Anna est un film de fantômes. Ceux passionnants de tous les esprits révolutionnaires des années Lotta Continua qu’il convoque, depuis Pasolini, Erri de Luca, Marker, Warhol, Deleuze, Cassavetes. Ceux de ses réalisateurs, Massimo Sarchielli et Alberto Grifi, tous deux décédés. Celui de l’actrice principale, Anna, longtemps disparue. Ceux qui apparaissent à l’écran dans le velours grainé émouvant d’une image vidéo transférée sur 16 mm. Et peut-être surtout ceux de l’effervescence intellectuelle, artistique, politique qui faisait de la décennie 70 un bouillonnement fiévreux et magnifique.

Photo: Cineteca Nazionale/Cineteca di Bologna/Associazione Culturale Alberto Grifi

Il était une fois l’Italie, 1972, Rome, et au milieu la Piazza Navona, ses hippies aux cheveux longs, les capelloni, ses bourgeois parfois vicieux, ses policiers souvent violents, ses cafés-terrasses qui les confrontaient en débats nerveux et incontrôlables. C’est là que l’acteur Massimo Sarchielli rencontre la jeune Anna, mineure de seize ans, enceinte de huit mois, malade, sans-abri et qui a pu sombrer dans les drogues dures. Sarchielli décide de la recueillir, de construire un film autour d’elle qui peut difficilement refuser, et fait appel au réalisateur Alberto Grifi. Le projet ? Mener une expérimentation sociale et réaliste en recueillant une marginale plutôt que la livrer aux autorités. Le moyen ? Magnétophone et liberté de la vidéo peu onéreuse que Grifi couchera ensuite sur 16 mm au moyen d’une invention de son cru, le « vidigrafo ».

Salué dès sa sortie comme une œuvre-phare de la contre-culture italienne, du haut de ses 3 heures 40 mn (les rushes au départ faisaient plus de onze heures), Anna par sa restauration en 2K retrouve enfin une digne place sur les écrans. Hormis une ou deux scènes interminables au bout d’un téléphone sonnant obstinément occupé, sa longueur s’avère étrangement légère, sa temporalité particulière nous plongeant dans des moments de vie et un montage spontanés, ne se mesurant pas en scènes de cinéma mais en expériences, presque en happenings, défrichant des terrains d’autant plus proches de l’expérimentation que le film va peu à peu échapper à ses réalisateurs. S’attardant sur des moments sans parole ni mouvement, saisissant dans son élan même la vie qui passe, se concentrant sur le visage florentin d’Anna (qui n’est pas sans rappeler celui de Nico), la caméra semble vivre sa vie et ses envies, sans chercher à illustrer le propos, au contraire s’en éloignant, défiant ce qu’il est habituel d’en attendre, s’amusant avec les possibilités du texte et de l’image. Ce qui s’appelle le cinéma-vérité. Mais la vérité au cinéma est-elle la vérité du cinéma ?

Photo: Cineteca Nazionale/Cineteca di Bologna/Associazione Culturale Alberto Grifi

Car Anna comporte au départ un grain de sable, voire deux. Même s’ils ne se cachent pas, caméra et micro interfèrent comme les médias intrusifs qu’ils sont et transforment le sujet Anna en objet cinématographique trop captif pour ne pas devenir assez vite la bête curieuse, le cobaye dont on piétine l’intimité, la dignité, les émotions. Anna nue sous la douche que l’on tente de délivrer de tous ses poux et qui signale sa honte, Anna qui se gratte le pubis en gros plan comme un animal sauvage, Anna à qui on reproche ses pieds et ses ongles sales de SDF, Anna qu’on traite de conne et dont on critique les envies suicidaires sans mesurer sa dépression, mais Anna qu’on entoure d’une sollicitude visible et appuyée.

Sauts d’images parfois zébrées de rayures et autres défauts, dialogues repris sur des panneaux noirs indiquant s’il s’agit de « tentatives de reconstitution » ou de « reconstruction », replays impromptus, flash-backs, instructions audibles du réalisateur, intrusion d’un technicien qui devient participant puis amant d’Anna : au-delà de son inventivité, quoi qu’il semble s’en défendre par le refus de toute forme organisée et conventionnelle, le film n’échappe pourtant pas à une esthétique vivante de la déconstruction d’un système qui finit par en construire un autre en tombant dans les pièges auxquels il voulait échapper. Dans son refus de la mise en scène et du pacte implicite de fiction entre ciné et spectateur, Anna interroge son idéal de vérité en révélant la construction préalable d’une sorte de scénario établi entre les deux réalisateurs et du choix d’un personnage hautement vulnérable, mineur qui plus est, donc à leur merci. La question du consentement d’Anna n’est pas posée et c’est elle-même qui y répond à la fin en refusant de se soumettre à la caméra. Quant au but affiché d’aider noblement, gratuitement une personne en détresse sociale, il échoue : personne ne semble avoir la capacité de comprendre les tenants et les aboutissants d’une dépression sévère en se plaçant au-delà d’un jugement de valeur. Même celui qui recueillera la mère avant de se voir abandonné avec l’enfant, Vincenzo Mazza reprochera à Anna de ne pas avoir un non révolutionnaire, un non à la société, d’avoir juste « un non à soi-même, un non à la vie », de ne pas avoir su « aller de l’avant ».

Dans ce milieu marginal de gauche qui érige la contestation systématique comme signe typiquement identitaire, Anna échappe. Se pose comme vraie marginale, hors discours, hors institution, elle qui s’est enfuie des maisons de correction où elle était maltraitée, du collège, a voulu s’enfuir de la maternité, s’enfuira en abandonnant enfant et compagnon.

C’est peut-être là que se révèle l’aspect le plus passionnant du film, en interrogeant les limites des discours qui l’imprègnent. Tandis que de grandes manifestations féministes rassemblent autour des slogans « Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme le prolétaire », ou « Police, fascistes », Anna, une jeune fille mineure se retrouve assujettie à une communauté essentiellement masculine sous prétexte de la libérer de la domination des institutions.

Autour d’elle, alors que les grandes grèves des usines du Nord se sont terminées, un milieu underground romain se répand en bribes de contestation étrangement décousues et incohérentes sur le pouvoir, le travail, les bourgeois, l’art, sans qu’une pensée globale ne semble les soutenir ou s’en dégager.

Au final et peut-être autant par ses qualités que par ses défauts, Anna signe une œuvre majeure du cinéma-vérité italien des années 70.

Présenté au Festival de Berlin et à la Biennale de Venise en 1975, puis à Cannes en 1976, il fut accueilli par un public et une critique unanimes.

FICHE TECHNIQUE

Italien 225 minutes N&B

1973

Vidéo & 16 mm

Avec Anna, Vincenzo Mazza, Massimo Sarchielli, Alberto Grifi, Jane Fonda

Réalisateurs-Producteurs : Alberto Grifi, Massimo Sarchielli

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