyrinthe filmique sans pour autant se jeter sur l’écueil terrible de la mise en scène de la créativité, le long-métrage se trouve moins être une adaptation sous forme de digest et pleine d’easter eggs stériles de l’oeuvre rimbaldien que l’évocation filmique d’une esthétique symboliste imprégnant par capillarité le réel d’un poète qui, refusant d’exercer encore son art, voit ce dernier se rappeler à lui jusqu’à en perturber les sens et, ce faisant, la raison même. De ce point de vue, l’interprétation habitée de Damien Bonnard, acteur frayant lui-même ici entre fiction et réel (documentaire), incarnant un Arthur Rimbaud sombrant peu à peu dans le gouffre de l’aliénation, se révèle comme une composante essentielle de cette volonté farouche de perte de repères, et par ricochet du sens commun. Les plans insistant sur la perturbation sensorielle (entre autres un plan noyé sous la couleur rouge sang, montrant la mer fracassant les rochers de la côte et singeant un peu le EO de Jerzy Skolimowski [2022]) ressemblent alors à d’inutiles bequilles un peu lourdaudes, répétant ce que l’ensemble du film, empreint d’une force hallucinatoire existant par essence, laissait voir par lui-même : la réalité elle-même, par son pouvoir oppressif et son absurdité aliénante, est un espace intrinsèquement poétique provoquant consciencieusement un « long, immense et raisonné dérèglement des sens ».

A voir jusqu’au 31 décembre 2023 sur arte.tv dans le cadre de Arte Kino Festival

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A propos de Michaël Delavaud

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