(Première partie)
Edward Yang, qui est décédé en 2007, à l’âge de 59 ans, n’a réalisé que sept longs métrages. Yi Yi (2000) est le plus connu – il a notamment obtenu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Mais A Brighter Summer Day (1991) est le grand œuvre d’Edward Yang. Un monument… sans pesanteur aucune. Un long fleuve… intranquille.
La version voulue par le réalisateur dure 237 minutes. À sa sortie, la critique et le public ont principalement vu une version amputée de plusieurs dizaines de minutes.
Le Director’s Cut a été restauré en 2009 par les Laboratoires de la Cinémathèque de Bologne (Immagine Ritrovata), en association avec la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, la Central Motion Picture Corporation (Taipei) et la Edward Yang Estate (1). L’exploitation a commencé en 2011, mais uniquement aux États-Unis. En décembre 2015, les Éditions Criterion ont publié en Amérique du Nord le DVD/Blu-ray du film (2).
Désormais, les Français peuvent voir A Brighter Summer Day en salles, grâce aux Éditions Carlotta.
Le film est généralement décrit comme une fresque. Un terme approprié, car Edward Yang a représenté en un ample geste symbolique la société taïwanaise du début des années soixante. Rien de mieux que de citer le contenu des cartons initiaux pour comprendre ce qu’est le contexte du drame et qui sont les protagonistes : « Un million de Chinois se retirèrent à Taïwan avec le gouvernement nationaliste en 1949, suite à la victoire des communistes en Chine. Dans un environnement incertain, beaucoup de leurs enfants, face à l’inquiétude de leurs parents vis-à-vis de l’avenir, constituèrent des bandes de rues en quête d’identité et d’un sentiment de sécurité ».
Certes, l’action ne se déroule qu’en peu de lieux, mais les personnages sont nombreux. Edward Yang a déclaré à Michel Ciment, en 1992 : « C’est un grand projet avec près de quatre-vingts personnages. Il me fallait cela pour donner une vue très large de cette période ». Il explique ensuite que « Taïwan ne possède pas un tel nombre de comédiens » et qu’il a donc dû effectuer un travail particulier de recherches et de formation d’acteurs (3).
Un des protagonistes du film, Honey, évoque son admiration pour Guerre et Paix. C’est une manière pour Edward Yang de mesurer positivement A Brighter Summer Day à l’aune de l’immense roman de Tolstoï. Son association est également cinématographique et très personnelle : « La référence que [Honey] fait à Guerre et Paix est ironique dans la mesure où il n’a jamais étudié. En fait, c’est du film qu’il s’agit. À l’époque, nous étions perdus et nous allions au cinéma. Le film de Vidor nous a touchés (…) Nous nous sommes alors tournés vers le livre pour en savoir davantage (…) Il est possible que l’histoire que je voulais raconter avait, inconsciemment, des rapports avec les romans de style épique comme celui de Tolstoï » (4).
Deux groupes s’affrontent : le gang 217 et le gang du Petit Parc. Un jeune garçon nommé Zhang, prénommé Zhen, et surnommé Xiao S’ir, a maille à partir avec des membres de ces groupes dont il ne fait pas partie et avec les jeunes filles que certains d’entre eux fréquentent.
À travers ce conflit, c’est l’opposition entre deux catégories de population se trouvant sur le territoire de Formose que Yang représente. Les garçons du Petit Parc font partie des Waisheng Ren : les Chinois qui sont arrivés en provenance du Continent à partir de 1949 [les personnes qui sont de l’extérieur de la province]. Ceux du 217 font partie des Bensheng Ren : les Chinois qui s’étaient installés sur l’île avant l’accession au Pouvoir des communistes [les personnes qui sont de la province] (5).
On notera qu’Edward Yang ne filme pas les populations autochtones : les aborigènes ou Austronésiens. Mais ils sont fort peu nombreux.
Certaines études considèrent que de 1,5 à 2 millions de Chinois s’exilent à Taïwan pour fuir le régime communiste quand il arrive au pouvoir (6). La population de l’île s’élève en 1950 à environ 7,5 millions d’habitants (7). Les Waisheng Ren pourraient représenter alors 25 % de la population.
La famille de Xiao S’ir et une partie de sa douloureuse histoire sont montrées dans le film. Les Zhang appartiennent aux Waisheng Ren. Le père et la mère se sont mariés à Shanghaï. Lui est fonctionnaire. Elle est enseignante. Ils ont deux garçons et trois filles. On apprend que dans leur maison, comme dans celles d’autres Taïwanais, ont vécu des Japonais.
En 1895, lors de la première guerre sino-japonaise, Taïwan est passé sous le contrôle des forces nippones qui pratiquent une violente politique d’assimilation. Celles-ci rétrocèdent l’île à la Chine en 1945.
Au sein de la République de Chine, sise à Formose et dirigée par le général Tchang Kaï-chek, le Kuomintang – Parti Nationaliste chinois – exerce une répression violente contre tous les individus considérés comme menaçant le régime, comme pouvant avoir des liens avec la République Populaire. Elle est appelée la « Terreur blanche ». Le père Zhang est à un moment du récit arrêté et soumis à de durs interrogatoires. Il est finalement relâché, mais perd son travail. Son aventure l’a manifestement déstabilisé. Il devient paranoïaque, est montré comme violent – notamment vis-à-vis de son fils aîné, Lao Er.
Certains commentateurs considèrent que c’est pour s’inscrire dans le sillage de son collègue Hou Hsiao-hsien qu’Edward Yang a réalisé A Brighter Summer Day (8). En 1989, Hou Hsiao-hsien sort La Cité des douleurs qui évoque indirectement la violence meurtrière à laquelle ont recours les forces du Kuomintang en 1947 pour mater une révolte populaire commencée les 27 et 28 février. Certaines études font état de 20.000 victimes. On nomme cet événement l’ « incident 228 » ou le « massacre 228 » – 2 correspondant au mois de février et 28 au jour de ce mois. Le réalisateur profite de la fin de la « Loi Martiale » – mai 1949 à juillet 1987 – qui a permis au régime de museler la population par la force.
La Cité des douleurs remporta un grand succès à Taïwan. Il en sera de même pour le film d’Edward Yang. À la question : « Quel est le potentiel commercial à Taïwan d’un film comme A Brighter Summer Day », le réalisateur répond – en 1992 : « Des trente films produits l’an dernier, c’est celui qui a fait le plus de recettes » (9).
Edward Yang montre à l’écran une population en état de guerre permanente et qui se déchire. Une population qui ne semble pas avoir de repères, de racines. Des êtres qui sont en quête d’identité – comme il est indiqué explicitement au début du film, on l’a vu. Une scène de grande importance est celle où, dans le collège où étudie beaucoup des jeunes mis en scène, l’élève Cat – alias Mao – demande : « Professeur, qu’est-ce que « je » représente ? (…) L’idéogramme « WO », « Je », qu’est-ce qu’il représente ? ».
Les enfants et les adolescents de A Brighter Summer Day sont imprégnés par la culture américaine. Ils s’y raccrochent comme à une bouée de sauvetage. Leurs surnoms sont des mots ou des noms anglais : Honey, Sly, Cat, Airplane, Underpants, Threads, Sex Bomb, Red Bean… Ils jouent au basket-ball et au base-ball, regardent des westerns comme Rio Bravo. Ils écoutent, voire chantent du rock, notamment celui d’Elvis Presley. La chanson « Are You Lonesome Tonight ? », qui est un leitmotiv dans le film, renvoie au sentiment de déréliction éprouvé par certains personnages, Xiao S’ir en tête. Le titre du film, A Brighter Summer Day, est une expression d’espoir que l’on trouve dans les paroles. La chanson « Don’t Be Cruel » est une réponse ironique à un moment où un assassinat est commis.
Le réalisateur rend compte de l’influence de l’American Way Of Life sur les populations de pays liés aux États-Unis, occupés par eux. Mais il joue aussi avec les références, lui qui a non seulement subi cette influence, mais qui a aussi vécu sur les terres de l’Oncle Sam. Les gangs que l’on voit dans A Brighter Summer Day, les gestes qu’adoptent certains de leurs membres, l’attitude d’insoumis qu’adopte un personnage comme Xiao S’ir font penser à des films comme West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961) ou Rebel Without A Cause (Nicholas Ray, 1955). Edward Yang a aussi reconnu l’influence qu’a pu avoir sur lui Martin Scorsese. Le cinéaste et ses coscénaristes se sont documentés pour représenter Taipei dans les années cinquante-soixante, et on sait que la délinquance et la criminalité ont fleuri dans la Chine nationaliste. Des études y sont consacrées. L’un de ces coscénaristes du film a cependant déclaré : « One of the harder things to grasp was the world of youth gangs. Neither Edward nor I had been in one, but we had observed others who had. A lot of what you see in the film with regards to gang activity is the product of inference and speculation, not actual fact » (10). On comprend alors le rôle joué par l’imaginaire filmique, américain en l’occurrence, dans la création d’Edward Yang.
(La seconde partie de ce texte est à lire ICI)
Notes :
1) The Film Foundation / World Cinema Project : http://www.film-foundation.org/world-cinema (cliquer sur A Brighter Summer Day).
2) L’édition Criterion propose des bonus et un commentaire audio du film réalisé par Tony Rayns (Au moment où nous écrivons ces lignes, nous n’avons pas encore eu l’occasion de l’écouter ; aux dires de ceux qui l’ont entendu, il est des plus intéressants).
3) Interview reproduite in Michel Ciment, Petite planète cinématographique, Stock, Paris, 2003. [Pages non numérotées / Interview parue à l’origine dans le n° 375/376 de la revue Positif – mai 1992].
4) Ibid.
5) « L’immigration des bensheng ren a commencé à la fin du XVIIe siècle sous la dynastie Qing » [Christine Chain, Catherine Paix, Chantal Zheng (éds), Taiwan : enquête sur une identité, Éditions Karthala, Paris, 2000, p.313].
6) Cf. Nicole Sztokman, « La population taiwanaise : aspects démographiques », in Espaces, Populations, Sociétés (Numéro thématique : Les populations d’Asie orientale), n°2, 1995, pp.181-190. https://www.persee.fr/doc/espos_0755-7809_1995_num_13_2_1688
En fait, il faut savoir et comprendre que les Chinois non communistes n’arrivent pas seulement à Taïwan à partir de 1949, mais dès 1945. Et que le Kuomingtan y sévit dès cette date.
7) Cf. « Demographics of Taiwan », Wikipedia [version anglaise] https://en.wikipedia.org/wiki/Demographics_of_Taiwan
8) Emilie Yueh-yu Yeh, Darrell William Davis, Taiwan Film Directors: A Treasure Island, Columbia University Press / New York, 2005, p.93.
Cf. également Andrew Chan, « Talking with Screenwriter Hung Hung About A Brighter Summer Day », On Film/Reviews – March 24, 2016, The Criterion Collection : https://www.criterion.com/current/posts/3984-talking-with-screenwriter-hung-hung-about-a-brighter-summer-day
9) Interview reproduite in Michel Ciment, op.cit.
10) Andrew Chan, art.cit.
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