Tamasa poursuit son exploration de la comédie anglaise de l’après (seconde) guerre avec la ressortie d’un des fleurons du genre, « The Maggie » d’Alexander Mackendrick. Le futur auteur de « Tueurs de dames » et de « Cyclone à la Jamaïque » signait là un film fédérateur, à la fois nonchalant et mouvementé, avec une habileté et un ton, inimitables. Sous sa fausse simplicité et sa conduite tranquille, « The Maggie » cumule fable culturelle, satire de la bureaucratie, film d’aventure trépidant, et bien sûr récits d’apprentissage (autant celui du petit mousse Dougie, que celui à rebours du riche américain, Marshall) ; le tout avec la maestria du tempo et l’humour, propres aux comédies anglaises. Cette distension permanente du récit, avec ses petits à coups d’insolence, de fantaisie, d’espièglerie, donne la saveur particulière du film ; un plaisir qui croît crescendo grâce à de subtiles montées d’émotion. Ce qui nous rappelle que Mackendrick et ses coauteurs, sur ce film le scénariste William Rose, étaient des conteurs et dialoguistes hors pairs en plus d’être de savoureux portraitistes. Le malentendu veut qu’en passant un peu vite sur ce film (comme sur les autres du réalisateur), on n’y voit qu’un artisanat inspiré, ou un cinéma de « genre » calibré pour séduire un large public (les enfants occupent souvent l’avant plan, mais autant les adultes, toutes générations confondues, des plus jeunes jusqu’au patriarche centenaire du film). Mais l’absence de prétention apparente des films de Mackendrick (des divertissements pleinement assumés) n’empêche en rien leurs grandes finesse de traitement et qualité artistique.
« The Maggie » commence sans plus de préambule. Tout à trac, un vieil « puffer » amarre à quai, « The Maggie », avec sa cheminée cabossée et son pont encrassé. Le capitaine MacTaggart, rattrapé par son alcoolisme, en sort, suivi par son second et son mécanicien rabougri. Au passage, il intime à Dougie, le jeune mousse, l’ordre de rester à bord pour briquer les lumières, pendant que tous trois filent au pub local. La réputation de MacTaggart est connue mille lieues à la ronde : noceur, mauvais payeur, faiseur d’esclandres ; c’est un exploiteur qui semble réchappé d’un roman de Dickens. Dès qu’ils aperçoivent la silhouette vétuste du rafiot dans le port, les inspecteurs maritimes s’empressent de monter à bord pour lui retirer l’autorisation de transporter des marchandises. Le destin du Maggie et de tout l’équipage semble scellé : sous peine de débourser les 300 livres nécessaires pour réparer la cale, le bateau restera définitivement à quai. Mais MacTaggart est loin de s’avouer vaincu : profitant d’une pénurie ponctuelle de navires, il abuse Marshall, un magnat américain qui souhaite s’installer avec son épouse sur une île écossaise, et doit transporter pour cela un équipement domestique fastueux. Sauf que le navire, dont chacun s’est gardé de décrire l’état, est loin de satisfaire aux normes les plus élémentaires de sécurité. Quand Marshall apprend la supercherie, il tente d’annuler le contrat, davantage par orgueil que par peur d’avarie, d’autant que la presse locale s’amuse à relayer cette histoire qui le ridiculise. Commence alors une longue course poursuite entre Marshall et MacTaggart. Le dernier emploiera toutes les ruses possibles pour garder la cargaison jusqu’au bout et la livrer à bon port. S’il y parvient, il empochera la somme promise : une aubaine inespérée pour sauver le « Maggie ».
L’intrigue, à première vue, semble cousue de fil blanc ; un simple prétexte à exploiter des différends de culture et de mentalité. C’est une vieille écosse ancestrale, celle de MacTaggart, précipité populaire de sagesse empirique et d’irrévérence, qui se coltine avec les cols blancs du capitalisme industriel et bureaucratique montant, concentré en la figure de Marshall, une sorte d’ours carnassier dont le fond d’enfance et d’humanité ressurgit au gré des humiliations subies. Car pour éviter que MacTaggart lui file entre les doigts, Marshall finit par s’embarquer lui-même sur le Maggie, afin de contraindre l’équipage de décharger la cargaison, au premier port venu. Pour l’éviter, le capitaine MacTaggart s’évertue à provoquer une série de contretemps qu’il étire à satiété, l’air candide et désolé. Chaque escale, chaque marée, ascendante ou descendante, sert de prétexte pour retarder l’échéance, et pousser dans ses retranchements l’américain, incarnation on ne peut plus opposée, des valeurs contemporaines d’efficacité et de rentabilité.
Au fond, le manichéisme du conflit est assez schématique, mais le traitement rocambolesque des situations, et la qualité de l’interprétation, mélange de truculence et de subtilité expressive, donne une profondeur insoupçonnée au récit. Au-delà de sa gentille morale, un rien populiste, et de son timing divertissant, « The Maggie », mine de rien, dessine une épopée humaine, un presque rien et presque tout ; l’intervalle mineur mais enchanté d’un moment partagé. MacTaggart et son équipage dépenaillé y gagneront un sursis d’existence. Marshall, plus que pigeonné, laissera sombrer son arrogance et son autorité pour un temps, tout au fond de l’eau. Mais malgré l’aventure vécue, rien n’aura bougé entre ces deux mondes, inconciliables. Et Mackendrick, comme le petit mousse Dougie qui claironnait au début du film un « Good luck » moqueur dans le dos de Pusey (l’administrateur très guindé de Marshall), referme le récit sur une boucle. La même formule ironique consacre le surplace de l’histoire : un retour exact au point de départ. Cette fois-ci, Dougie lance la réplique à Marshall, en guise de salut complice et de risée ultime.
A partir d’une intrigue mineure, et d’un pittoresque pourtant outrancier, Mackendrick brosse de larges aventures qui rivalisent avec les grosses productions américaines. Ce pied de nez, pas tout à fait fortuit, reproduit celui de la fiction. Il constitue la métaphore à peine voilée d’un « patriotisme » culturel et cinématographique ; une forme de résistance à l’anglaise, le sourire en coin, d’une ironie aussi féroce que tendre. Le contraste entre la petitesse des enjeux dramatiques (perdre ou non un rafiot qui n’a pas d’autre valeur que sentimentale, à l’instar du vieil capitaine alcoolique auquel on s’est attaché malgré tout) et la démesure des rebondissements maritimes, est déjà en soi un concentré d’humour burlesque et poétique. Une sorte d’Iliade d’humbles et très humaines canailles. Pour autant, s’il est certain que ces ingrédients faisaient partie d’un calcul de séduction, qui misait sur la sympathie du public, sur son identification aux imperfections et à la gouaille des personnages, il n’en demeure pas moins que le résultat cinématographique dépassait lui, toutes les intentions « partisanes » et « commerciales ». Ce qui se joue avant tout, c’est un amour du cinéma, qui tire sans rupture vers le réalisme (la restitution quasi documentaire de l’univers maritime et de l’insularisme écossais) ou vers un fantastique social assez doux, grâce à la superbe photographie expressionniste en noir et blanc de Gordon Dines. Art du spectacle donc, mais aussi de la « galerie », avec une abondance de personnages, tous traités jusqu’au plus infime des rôles secondaires, pour que chacun d’eux garde une vivacité de traits et d’expressions, et alimente le microcosme de la fiction, une petite société généreusement incarnée. Cet humanisme-là, comique, capricieux et toujours singulier, se retrouve chez d’autres grands anglais, parmi les plus fins modélistes : David Lean (jusque dans ses grandes réalisations internationales) et évidemment le duo incontournable, Powell et Pressburger. Soit une manière d’envisager le récit par le menu détail humain, sans excès de démagogie, pour atteindre le sublime rêveur des aventures cinématographiques, et l’intelligence du divertissement.
Alexander Mackendrick « The Maggie » (1954)
reprise au cinéma depuis le 16 décembre 2015
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