Pedro Almodovar-  » Douleur et Gloire »

Le désir retrouvé

Salvador Mallo est un cinéaste qui a connu la gloire. Une gloire laissée hors champ, à l’exception du décor de son bel et grand appartement qui en est en quelque sorte l’empreinte. Cette gloire passée mine le personnage depuis cet intérieur, là où il ne filme plus, paralysé par ses douleurs et par le temps perdu. Et en même temps, ce décor est tout autant celui de l’identité créatrice du personnage. Il en porte ses couleurs, ses agencements, le touché. Il en garde aussi les traces de l’enfance, ce qui l’a fait, les souvenirs enfermés dans une boîte, sous le lit, dans la chambre d’une mère .

© El Deseo – Manolo Pavón

© El Deseo – Manolo Pavón

La première force du film d’Almodovar est d’être dans ce double mouvement, intérieur et antérieur. Parce que Douleur et Gloire ramène peut-être le cinéma à sa forme originelle : une reconstruction du souvenir. Peu importe que le souvenir soit intime ou non. Almodovar pose cette question essentielle : et si le cinéma seul peut « sauver quelque-chose du temps où l’on ne sera plus » ( 1) .

A l’abandon d’un temps qui n’est plus, Salvador Mallo va s’isoler du présent en commençant à soixante ans à prendre de l’héroïne. Alors que s’organise une projection d’un de ses succès, Sabor, à la Cinémathèque de Madrid, le personnage contacte l’acteur principal du film avec qui il est brouillé, moins pour le revoir que pour soutirer à cet acteur toxicomane de la drogue.
L’expérimentation de l’héroïne soulage ses douleurs. Mais cette renaissance devient surtout résurrection du passé à travers les souvenirs  involontaires qui alors remontent à la surface à chaque shoot. Le souvenir involontaire n’est pas, en réalité, quelque chose qu’on a, mais bien quelque chose qu’on est. Aussi les réminiscences du personnage ne fixent pas seulement des événements écoulés, mais lui permettent d’exprimer, d’affirmer l’identité et la permanence de son moi authentique et profond, et donc de se retrouver.
Immobile dans sa chambre ou sur le canapé du salon, jalousement défendu contre le dehors et pareil à un patient aux yeux clos qui laisse venir à la surface de son être des aveux endormis, Salvador se redonne son passé. Et, au lieu de se borner à le considérer tout simplement, il renaît à la vie antérieure, il lui fait place, il l’accueille. Il accueille cette enfance rurale et précaire dans la Mancha, qui est celle aussi du premier désir, jusque-là resté enfoui. Un désir souterrain comme cette maison-grotte où il vivait avec sa mère. Une enfance qui est aussi celle d’un cinéma où « l’odeur de la pisse se mêlait à celle du jasmin ». Almodovar ne nous présente pas alors cette « réalité » comme une série de tableaux morts, étalée, mesurée dans l’espace, uniforme. Il ne s’agit pas de flash-backs en livre d’images mais au contraire du parfum et du ressenti, de la douceur d’un sourire ou d’un chant, de la langueur ou la sueur d’un corps. L’image conserve toute son épaisseur, sa densité charnelle et vivante . Et d’autant plus que l’écriture du cinéaste brille d’une constance dans sa sobriété. La ponctuation produite par le montage est douce, dépourvue de toutes exclamations, de tout effet. L’écriture cinématographique s’écoule paisiblement à l’inverse des douleurs, des regrets et des désillusions du personnage.

© Studiocanal/El Deseo/Manolo Pavón

Salvador accueille son enfance comme son ancien amant Fédérico, débarquant de nulle part. Cette séquence de retrouvailles est magnifique d’évidence et de beauté, là où le désir surgit au milieu des larmes comme au milieu de la nuit. Sur le pas de la porte, Salvador et Fédérico s’embrassent fougueusement, comme une première fois.

© El Deseo – Manolo Pavón

Enfin Salvador en se redonnant son passé, affirme un oui au présent. La réminiscence des derniers mots échangés avec sa mère montre à la fois le regret de ne pas avoir été un «  bon fils » et en même temps le chemin vers le renoncement d’une culpabilité.
Peut-être parce-que «  les souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des réconciliations » (2), Salvador se retrouve et s’arrime à nouveau à la vie, au désir .

Douleur et Gloire est un film romanesque, d’une sincérité bouleversante qui, en travaillant la mémoire de son personnage, questionne la création et le désir de création peut-être plus encore. Seul le désir mène du temps perdu au temps retrouvé. Seul le désir origine la fabrication d’un film et en fait peut-être sa beauté? Filmer coûte que coûte même quand la vie va à notre encontre.

1. Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008.

2. Proust, Le Côté des Guermantes, 1918.

2. Proust, Le Côté des Guermantes, 1918.

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A propos de Maryline Alligier

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