Trois jours séparent la sortie de la version restaurée de L’une chante l’autre pas de la panthéonisation de Simone Veil. Trois ans séparent la sortie initiale du film de l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi sur la dépénalisation de l’IVG (29 novembre 1974). C’est à Cannes, dans la programmation de Cannes Classics que le film d’Agnès Varda a fait son grand retour cette année. Plus qu’un film, c’est un manifeste féministe encore d’actualité qui rappelle à quel prix les droits des femmes ont été conquis.
L’une chante, l’autre pas est d’abord un hymne à l’amitié entre deux femmes, Pauline (Valérie Mairesse) et Suzanne (Thérèse Liotard) que leur univers social sépare. L’intrigue débute à Paris, en 1962, alors que Pauline (17 ans) doit passer son bac et que Suzanne (22 ans) élève les deux enfants qu’elle a eus de son amant. La première vit dans une famille bourgeoise, dont elle remet en question le cadre conventionnel et les manières de penser. La seconde vivote dans un appartement modeste, alors qu’elle est enceinte de son troisième enfant et que son amant ne peut lui venir en aide pour avorter. Le suicide de ce dernier resserre le lien entre ces deux femmes, bien au-delà des divergences de leur parcours respectif.
capture d’écran, DR.
L’intrigue s’étend sur 15 ans et si la première partie se concentre sur le duo féminin en butte aux conservatismes familiaux et sociaux à Paris, le scénario se décentre progressivement vers d’autres horizons et élargit la réflexion sur la condition féminine en général. Au gré des routes et des raisons, Pauline devenue Pomme dirige une formation musicale. Elle retrouve Suzanne dix ans après leur séparation. Cette dernière, partie vivre dans la région de Hyères, travaille désormais au Planning familial. Les deux jeunes femmes ne cesseront de se retrouver et de s’éloigner l’une de l’autre, correspondant par cartes postales. Leur parcours est celui d’une émancipation sociale sur un ton joyeux qui n’élude pas pour autant les difficultés et déconvenues imposées par la réalité. Si les personnages féminins évoluent tout en souplesse au milieu des aspérités de la vie, le choix de la réalisatrice d’adopter un regard optimiste met en relief son propos lucide et combatif. Agnès Varda vise le naturel avec ses dialogues volontairement peu recherchés, affectant la spontanéité. Elle nous convie aujourd’hui à plonger dans une époque où souffle un vent de liberté, au milieu des robes à fleurs, des sabots et sautoirs hippies qui donnent à ce film une petite touche de bonbon bariolé.
capture d’écran, DR.
Il y a matière à réflexion et, d’un point de vue tonal, l’antithèse du titre L’une chante, l’autre pas suggère les deux registres léger et sérieux, qui irriguent ce film. Au sens littéral, elle figure les choix de carrière de Pomme et Suzanne, mais elle renvoie aussi à toutes ces femmes qui peuvent prendre voix au chapitre tandis que d’autres se taisent et subissent. Et entre ces deux pôles tendus comme un fil, se niche la polyphonie des discours féminins et féministes dans une période où combattre les préjugés phallocratiques est passible de réprobation morale. En arrière-plan des histoires individuelles, le film rend hommage aux luttes qui animèrent le paysage politique de ces années-là, comme le Procès de Bobigny où s’est courageusement illustrée Gisèle Halimi (qui apparaît dans son propre rôle). Avec son air de militantisme primesautier, le film d’Agnès Varda aborde la question primordiale du choix des femmes face à la solitude, la famille, la maternité et l’amour. Ecrites par la réalisatrice, les paroles des chansons ont été mises en musique par François Wertheimer et interprétées par le groupe Orchidée. Une forme de naïveté, qui peut paraître aujourd’hui surprenante et surannée, donne sa saveur à cette comédie musicale décalée, qui s’échappe en Iran le temps d’une histoire d’amour entre Pomme et Darius, puis revient sur les routes d’une France hippie et contestataire.
capture d’écran, DR.
Le côté artificiel qu’on reconnaît volontiers aux films de la Nouvelle Vague, et notamment aux comédies musicales d’Agnès Varda et de Jacques Demy, signale ici le parti-pris d’une distanciation. Le refus de bercer le spectateur d’illusions encourage son regard critique, afin que le romanesque des histoires d’amour et d’amitié ne fasse pas perdre de vue la réalité sociale. Les paroles des chansons sont si peu poétiques qu’il en résulte un anti-lyrisme à la fois drôle et engagé : « Ni cocote, ni popote, ni falote / Je suis femme, je suis moi » ; ou encore : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois / Et la femme représente le prolétariat » ; voire : « Il avait raison, papa Engels, elle a bien raison maman Beauvoir / On ne naît pas femme, on le devient ». La réalisatrice investit artistiquement le discours marxiste, au sens philosophique et historique, avec des décalages formels qui forcent à s’interroger sur la société que l’on bâtit et les valeurs que l’on transmet. C’est ce type d’audaces parfois radicales et si peu esthétisantes qui font la place singulière d’Agnès Varda dans le paysage cinématographique français. La réalisatrice, dont on reconnaît volontiers le talent dès qu’on évoque Cléo de 5 à 7 (1962) ou Les Plages d’Agnès (2009), fait souvent l’objet d’un regard amusé pour une partie de la critique. Elle est pourtant l’une des rares artistes à s’être imposée aussi tôt dans un champ culturel dominé par les hommes, et non seulement comme plasticienne, mais aussi comme femme engagée.
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