Jour 2. La fatigue s’installe un peu, mais il suffit de pas grand-chose pour illuminer une journée morne : une belle rencontre, surprenante, étonnante même tant on en attendait peu, et une drôle de proposition, imparfaite mais si pertinente et cinématographique qu’elle nous a emportés. En route ?
- Hommage à Vincent Lindon : masterclass
Et cet hommage dont on n’attendait rien, c’est la masterclass de Vincent Lindon, invité d’honneur du festival (Cédric Jimenez avait ouvert le bal, lors des premières heures de cette édition, mais nous n’avons pu y assister) et qui, avant de recevoir un prix pour l’ensemble de sa carrière, a tenté l’insubmersible exercice de la masterclass.
Un rendez-vous convenu, habituellement assez inutile, où le public se déplace en masse pour voir la bête, et où le long d’un entretien assez soporifique l’acteur/réal/Chef-op se fait caresser dans le sens du poil à peu de frais.
C’est dire si nous allions à reculons à la grand-messe, qui pourtant dérapa dès la première seconde : acclamé par le public, Lindon ne prend pas la peine de s’asseoir, et, manteau sur le dos, demande un silence. A peine obtenu, il fixe les règles du round : ceux qui sont ici vont vivre le moment, les autres, tant pis pour eux. Interdiction donc (demandé comme une faveur avec douceur) de prendre vidéo ou photos dont, dit-il, le résultat ne pourra être que médiocre puisque, stressé, il sera si bourré de tics que le cameraman aura l’air de secouer son téléphone sans maintenir le cadre.
En échange ? Une discussion à bâtons rompus où toutes les questions sont permises, et un véritable dialogue et moment partagé tous ensemble dans une salle pleine à craquer dont on s’étonna qu’elle respecte avec autant de ferveur une demande aussi antédiluvienne à l’heure des réseaux à tout crin.
Et la magie opéra : sur plus de 3 heures (3 heures !), le comédien enchaîna one man show à mourir de rire lorsqu’il mime les vicissitudes dorées de son métier, les blagues sur sa réputée mauvaise humeur, la manière dont l’actorat est avant tout une question de rythmique et de ton musical (avec à chaque fois exemple à la clef, où il remplace chaque phrase par une rythmique 1234 en modifiant les hauteurs de ton et respiration), de corps aussi, et de relation à soi.
Car il n’évita pas les inéluctables questions sur ses origines bourgeoises, renvoyant d’abord la balle au filet en demandant si on demandait à un pauvre s’il avait honte d’avoir réussi, précisant qu’il n’avait pas choisi où naître, puis rebondissant un instant presque fragile dessus en ajoutant « j’ai fait carrière en passant ma vie à m’excuser ». De ne pas être cheminot, de ne pas être employé, de ne pas être celui-ci ou celui-là, etc.
De faire, encore aujourd’hui, « de mieux en mieux un métier que j’aime de moins en moins ».
Ces instants fragiles, qui peupleront l’évènement, trouveront leur point d’acme dans le débat extrêmement sincère et jamais pédant avec un public qui, se sentant en confiance, ose tout, malgré une première partie où la pauvre Yael Hirsch, animatrice du débat, a été quelque peu éreintée par l’ogre qui s’emporte et dit au fond ce qu’il veut. Mais le public prend la parole, en masse, micro après micro, que cela soit sur sa célébrité, la construction de son parcours, ou l’expérience Titane (qui le modifia à vie, tant son corps en fut changé -il est d’ailleurs brillant dans ce rôle, au milieu d’un tel naufrage pop-), ou quand carrément une jeune fille de 10 ans se lève et lui demande si il a des problèmes avec ses tics quand il joue.
Même quand cela touche à l’intime, il tient admirablement son public dont l’écoute impressionne, il fait rire, applaudir, cabotinant mais avec tendresse, répondant systématiquement, avec calme, sourire, sincérité. Avec chaleur.
Et c’est ce feu dont il ne reste plus aucune trace enregistrée qui fut le plus beau.
- Ruthless times – Songs of care, de Susanna Helke
Et cette belle journée grise allait continuer à s’illuminer avec un film pourtant craint, dont le pitch suffit à susciter à la fois la tentation et l’effroi : un documentaire sous forme de comédie musicale sur la privatisation du système de santé finlandais. Kamoulox.
Et pourtant : démarrant sur la construction nouvelle d’un centre pour personnages âgées dans une petite ville, et suivant pas à pas les questions que soulève une telle initiative privée au sein de la population, le documentaire élargit peu à peu son propos, de manière précise (et élégiaque, nous y reviendrons), aussi bien à l’analyse politique de la destruction systématique du système de soins par sa privatisation, qu’une analyse étonnamment plus corporelle du problème, lors d’hallucinantes séquences où on assiste, impuissants, au remplacement des infirmières par des robots d’accompagnements -mimant joie et câlins, regardez ci-dessous la bande annonce-, ou à la mise en place d’un panopticon d’infirmières qui se branchent à des dizaines de webcam dans des callcenter pour effectuer à distance check-up routiniers avec les personnes âgées ou téléconsultations habillées en père Noël, dans une forme de futur dystopique que la plupart des écrivains SF n’auraient osé rever.
C’est l’intelligence du propos de Helke, que de ne pas traiter ces deux problématiques comme distantes, mais au contraire de les entrecroiser perpétuellement : le politique, c’est le corps. Et l’abandon du soin au capitalisme en décorporisant le problème, en le rendant comptable, provoque un effondrement totalement mortifère.
« Nous sommes la variable » chante d’ailleurs un des groupes du film qui, à la manière d’une tragédie grecque, font office de chœur antique.
Né d’une astuce filmique -craignant pour leur carrière et leur avenir, la plupart des infirmières et victimes ont refusé de témoigner à visage découvert-, cette composition polyphonique, entièrement filmée à plusieurs reprises en traveling mécaniques (G-D, avant-arrière, changement de focale) comme autant de tableaux vivants, est la découverte subtile du film.
Enchainant de manière mécanique les ordres de la direction, les expériences traumatiques, les podomètres au pied pour mesurer l’efficacité, les violences physiques ou des mots, elle effectue la mise à nu de ce qui ne peut être filmé (n’ayant pu accéder ou presque aux centres, le film ne peut se baser que sur des témoignages).
Il faut alors le dire : puissamment rythmique, la musique est belle. Et elle emporte, au milieu de l’implacable morbidité du récit. Elle creuse, même, au sein de ses propres séquences, un abyme, tant le visage de ses femmes ou de ces vieux portent sur eux les stigmates qu’ils chantent.
Ce retour de la sensation, du sensuel, de l’émotionnel dans un monde qui essaye de le réduire à un cout comptable d’une froideur hallucinante, est la plus belle des luttes. A travers la réduction au groupe, c’est à nouveau le retour d’un corps : celui d’un collectif, celui qui souffre, celui d’une société qui crie.
Une histoire de cinématographie, donc. Une histoire de film et de brasier, à nouveau, où tant que l’on pourra encore dire et chanter, l’humain ne sera pas vaincu.
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