L’Année Dernière à Marienbad, réalisé par Alain Resnais et écrit par Alain Robbe-Grillet, ressort en salle en copie restaurée 4K produite par StudioCanal. C’est l’occasion de revoir à l’écran un film fascinant, qui offre une plongée dans un monde onirique où l’illusion le dispute à la réalité dans la reconquête du souvenir.
Dans un château transformé en luxueux hôtel, un homme (Giorgio Albertazzi) veut persuader une femme (Delphine Seyrig) qu’ils se sont déjà rencontrés, sans doute au même endroit ou ailleurs, ce qu’elle réfute. La narration filmique a pour objet la reconquête de la mémoire refoulée ; elle enchevêtre les strates temporelles dans une sorte de « présent éternel » qui recrée en boucle un souvenir qui se dérobe, pour l’ancrer dans l’actualité des protagonistes. Paru initialement en 1961, L’Année Dernière à Marienbad participe du renouveau du cinéma, à une époque où la Nouvelle Vague et les expérimentations formelles donnent lieu à des explorations esthétiques audacieuses. Habitué à travailler avec des gens de lettres, Alain Resnais avait précédemment confié le scénario d’Hiroshima mon Amour à Marguerite Duras. Il avait d’abord songé à Françoise Sagan pour celui de L’Année Dernière à Marienbad mais s’est finalement adjoint les talents d’Alain Robbe-Grillet. Avec Hiroshima mon Amour, Resnais déjouait déjà les codes de la narration traditionnelle pour signifier l’angoisse atomique. Il poursuit ici, sans ambition autre qu’onirique. Le film connaît un immense succès et remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise la même année – deux Lions d’or, en fait, l’un pour le réalisateur, l’autre pour le scénariste.
De scénario, il n’en est point : jugez plutôt par la tournure de « suite dialoguée » ou « continuité dialoguée » que lui préfère Catherine Robbe-Grillet, la femme du scénariste. Elle caractérise ainsi la fluidité d’une écriture qui récuse la narration linéaire et dont nous pouvons dire qu’elle épouse la syntaxe cinématographique sinueuse du réalisateur. Le film s’ouvre sur un travelling dans un château transformé en palace aux galeries abondamment ornées, où déambulent hommes et femmes riches et élégants. La caméra suit des corridors, passe des pièces, épouse en gros plans les volutes, marbres et miroirs qui font le décor maniériste de cette réunion mystérieuse. Une voix-off revient en boucle sur une musique d’orgue entêtante, peuplant cet « hôtel immense, luxueux, baroque » de réminiscences auditives. Dans ce labyrinthe où évoluent couples et duos, chuchotant et s’interrompant, le phrasé répétitif et lacunaire porte en lui la brisure et le silence. Une esthétique déconcertante prend forme, à la fois souple et heurtée, dont la grammaire est construite sur des hasards sémantiques, des retours et ruptures syntaxiques. Souplesse, suite et continuité ne sauraient être déniées à cette longue promenade dans des couloirs qui s’apparentent au dédale de la psyché. L’aspect prospectif tient paradoxalement dans l’investigation du passé : l’homme et la femme se sont-ils rencontrés l’année dernière à Marienbad ? À moins que ce ne soit Karlstadt ou Fredericksbad ? Est-ce vraiment cela qui importe, la réalité du souvenir, ou bien le tourbillon de l’illusion ?
Sorte de valse langoureuse, jeu de séduction ou déambulation feutrée, leur pantomime stylisée semble tout droit sortie d’un boudoir des vanités. Qui sont-ils, créatures de chair ou macabres pantins d’une cérémonie organisée à leur insu ? Locataires d’une prison ou d’un asile psychiatrique ? Ces hôtes de luxe à la fois oisifs et absorbés sont-ils là de leur propre gré ? Ils se figent dans la pose puis reprennent leur promenade erratique hors du temps et de l’espace de la civilisation ordinaire. Le film commence et finit par une représentation théâtrale qui met en abîme le thème de l’illusion et désamorce toute prétention réaliste, l’indexation spatio-temporelle en premier lieu. Concernant le décor, on imagine mal une continuité entre les espaces extérieurs – jardin classique à la française, organisation géométrique des végétaux, régularité des lignes droites de la façade – et intérieurs – art de la profusion, structure en courbe et en enchâssement. Pourtant, tout cela communique : des gravures du jardin ornent les murs du palace et renvoient à cet extérieur où se retrouvent les protagonistes. Mais jamais on ne saura si c’est le souvenir d’un lieu autre ou même, l’un et l’autre étant finalement équivalents. La temporalité subit la même distorsion. La tripartition conventionnelle en passé-présent-futur est résorbée dans une énonciation qui, référant sans cesse à un « l’année dernière à Marienbad » qui n’a peut-être pas eu lieu, frappe de doute la prétention à une vérité objective. On aimerait pourtant savoir si le couple s’est déjà rencontré et ce qui s’est passé entre entre eux. Se dérobant ainsi à tout repère stable, la narration génère des interprétations multiples qui produisent de nouvelles significations, aussitôt annulées.
L’Année Dernière à Marienbad interroge la capacité du spectateur à construire la signification. La femme qui refuse ou ne peut se souvenir a-t-elle été violée ? S’agit-il d’un événement traumatique enfoui qu’elle est sommée de mettre au jour par un prétendant qui a été le témoin d’un crime ? Au caractère insistant, voire harcelant, des demandes de l’inconnu, la femme oppose un « laissez-moi, laissez-moi », comme pour s’en défaire vainement. Les images qui font retour sont-elles le fruit de la suggestion, de son fantasme ou de son souvenir ? De quelle conscience proviennent-elles ? La répétition ne produit pas la même image, mais intervient avec d’infimes variations : changement de costume, de décor, d’accessoires ou de coiffure et modulations différentes. Les protagonistes revivent-ils la même situation ? Et si le passé renvoyait à un passé, dans un autre passé, et ainsi de suite ? Ou encore : ne pourrait-on penser qu’il s’agit d’une mascarade, d’un pacte librement consenti entre cette femme jouant à être séduite et cet homme jouant à faire effraction dans sa psyché ?
Film en forme de puzzle où le regard subjectif réfute la neutralité du regard omniscient, L’Année Dernière à Marienbad est aussi une œuvre polyphonique où les hypothèses interprétatives font progresser la narration. Pour autant, croire qu’elles peuvent se démultiplier à l’infini, relève aussi de l’illusion. La dramaturgie du film possède son point d’orgue dans une scène où Delphine Seyrig apparaît en ange, effets de zoom et de superpositions à l’appui, dans une scène qui fait écran sur un possible drame survenu dans sa chambre. Le corps de l’actrice apparaît ensuite dans des postures de déréliction qui infléchissent notre lecture vers celle d’une agression sexuelle. Mais plutôt que d’arrêter le sens, le film poursuit ses interrogations. Il n’existe qu’un certain nombre de possibles dans une combinatoire pré-définie, avec laquelle s’amusent le réalisateur et le maître du Nouveau Roman. Celle-ci est métaphorisée par le jeu de l’allumette, dans lequel à chaque tour il faut ôter un, deux ou trois éléments. Le dernier qui joue a perdu. Ces scènes récurrentes – sur le mode de la variation – où l’ami ou mari (Sacha Pitoëff, le visage anguleux et hiératique) perd à chaque coup, dessinent la formule arithmétique selon laquelle au fur et à mesure que le jeu passe, les probabilités de l’emporter s’amenuisent. Il y a bien une logique formelle à l’œuvre dans L’Année Dernière à Marienbad, génératrice des interprétations et symbolisée par la mise en abîme. En fragmentant la reconstitution des scènes et en instillant des blancs, des temps morts et du doute, le réalisateur contient l’effet de vertige dans celui du plaisir esthétique et ludique. Jeu de rôles imbriqué dans un jeu de costumes incalculables pour une Delphine Seyrig habillée par Chanel, surgissant à chaque fois comme une apparition, le film met en avant la façon dont l’illusion dément la réalité. Et de se clore comme il a débuté, sur la pièce de théâtre.
Durée : 1h34
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