À propos de « L’Évadée » (« The Chase », Arthur Ripley, 1946)

(Le présent texte contient des spoilers).

 

L’Évadée est proposé en ce moment en salles dans le cadre d’une mini rétrospective de films noirs américains des années trente et quarante.

Le réalisateur Arthur Ripley (1897-1961) a eu un parcours assez singulier.
Son activité principale fut celle de scénariste et de créateur de gags. Il a travaillé pour Mack Sennett, pour Harry Langdon. Pour Franck Capra également – au début de la carrière de celui-ci.
Il a réalisé ou co-réalisé quelques courts-métrages, principalement dans les années trente, dont certains avec W.C. Fields.
Il n’a à son actif que peu de longs métrages. Pour ce qui est des années 1940, il met en scène un film de guerre en collaboration avec Edgar Ulmer : Prisoner Of Japan (1942), et deux films noirs : Une voix dans la tempête (Voice In The Wind, 1944) et L’Évadée (The Chase, 1946), donc.
En 1949, Ripley rejoint le Film Center de U.C.L.A. (l’Université de Californie à Los Angeles) à l’invitation de Arthur Knight. Knight a créé le Centre en 1947. Ripley y enseigne en apportant son expérience de scénariste et de réalisateur.

L’action de L’Évadée se déroule à Miami. Le protagoniste, Chuck Scott, est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Il a du mal à se réinsérer dans la société américaine. Il n’a pas d’argent, pas de travail. Par ailleurs, il prend des médicaments pour soigner des problèmes psychiques dus à ce qu’il a vécu durant le conflit, ce que l’on appelle un trouble de stress post-traumatique. C’est cette situation qui va expliquer la structure narrative toute particulière du film, laquelle en fait l’intérêt principal.
Chuck fait la connaissance d’un malfrat, Eddie Roman (Steve Cochran), et il devient son chauffeur. Eddie est un homme violent, sadique. Il a une significative volonté de toute-puissance. Pour preuve le dispositif ingénieux qu’il a mis en place dans sa voiture et qui lui permet de contrôler – en partie – son chauffeur. À ses côtés, constamment, un homme de main inquiétant qui a les traits de Peter Lorre.


Une relation affective s’établit entre Chuck et la femme d’Eddie, Lorna Roman. C’est la magnifique Michèle Morgan qui l’incarne. L’actrice a quitté la France pour Hollywood à la fin de l’année 1940, alors que la guerre fait rage en Europe. Elle tourne quelques films outre-Atlantique, mais ne s’y sent pas à l’aise et revient dans l’Hexagone en 1946. Dans L’Évadée, Morgan est assez transparente, mais le spectateur pourra considérer que cela correspond à son rôle (1).

Lorna veut quitter son mari qui la tyrannise et Chuck est l’homme qui lui permettra de s’évader. Ils rejoignent La Havane. Mais ils sont pourchassés par Eddie et ceux qu’il a à sa botte. Lorna est poignardée. Chuck est alors soupçonné par la police cubaine. Et, finalement, il est assassiné par Gino.

Ce bloc d’événements, qui commence au moment où le couple quitte Miami pour Cuba, se révèle être un rêve, un cauchemar fait par Chuck. Ce qui est surprenant et intéressant est que le spectateur ne s’en aperçoit qu’après coup. Le chauffeur avait été vu dans sa chambre préparer une valise, regarder les billets de bateau qu’il avait achetés plus tôt, s’allonger sur son lit et commencer à lire le journal en baillant. Il attendait manifestement l’heure prévue pour récupérer Lorna. Ce qui suit cette scène – et qui est le début du rêve/cauchemar, donc – n’est par ailleurs pas de dimension véritablement et clairement subjective, mentale.
Après l’épisode de La Havane, le spectateur se retrouve à nouveau dans la chambre de Chuck et voit celui-ci se réveiller. Il comprend petit à petit que le protagoniste s’était endormi. Chuck transpire, se lève en titubant. Des images floues restituent ce qui pourrait être son état intérieur. Il prend ses cachets.
La suite des événements permet de comprendre que l’action se déroule alors toujours dans la soirée où Chuck doit récupérer Lorna. Le chauffeur n’a pas tous ses esprits et a du mal à les reprendre. Il se découvre dans un miroir et ne prend que progressivement et fragmentairement conscience de qui il est, de ce qui se passe. Avant de pouvoir retrouver Lorna et de l’emmener cette fois réellement à La Havane, il rend visite à un officier de l’Hôpital de la Marine qui connaît ses troubles – il diagnostique une « névrose d’angoisse » -, avec qui il peut en reparler, et qui va l’aider à retrouver la mémoire.

Chuck peut finalement emmener Lorna à la Havane. La scène qui clôt le film est la même que la première qui, dans le rêve/cauchemar, se déroule à Cuba. Lorna et Chuck s’embrassent, assis dans une calèche menée par un conducteur local.
Cette fois, le couple semble libre et en mesure de vivre un avenir heureux et éternel, d’autant qu’on a vu Eddie et Gino avoir un accident de voiture, probablement mortel, en le pourchassant.

Mais, de par la dimension onirique, mentale que prend le récit, quasiment dans son ensemble, de par certaines formules qui sont utilisées dans les dialogues, on peut se demander si la fin est vraiment réelle – au niveau diégétique -, si elle ne sera pas finalement un recommencement de ce qui a déjà été vu. Le récit n’ayant donc pas une dimension linéaire… mais peut-être cyclique.


En forçant un peu le trait, nous pourrions dire que L’Évadée a quelque chose de pré-lynchien. Prenons quelques exemples : lorsque le rêve/cauchemar a commencé – sans que le spectateur ne s’en rende vraiment compte, donc – une scène montre Eddie et Gino parler de la fuite de Chuck et Lorna qu’ils sont amenés à constater. Ils écoutent de la musique et, à un moment où celle-ci s’est arrêtée, le mafieux demande à son associé de « jouer l’autre face » du disque. Il se trouve que dans la cabine du bateau en partance pour La Havane, et dans laquelle se trouvent Lorna et Chuck, celui-ci joue du piano. Cette scène apparaît juste après celle montrant Eddie et de Gino. La mélodie interprétée par Chuck est la même que celle de la musique du disque. Les deux s’enchaînent en une sorte de fondu, alors qu’à l’image d’importance zones d’ombre sont momentanément filmées.
Ce que vivent Chuck et Lorna pourrait être en quelque sorte une version subjective, sombre, maladive, dramatique, maléfique, de ce qu’est la réalité. Une version alternative.

Lorsqu’après s’être réveillé de son rêve/cauchemar, Chuck vient voir l’officier qui travaille à l’Hôpital de la Marine, celui-ci essaie donc de faire revenir à sa mémoire ce que le protagoniste a vécu et qu’il a en grande partie oublié. Chuck ne comprend pas, en effet, pourquoi il porte cette tenue de chauffeur, et il ne se souvient manifestement pas d’Eddie, de Gino, de Lorna. L’officier lui lance : « Commençons par le début ». Chuck répond alors : « Y a-t-il seulement un début ? Je me souviens juste de la fin ». C’est comme s’il se sentait enfermé dans la spirale du cauchemar, comme s’il était incapable de saisir le réel qui l’a amené à lui, l’a provoqué. Ou comme s’il le refoulait.

L’Américain David Bordwell (1947-2024), historien du cinéma, professeur d’université, s’est intéressé de près à The Chase. Il a publié le fruit de son travail dans son ouvrage intitulé Reinventing Hollywood: How 1940s Filmmakers Changed Movie Storytelling (2017) et surtout sur davidbordwell.net (2016) (2). Sur ce blog, il analyse comment se présente, comment fonctionne le rêve dans le film de Ripley, le comparant avec les rêves présents dans quelques autres films qui lui sont contemporains comme La Femme au portrait de Fritz Lang (The Woman in the Window, 1944), L’Oncle Harry de Robert Siodmak (The Strange Affair of Uncle Harry, 1945), et Strange Impersonation d’Anthony Mann (1946). Il mentionne, par ailleurs, les différences importantes entre The Chase et l’ouvrage dont il est l’adaptation : Une peur noire (The Black Path of Fear) de Cornell Woolrich, plus connu sous le pseudonyme de William Irish. Le roman date de 1944. C’est Philip Yordan qui s’est occupé de l’écriture du scénario pour Arthur Ripley.

À partir des quelques documents qu’il a eus entre les mains (notamment une correspondance, un synopsis, des articles et un dossier de presse… il précise n’avoir trouvé aucun script), Bordwell s’intéresse de près à la genèse du film, à sa préparation, au rôle joué par le producteur Seymour Nebenzal qui est intervenu au moment de l’écriture du scénario, dans le processus de création, à l’étape de la post-production. En se servant de déclarations de Nebenzal et de la novellisation du film (cf. note 1) – laquelle, comme souvent, est adaptée du scénario, ou de l’une des versions du scénario -, Bordwell fait quelques hypothèses intéressantes. Il pense que la structure du film était d’abord prévue pour être plus complexe et singulière que celle finalement proposée au spectateur. Que celui-ci était plongé dans un rêve du protagoniste dès le début de The Chase – ce qui expliquerait la question posée par Chuck en réponse à ce que lui demande le militaire de l’Hôpital de la Marine : « Y a-t-il seulement un début ? ».


Chuck part à La Havane avec Lorna. Celle-ci est assassinée. Ces événements sont donc de l’ordre du rêve, mais ne sont pas présentés comme tels. Chuck a l’occasion d’évoquer en discutant avec une femme qui lui vient en aide ce qui s’est déroulé auparavant : un flash back le montre à Miami rencontrer Eddie, Gino et Lorna. Cette analepse filmique pourrait fait entrer dans la réalité de ce qu’a vécu Chuck. Retour à La Havane, donc au rêve non indiqué comme tel, où Chuck essaye de comprendre qui a tué son amante. Puis la suite du récit se déroule telle qu’on la connaît dans la version finale, avec le réveil de Chuck et la nouvelle fuite.
Bordwell écrit : « Au cours des années 1940, les cinéastes rivalisaient pour trouver des variantes farfelues de points de vue subjectifs, de rêves et de flash-backs. Intégrer des scènes réelles sous forme de flash-back dans un rêve plus grand, définitivement irréel mais non marqué, constitue une innovation authentique, quoique farfelue, pour l’époque » (Notre traduction).
Ce début de film avec le passage au flash-back – imaginé au niveau du scénario, et, selon l’essayiste, concrètement tourné – aurait été rejeté par Nebenzal -, et la scène du rêve/cauchemar aurait dû alors être réaménagée, avec l’insertion du moment où Chuck s’allonge sur le lit en attendant de récupérer Lorna. Des plans auraient été tournés après coup pour la seconde version. Bordwell tente de le prouver en étudiant le décor de la chambre de Chuck tel qu’il apparaît dans différents passages de The Chase, et en observant des différences notables d’un passage à un autre – des problèmes de raccords.

L’intérêt du travail de Bordwell, même s’il formule des hypothèses à partir de sources lacunaires, est qu’il tente de nous plonger dans la dynamique créatrice mouvementée qui a engendré The Chase.

Notes :

1) Nous avons eu l’occasion de consulter la novellisation de The Chase The Book Of The Film – dont l’un des exemplaires se trouve dans les archives de la Bibliothèque de la Cinémathèque Française. Elle est rédigée par Kit Porlock, éditée par Hollywood Publications Ltd en 1947. En introduction, à l’endroit où l’action est résumée, on peut lire à propos d’Eddie et de sa femme : « A charming and attractive young wife who is the most decorative and valuable ornament in all his costly collection of objets d’art ».
2) David Bordwell, « In Pursuit of The Chase », davidbordwell.net, August 28, 2016.
https://www.davidbordwell.net/blog/2016/08/28/in-pursuit-of-the-chase/



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