[Report] Festival International du Film Politique de Carcassonne 2022 : jours 3 et 4

Le festival atteint maintenant un rythme de croisière à la fois doux et excité : en témoignent les salles pleine preuve de l’exceptionnelle vitalité de la manifestation.

Bien sûr, le Covid rôde, tentant de saper perpétuellement une organisation qu’on imagine bien plus ductile qu’habituellement, pression compensée par l’impeccable vigilance des organisateurs, passes sanitaires, distanciation sociale et distribution de FFP2 aux journalistes et invités à discrétion.

En ce beau dimanche matin, le soleil se lève doucement, ne frappant pas encore la face nord de la Cité endormie, ses machicoulis séculaires se mordorant d’éclats lactés de givre.

Il est temps de plonger.

Jour 3.

  • Chasser les dragons, d’Alexandra Kandy Longuet

Et de plongée, il est immédiatement question dès la séance matinale, avec le (ne jouons pas le suspens) sublime documentaire d’Alexandra Kandy Longuet, qui s’attache au quotidien d’une salle de consommation (ou salle de shoot) au cœur de Liège, incursion en de loin moins dans le quotidien d’hommes ayant perdu pied et ceux qui tentent de les aider ou les accompagner.

Si le sujet suscitait immédiatement les craintes et le sourire en coin au réveil tant le danger d’un misérabilisme ou d’un voyeurisme sont les deux mamelles de ce genre de projet, on ne peut que saluer l’implacable qualité du regard de la réalisatrice, et son impressionnante qualité d’écoute, surtout, elle qui fut ingénieure du son sur le tournage.

Car c’est à une véritable leçon de mise en scène que l’on assiste, tant par le travail de cadre, qui jamais ne bascule dans le regard condescendant (il faut voir cette scène, incroyable de force, où l’un des personnages fait une overdose, la camera le maintenant à l’extrême bord du cadre, parce que, tout simplement, à ce moment le pacte de respect est rompu puisque le sujet ne peut pas donner son accord), que de montage, qui parvient à coup de longues séquences et durée de plans laisse les paroles se délier et l’écoute s’installer, parvenant à des sommets lors d’un simple coup de téléphone à un centre où on réclame pour la première fois de l’aide, où dans la confession d’un homme dont la simple vue de la bassine pour laver les pieds rappelle par anamnèse douloureuse une enfance faite de violences.

Dans ce lieu où l’on soigne aussi bien les esprits que les corps (longues séquences où les plaies des jambes et pied sont soignées), un miracle de spectateur se produit : peu à peu, la drogue, sujet initial des 20 premières minutes, disparait. Plus de shoot, plus de cabines, passé l’exposition. Ne reste alors que les histoires, des vies fracassées qui nous ressemblent trop (le personnage de François, BCBG, dont la dépression a signé la chute, si proche), dans cette île, unique lieu de filmage, où on comprend à quel point la nécessité d’un tel lieu s’inscrit non dans la consommation mais dans la possibilité d’y être quelqu’un.

De la même manière que l’on y fournit les seringues sans interroger ni juger, la caméra, magnifiquement acceptée, s’y fraie un changement sans jugement, dans une démarche naturaliste qui rappelle les plus beaux films et réalisateurs, quelque part entre Wiseman, Depardon et Mosco, et dont il est difficile ici de dire la beauté (oui, il s’agit à ce niveau de justesse de beauté et d’étonnante douceur dans l’humain) tant sa magnifique qualité se situe justement dans son apparente blancheur et la justesse humble de sa présence.

Très grand film.

  • Mizrahim, les oubliés de la terre promise, de Michale Boganim

Plus problématique ou branlant est le second documentaire du jour, basé sur un sujet assez méconnu : les Mizrahim, soit le nom donné aux juifs issus des pays arabes ayant émigrés en Israël, et que les habitants, principalement Ashkénazes, ont réduit à une forme de sous-prolétariat et de sous-citoyens, aujourd’hui encore, déversoir de leurs propres racismes (car au fond, ils ne sont pour eux que des arabes déguisés) et craintes, les tenant à l’écart de l’éducation et même des villes puissantes en les cantonnant à la « périphérie », à la fois donc politique et géographique en les parquant dans des villes du désert comme boucliers humains des frontières.

Contant à travers un étrange road movie à la fois généraliste et intime (la réalisatrice, elle-même Mizrahim, y emmène sa jeune fille sur la Terre promise) le destin de ces exilés au sein du peuple d’Israel, de leur arrivée au lendemain de la guerre jusqu’à ce jour, des générations plus tard, en passant par des épisodes parfois oubliés comme la création d’un mouvement Black Panthers israélien ou le vol pur et simple d’enfants par l’Etat, la réalisatrice se balade de villes en villes, d’histoires en Histoire, dans ces témoignages et ces silences.

Le sujet, passionnant, est nécessaire, mais on ne peut qu’accueillir avec un ennui poli une forme extrêmement blanche de narration, enchainant à un rythme trop lent des témoignages que Michale Boganim tente de lier étrangement avec un journal de bord intime jamais réellement justifié et parfois appuyé à coups de métaphores un peu lourdaudes, comme ces photos qu’on égrène dans la mer, ou la jeune fille qui, par un rebond de génération, se voit porteuse façon Doppelgänger du poids du passé en incarnant sa mère.

L’ensemble, finalement assez désincarné, aurait pu donner lieu à un fantastique article ou essai, mais peine à convaincre dans sa forme filmée et son errance (ce qui aurait pu formellement passer pour une visite des bordures devient un enchainement de villes sans véritable ossature), malgré un travail extrêmement élégant de la chef opératrice Nathalie Durand, dont la caméra, en perpétuel mouvement de traveling ou ronin (quand ce n’est pas le drone qui s’en mêle, parfois trop) même dans les interviews, donne le sentiment de flotter sur les vagues de l’Histoire.

  • Great Freedom, de Sebastian Meise

Dernière ligne droite pour cette journée, dernière frayeur (vite évacuée), avec l’histoire d’Hans Hoffman (incroyable Franz Rogowski), personnage de fiction inspiré de faits réels, homosexuel allemand dans un monde où par l’article 175 du code pénal, l’homosexualité est interdite et qui lui valent moult passages en prison au cours du siècle, où, d’après le pitch « il s’obstine à rechercher la liberté et l’amour ».

Autant dire que tout pousse à croire que le projet de Sebastian Meise allait se vautrer dans le mielleux misérabiliste et social, prêtant le flanc à une reconstitution historico-larmoyante façon Midnight express du bâtiment à même de détacher la mâchoire de la bourgeoisie venue se convaincre que, quand même, c’était dur.

Bien mal nous en a pris, car le film, plus proche du grand Les évadés que du sucre, huis clos utilisant avec malice des astuces formelles pour se balader entre différentes époques (la taille de la barbe ou moustache, les passages au « trou » offrant des écrans noirs et autant de tunnels temporels et mémoriels), se révèle d’une étonnante douceur et émotion.

En se refusant justement à questionner cet article de loi ou ses conséquences (pas une seule scène de procès ou presque, pas de débats etc), et en s’accrochant aux basques silencieuses du taiseux Hoffman, il filme son parcours comme un ballet de pulsions, de corps contraints, de recherches d’un peu de tendresse dans un monde de violence et de solitude.

Scène après scène, rencontre après rencontre, perdu dans les yeux d’un acteur qui semble subir le destin sans cesse et accepter les brimades tant il a besoin d’aimer, il trace une étonnante portée d’une musicalité dépressive et grise, et un incroyable mélo qui trouve son aboutissement dans la beauté ouatée de la relation qui se tisse avec son ainé et compagnon de cellule, magnifique et grande histoire d’amour qui trouvera son climax dans une double séquence finale élégante et puissante : alors que l’article 175 est abrogé, et que dehors se jouer cette « grande liberté », la chair est triste face à l’amour, et mieux vaut vivre mal, mais avec la joie incommensurable d’être deux.

Jour 4.

Le soleil décidemment s’accroche, et le festival, aujourd’hui encore dans la belle énergie d’hier, maintient son incroyable bouillonnement, que cela soit dans la vitalité des débats avec le public, les rencontres hors salle ou dans la maison du festival place Carnot, aussi bien qu’entre journalistes, équipes et organisateurs, dans le plaisir des discussions comme dans la qualité impeccable de l’accueil et des multiples partenaires, de Calmel et Joseph à l’hôtel de la Cité, des restaurants Chez Fred ou La table de Norbert, ou des vignobles Foncalieu.

Journée un peu particulière pour nous, puisqu’elle permet d’explorer un peu ce qui fait la qualité aussi d’un festival, et qui prend réellement son envol avec cette édition : les chemins de traverse, des rencontres avec les scolaires, des débats thématiques, ou, comme ici, une programmation de courts bienvenue et un étonnant ciné-concert de documentaire.

  • Programmation de courts métrages en partenariat avec le festival Mecal : Gastos incluidos, de Javier Macipe, Journey through a body de Camille Degeye, La crisis de Pedro Aguilera & Juan Sardà Frouchtmann

Nouvelle étape de développement pour le festival, avec un tour de l’autre côté de la frontière, grâce à un partenariat avec le MECAL, International Short Film Festival of Barcelona, à qui il offre une carte blanche pour trois courts issus de leur sélection.

La qualité finale est on ne peut plus inégale, d’un premier, « Gastos includos », léger mais vite essoufflé, qui voit un nouveau mode de location se développer en demandant à des gens de partager dans des univers parallèles (comprenez en silence total) un même appartement, et dont les ramifications se perdent bien vite au niveau de son pitch malgré un rire jaune sur l’ultramoderne solitude, jusqu’à un pathétique « La crisis », complètement premier degré, fait de plans fixes d’un jeune homme qu’on imagine artiste ayant du mal à payer ses factures et qui essaye de revendre ses bien à un cash express condescendant face à ses gouts culturels.

Surnage largement un bizarre et beau « Journey through a body », objet hybride en deux parties où un jeune homme émacié, androgyne et quasi vampirique, voit sa vie un peu destroy se confronter à la visite inopinée et absurde d’une employée de la CAF qui va, avec douceur mais professionnalisme, l’humilier par sa bureaucratie. On pourra fuir, comme pour les deux autres, mais les séquences d’ouvertures, quasi expérimentale et complètement mentales, où il reste dans son lit, compose, et offre un moment planant et viscéral à l’œuvre, n’exacerbant qu’encore plus la manière dont son beau battement tellurique de s’effondrer contre le mur des bêtises crasses des administrations.

Si cette belle œuvre punk domine, on ne peut qu’apprécier la véritable intelligence du MECAL que de proposer un programme d’une cohérence claire, les thématiques autour d’un monde en crise, de la la galère, de la création, rebondissant et dialoguant d’un éclat à l’autre, comme une note tenue, dans une proposition dynamique qu’on espère renouvelée voire même étendue dans les prochaines éditions.

  • Plogoff, des pierres contre des fusils, de Nicole le Garrec, sur une musique de Monolithe Noir

Etonnante et stimulante proposition, en tout cas unique expérience de spectateur : faire un ciné-concert de documentaire.

C’est donc autour de Plogoff, beau film de lutte, journal de bord d’une population d’un petit village breton (toute la Gaule était occupée ? Non, car un petit village…) qui décide lutter pied à pied contre l’installation d’une centrale nucléaire à la pointe du Raz, sorte de cinéma-vérité engagé et social filmé à hauteur d’hommes et femmes dans un conflit quasiment militaire, et dont la restauration autour de 2019 a permis la remise en lumière.

D’une réalisation à la fois brute et exigeante, qui n’hésite pas à virer par instants à un quasi expérimental quand il ne reste de la lutte qu’un balai de lumières dans l’ombre ou des traces de fumées, parfois âpre, le projet de Nicole et Felix le Garrec se révèle dans un jour nouveau et d’autant plus puissant, ici, grâce à l’apport discret d’une partition de Monolithe Noir, qui à coups de nappes planantes et tendues parfois brisées par l’arrivée de percussions, parvient tout aussi bien à souligner l’œuvre, en rendant quasiment physique la tension des affrontements ou le bouillonnement des guerres larvées (superbes séquences de cymbales au BPM élevé quand population et militaires s’observent, luttant pour chaque pouce de village avant de se blesser) tout en l’emportant parfois dans un trip quasiment psychédélique, l’élevant loin du tumulte par l’électronique.

Un véritable dialogue, stimulant, entre deux œuvres, et entre deux époques, et dont l’expérience constitue l’un des points d’orgue de cette étonnante édition.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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